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En réaction à l’actualité de Lyautey, RMG 54 Douglas Porch : "The conquest of Morocco"

Revue militaire n°55
Histoire & stratégie
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Faut-il relire Lyautey ? » Plus de cent ans après la prise de Taza et après que la « méthode Lyautey » nous a été servie « à toutes les sauces » pendant dix ans, avec le succès que l’on sait, comme référence des théories de la counter insurgency américaine et de la doctrine française de contre rébellion, le temps semble venu d’essayer de démêler, derrière l’écran des thuriféraires, la vérité du mythe.


L’exercice oblige à affronter deux périls. D’un côté, la critique touche à un des mythes fondateurs de l’armée française, donc à sa cohésion, à sa culture profonde, à son être même : l’idée selon laquelle l’armée française aurait, plus que toute autre, la capacité (peut-être même la vocation ?) à pacifier les peuples belliqueux par l’usage de la persuasion bienveillante plutôt que par la force. D’un autre côté, toute critique de ce mythe fondateur risque de flirter dangereusement avec les idées des courants anticoloniaux et antimilitaristes. D’où l’intérêt de suivre un historien aussi étranger à nos querelles et indépendant de nos autorités morales qu’insensible à nos affects de tous bords.

 

Historien américain marié à une Française et auteur d’une thèse sur l’évolution de l’armée française entre 1870 et 19141 puis de plusieurs ouvrages notamment sur l’armée et les aventures coloniales françaises2, Monsieur Douglas Porch nous donnait déjà il y 30 ans une étude fouillée des événements de 1902 à 1914 dans leur environnement local et international, sous la forme d’un récit d’aventure bigarré, ponctué de portraits « taillés au couteau », de scènes de genre pittoresques (la mehalla du Sultan en campagne, une revue militaire sous les murs de Fez, etc.), et de considérations brutales sur la réalité et l’efficacité des doctrines mises en oeuvre par les conquérants, à commencer par la « méthode Lyautey ». L’ensemble se lit comme un excellent roman historique, mais très loin de l’esprit du « Livre d’or de la Légion étrangère ».

 

L’auteur retrace les grandes étapes qui jalonnèrent la conquête depuis les combats de Taghit et d’El Moungar sur les confins algéro-marocains en août et septembre 1903 : l’arrivée de Lyautey au commandement du sud-oranais, sa réforme des troupes et des méthodes, l’occupation de Béchar et de Ras-el-Aïn (rebaptisés Colomb et Berguent afin de décevoir les oppositions gouvernementales) ; la révolte de Bou Hamara à Taza puis l’ascension et les méfaits d’El Raisuni dans le Rif ; le « coup de Tanger » en 1905 et la convention d’Algésiras ; l’émeute et le bombardement de Casablanca en 1907 ; la révolte de Madani-el-Glaoui dans le sud et la désastreuse campagne de la Chaouiia, conclue par l’abdication du Sultan que les Français avaient soutenu ; le soulèvement des Beni Snassen et les combats de Bou Denib en 1908, première mise à l’épreuve sérieuse de la « méthode » Lyautey ; les désordres de 1908 et 1909, consécutifs à l’avènement de Moulay Hafid et aux rivalités franco-allemandes cristallisées dans « l’affaire des déserteurs de Casablanca » ; la prise de contrôle de l’armée chérifienne par la mission militaire française du colonel Mangin en 1910 et ce qui devait en résulter, l’expédition de 1911 contre les Cherarda, le premier siège de Fez mené par les Beni M’Tir et la lente marche de la colonne de secours du général Moniers ; l’annonce du traité de protectorat, la mutinerie de Fez d’avril 1912 et les fortes tensions entre responsables militaires et diplomatiques français à Fez débouchant sur le rappel de Lyautey comme résident général ; l’arrivée de Lyautey et le deuxième siège de Fez ; l’abdication de Moulay Hafid et le soulèvement d’El Hiba dans le Sud en août 1912, faisant peser la menace d’une révolution nationale ; la prise de Marrakech par le général Mangin à la fin de septembre 1912 et l’accord avec les Grands Caïds de l’Atlas ; la pacification des tribus Zaer ; la campagne de Franchet d’Espérey autour d’Essaouira l’hiver 1912-1913 et la coûteuse prise de Kasbah Tadla par Mangin en avril 1913 ; l’entrée des généraux Gouraud et Baumgarten dans Taza en mai 1914, la politique de consolidation qui suivit l’entrée en guerre et le dangereux « accroc » de l’affaire de Khénifra.

 

Le fil du récit amène l’auteur à détailler et discuter les bases essentielles de la « méthode Lyautey », une méthode fondée sur l’expérience tonkinoise et malgache (la « méthode Gallieni ») que Lyautey oppose à la méthode algérienne qu’il méprise comme à la méthode « soudanaise » qu’il abhorre. Au plan tactique, la méthode consiste à nomadiser en permanence à partir de postes importants, à appliquer à l’adversaire ses propres méthodes, opposant le contre-djich au djich afin de ne laisser aucune incursion impunie. Pour éviter les opérations importantes trop destructrices mais surtout trop visibles, Lyautey fait fond sur les tactiques locales, sur une « intelligence de situation » procurée par les officiers du Service des Affaires Indigènes, et sur l’emploi d’indigènes, goumiers, sahariens, etc. Au plan stratégique, il privilégie la combinaison de la carotte (l’intérêt économique notamment, par la création de marchés « francs » à la limite des zones dissidentes) et du bâton (les expéditions punitives sur le modèle local du rezzou et non sur le modèle occidental, lourd et destructeur, en usage chez les « Soudanais »). Une des idées fondamentales de la méthode est que la conquête sera l’oeuvre des Marocains eux-mêmes, convaincus de leur intérêt, et Lyautey privilégiera toujours au plan politique, le protectorat à la colonisation, un gouvernement indirect par des élites locales au gouvernement direct mis en oeuvre en Algérie.

