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Georges VALOIS (1878-1945)

cahier de la pensée mili-Terre
Histoire & stratégie
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Anarchiste à vingt ans, monarchiste d’Action française à trente, fasciste à cinquante, puis républicain non-conformiste, résistant et déporté à Bergen-Belsen où il mourut du typhus à soixante-sept ans, Georges Valois a eu une trajectoire des plus originales. Tour à tour commis à Singapour, précepteur à Moscou et éditeur à Paris, il a connu le petit peuple autant que la haute aristocratie.


Lecteur de Proudhon, Sorel et Nietzsche, il a été, de 1906 à 1924, le disciple de Maurras avec lequel il s’est ensuite brouillé, puis l’ami de Déat comme de Mendès-France. Au cœur de cette vie trépidante, une expérience centrale: la Grande Guerre et Verdun. Inutile de dire que Valois n’était pas homme à y faire de la figuration: il fut vite à la tête d’un de ces corps francs plus souvent aux avant-postes ou dans les lignes ennemies qu’au fond des abris. C’est donc un «officier de la guerre, dont l’éducation militaire s’est faite à la guerre, et dont l’esprit est libre de tout préjugé d’école», selon ses propres termes, qui publie début 1918 «Le cheval de Troie – Essai sur la philosophie et sur la conduite de la guerre»[1]. L’essentiel de l’ouvrage est écrit entre le printemps et l’automne 1917, soit à une période où l’armée française se remet peu à peu du désastre du Chemin des Dames et des mutineries qui l’ont suivi, et au moment où les Empires centraux accumulent les succès sur le front italien et sur le front russe. L’heure approche où les Allemands seront à même de lancer leur suprême offensive contre Paris. Remotiver les Français pour leur permettre de parer le coup, définir les moyens d’une contre-offensive victorieuse, telles sont les ambitions de Valois. Mais, comme l’indique son sous-titre, c’est en philosophe qu’il s’y attelle, et voilà pourquoi Le cheval de Troie dépasse de beaucoup son contexte. À travers le cas particulier de la guerre totale, on y trouve une véritable grammaire de la stratégie, c’est-à-dire une réflexion sur l’interdépendance des buts politiques et des moyens militaires.

 

Aux origines de la guerre totale

L’expression «guerre totale» a été popularisée par Léon Daudet dans L’Action française du 11 mars 1916, puis dans un ouvrage paru en 1918 dont l’éditeur n’était autre que Valois. Daudet y définissait la guerre totale comme la mobilisation de tous les moyens civils au bénéfice de l’effort militaire et en imputait la paternité à la mégalomanie allemande[2]. Valois n’est pas plus tendre avec l’Allemagne, qu’il appelle «l’ennemie du genre humain». Mais quelles qu’aient été les responsabilités immédiates de Berlin dans le déclenchement, puis la radicalisation du conflit, notre stratège-philosophe voit en la guerre totale l’aboutissement logique de tendances beaucoup plus anciennes, beaucoup plus profondes et beaucoup plus générales: «Rousseau et Kant sont aux origines philosophiques du système d’idées qui a entraîné l’Europe au service militaire obligatoire», lequel a débouché sur la Grande Guerre. Cette thèse avait déjà été soutenue par Maurras[3], mais Valois en donne une démonstration particulièrement convaincante.

Sous l’Ancien Régime, rappelle-t-il, les guerres mettaient en lice des armées de métier. Leurs cadres étaient fournis par l’aristocratie, qui acquittait ainsi l’impôt du sang sur lequel reposaient ses privilèges; quant à leurs soldats, c’étaient des volontaires engagés à titre onéreux. Le coût de telles armées limitait leur format, d’autant que les moyens financiers de l’État étaient eux-mêmes limités par les exemptions fiscales dont jouissaient la noblesse et le clergé. Aussi les rois devaient-ils borner leurs ambitions: ils ne se livraient que des «guerres atténuées où l’on se tuait le moins possible» et qui se soldaient non par l’élimination d’un des protagonistes, mais au plus par l’annexion d’une province. À cet avantage très réel, Rousseau, Kant et leurs émules, opposèrent un système idéaliste visant à «réaliser l’égalité, imposer à tous la loi du devoir, rendre impossible la constitution de privilèges». Ils jugeaient inadmissible que la noblesse monopolisât le commandement des troupes et que celles-ci fussent composées de pauvres hères n’ayant pas d’autre moyen d’assurer leur subsistance. Il fallait donc que l’impôt du sang devînt une obligation universelle, contrepartie de l’égalité des droits dont les dernières générations des Lumières attendaient le bonheur de l’humanité.

Que ces idées aient séduit les «braves gens», Valois le comprend. Mais c’est d’après leurs résultats concrets qu’il entend les juger. Dès le temps de paix tout d’abord, le service militaire universel a représenté une charge insupportable pour les peuples d’Europe. Il était à la fois une contrainte financière, la gratuité de la ressource humaine ne pouvant faire oublier le coût exorbitant de son équipement et de son entretien, une contrainte économique, le conscrit étant soustrait à l’activité civile, une contrainte psychologique enfin, le surarmement entretenant un dangereux climat de nervosité dans les chancelleries et les opinions publiques. Bref, «le système des armées nationales acculait toutes les nations, et la civilisation même, dans une impasse» dont l’Allemagne a cru pouvoir sortir par une offensive brusquée.

Non contente d’avoir été l’une des causes de la Grande Guerre, la conscription lui a donné son caractère apocalyptique. «Ce système, où le recrutement de l’homme est gratuit, est infiniment plus coûteux pour une nation que le recrutement onéreux. Il fait perdre de vue à tous, chefs civils ou militaires, le prix matériel de la vie d’un homme; il ne lui laisse que le sentiment du prix moral de cette existence. Ne nous faisons pas d’illusions: ce sentiment est bien moins efficace que l’intérêt. Quand les chefs, quand l’État savent que le recrutement d’un soldat leur impose une dépense élevée, il se crée un état d’esprit qui porte les chefs civils et militaires à être ménagers de la vie des hommes. Avec le recrutement gratuit, nul n’est animé de cet esprit, et l’armée nationale dévore les citoyens d’une nation». Le carnage s’apparente en outre à un mouvement auto-entretenu, car il excite tant de haine entre les belligérants que toute idée de paix négociée disparaît: la seule issue concevable est l’anéantissement de l’ennemi. Les belles abstractions du XVIIIème siècle ont donc débouché sur les horribles tueries du XXème. Aux «guerres de princes» conduites en vue de buts raisonnables, c’est-à-dire limités, succèdent les «guerres de peuples, et sans pitié», qui ramènent l’humanité à «la pire barbarie», aux temps des «grandes invasions».

 

L’idéologie à l’épreuve des faits

Outre ses désastreuses conséquences humaines, l’idéalisme des Lumières s’est avéré complètement inadapté aux réalités de la guerre qu’il a engendrée; aussi l’armée de 1917 n’a-t-elle plus rien à voir avec celle de 1914. Conformément au principe égalitaire, celle-ci constituait une masse homogène, la grande majorité des soldats étant des fantassins formés au maniement d’une seule arme, le fusil. On n’envisageait alors qu’une guerre courte, toute de mouvements et de combats en rase campagne. C’était ne pas voir que les énormes effectifs en présence – autre conséquence de la conscription – allaient entraîner la constitution d’un front continu et, par conséquent, le passage à une interminable guerre de positions. Or cette dernière exige une diversification des fonctions: il faut des terrassiers pour creuser les tranchées, des charpentiers pour les étançonner, des mitrailleurs pour les défendre, de plus en plus d’artilleurs et de servants de mortiers pour détruire les abris ennemis, etc... L’effarante consommation de munitions qu’impose ce type de guerre excède en outre les stocks prévus pour une brève campagne: on a donc dû affecter dans les usines d’armement quantité d’ouvriers, initialement mobilisés comme fantassins. Ainsi, «depuis la fin de 1914, l’armée française n’est plus une armée strictement nationale où l’impôt du sang est également payé par tous les citoyens valides». Elle s’est scindée en une armée de première ligne, devenue véritable «armée de métier» par l’expérience tactique qu’elle a acquise, et une armée de l’arrière, vouée à d’autres tâches que le combat.