 

Douglas Porch pose la question de l’efficacité de ladite méthode, voire de sa réalité et de la sincérité du discours dans lequel elle s’expose (notamment les discours et les lettres de Lyautey dont il observe que l’essentiel a été trié, sélectionné, amendé et publié par Lyautey lui-même et non par quelque admirateur posthume). Telle qu’il la raconte, la conquête est l’entreprise de militaires et de diplomates convaincus de servir l’intérêt de la France mais aussi des Marocains, mais qui agissent de leur propre initiative, à l’encontre des directives de leur gouvernement et de l’opinion du pays. Chacune de leurs initiatives étant conçue en fonction d’appréciations erronées fondées sur une connaissance superficielle du pays, déclenche une réaction contraire à l’effet espéré, en conséquence de quoi la conquête consiste en une succession de crises aussi violentes qu’inattendues dont les Français finissent toujours par se sortir par la force des armes au prix de pertes humaines énormes.

 

L’auteur observe, par exemple, que l’ouverture d’un marché « à prix cassés » sur la frontière, au lieu d’amener les habitants du voisinage dans les bras des Français, avait surtout eu pour effet de menacer des intérêts économiques très importants dans la profondeur du territoire, provoquant une coalition contre les Français. De même, l’idée que les tribus pacifiées allaient en « conquérir » d’autres reposait sur une profonde ignorance de la société marocaine puisque le pillage était le seul but légitime de la guerre entre les tribus. L’extrême violence des différentes étapes de la conquête dément finalement l’idée que celle-ci se serait faite presque pacifiquement par la persuasion plus que par la force.

 

Douglas Porch voit finalement dans la « méthode Lyautey » un instrument destiné à vaincre, non la résistance des dissidents au Maroc, mais celle des opposants en métropole, adversaires finalement beaucoup plus dangereux que les tribus berbères. Il montre de façon convaincante comment Lyautey, personnage réputé hostile par principe au personnel politique républicain, entretient ses réseaux politiques et utilise son « discours de la méthode » pour tromper les gouvernements, endormir les partis anti-coloniaux aux Chambres et armer au contraire le parti colonialiste. En montrant que Lyautey n’hésite pas lorsqu’il le faut à recourir à la force, il souligne à quel point son hostilité aux grandes opérations à grand renfort de canon, méthode chère aux officiers de « l’école soudanaise », est avant tout de façade et motivée par le souci d’éviter d’alerter l’opinion anti-coloniale.

 

La préface ajoutée par l’auteur dans l’édition de 2005, alors que les campagnes de counter insurgency battaient leur plein en Afghanistan et en Irak, n’est pas la moins intéressante de l’ouvrage. L’auteur y fait une critique convaincante des idées en vogue, qu’il fait remonter à la théorie de « la fin de l’histoire » de Fukuyama. Dans cet esprit, les théories de la globalisation du monde qui s’expriment aujourd’hui (et les politiques réelles, notamment américaines, que ces théories justifient) ne seraient finalement qu’un ultime avatar des mêmes idées élaborées à la fin du XIXe siècle par les colonialistes européens comme Lyautey. Et, comme ce fut le cas à l’époque, elles ont pour résultat réel une aggravation des résistances des pays et des peuples, résistances auxquelles répond obligatoirement une violence croissante.

 

On n’est pas obligé de partager toutes les conclusions de l’auteur. Notamment, le fait que son étude s’arrête à 1914 permet d’objecter que les années suivantes auraient pu amener à juger différemment l’efficacité d’une méthode dont les effets mirent nécessairement du temps à se déployer. Impossible cependant au militaire d’éluder les « questions-qui-fâchent » tant la somme des témoignages et des faits concordants viennent remettre en cause nos certitudes les plus ancrées.

 

Pour finir, l’ouvrage devrait nous amener à questionner la pertinence d’un autre tabou militaro-politique du moment, la capacité des militaires à régler pacifiquement les crises, traduite dans le concept interalliés d’approche globale ou comprehensive approach. Alors qu’on va répétant « qu’aujourd’hui, il n’y a plus de solution militaire aux conflits », nous ne cessons d’expliquer que nous avons la capacité à régler les conflits grâce à une méthode héritée de la « conquête des coeurs et des esprits ». Si la « méthode Lyautey » était peut-être un piège tendu aux politiques par les militaires et les diplomates, son avatar contemporain pourrait bien se révéler le contraire.

                                          

 

1 « The march to the Marne : the French army 1871-1914 », 1981, réédition Cambridge University press, 2010.

2 « The conquest of Sahara » ; « The conquest of Morocco » ; « The French foreign legion » (publié en Français) ; « The French secret services from the Dreyfus affair to the Gulf War » (publié en Français) ; « The path to victory: the Mediterranean theater in World War II » ; « Counter-insurgency: exposing the myths of the new way of war ».

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Titre : En réaction à l’actualité de Lyautey, RMG 54 Douglas Porch : "The conquest of Morocco"
Auteur(s) : le colonel Christophe de LAJUDIE
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