Pareille spécialisation est en elle-même une bonne chose, car elle se conforme à ces réalités fondamentales que sont d’une part l’inégalité des aptitudes, et d’autre part la division du travail propre à toute société développée. Mais les séquelles du dogme égalitariste se font toujours sentir. En effet, la mobilisation ayant brassé les compétences professionnelles de façon aléatoire, on n’a pu les exploiter rationnellement lorsque l’évolution de la guerre a imposé une diversification des tâches: des instituteurs se sont retrouvés terrassiers, des commerçants charpentiers, des avocats conducteurs de travaux, etc..., d’où un prodigieux gaspillage de temps, de sueur et d’argent, aggravé par la gratuité du travail et des matériaux. À cet égard, «le principe animant l’organisation de l’armée est celui du socialisme communiste». Comment nommer autrement un système où la hiérarchie affecte les soldats à telle ou telle tâche sans égard pour leurs aptitudes, où «tout est à tous», et où chacun reçoit sa subsistance de l’État indépendamment de la quantité ou de la qualité des services rendus? «Il n’y a rien de plus coûteux que cette organisation où nul n’est intéressé matériellement à la bonne exécution des travaux; où nul ne peut être averti, par son intérêt personnel, par la perte de son bien propre ou de son gain, que son travail est mal organisé; où tout le monde perd la notion du prix des choses, du prix du temps, du prix des hommes, et où tous sentent se dissoudre leur volonté de mieux faire, leur esprit d’initiative, leur ardeur au travail, parce qu’il n’y a presque rien à gagner à les manifester».

Dans ces conditions, la seule façon d’arriver malgré tout à quelque chose est l’hypercontrôle, lui aussi caractéristique du système communiste: il faut un encadrement démultiplié ainsi qu’une débauche de circulaires pour limiter le gaspillage, punir les tire-au-flanc et empêcher tout un chacun d’abuser de la gratuité en prenant plus que sa part des vivres ou du matériel. Mais le remède ne vaut pas mieux que le mal, car cette cohorte de surveillants et de bureaucrates représente elle-même une ruineuse immobilisation de ressources humaines. En outre, qui contrôle les contrôleurs? Ces nomenklaturistes avant la lettre sont les mieux placés pour se vautrer dans les abus qu’ils ont mission de réprimer. Valois relève ainsi que le tiers des matériaux de construction destinés aux tranchées sont prélevés par les arrières, que les moutons arrivant dans les cantonnements n’ont plus de pattes, que le vin du troupier est coupé d’eau, etc... On est loin du soldat-citoyen vertueux rêvé par les Lumières, tout entier animé par le sentiment du Devoir et constamment prêt à se sacrifier pour la collectivité. «Comme chacun a pour lui-même un peu plus d’amour que pour son prochain, le système ne tient pas, et cette armée égalitaire est devenue, par la force des choses, le lieu où se constituent les plus solides privilèges. Et on voit ce paradoxe que celui qui devrait avoir le plus d’avantages, le Combattant, est précisément celui qui en a le moins».

Or «ces misérables questions de cuisine, de logement, d’entretien, se raccordent à la plus haute stratégie, car, si elles ne sont pas résolues d’une manière satisfaisante, la valeur des troupes baisse sensiblement». C’est bien évidemment aux mutineries du printemps 1917 que songe ici Valois. Il note d’ailleurs que les réformes impulsées depuis lors – sollicitude accrue pour les hommes du front, adoption de normes de travail inspirées des entreprises civiles pour ceux de l’arrière – ont commencé à améliorer les choses. Mais il faut aller plus loin, procéder à un véritable renversement des principes, se débarrasser en un mot du «pur kantisme»: «Il est absolument nécessaire de modifier profondément la condition des combattants qui, appelés au nom des principes de l’armée nationale, se trouvent soumis au régime de l’armée combattante de métier, sans en avoir les avantages. Le service militaire accompli au nom du Devoir désintéressé était une chimère. Il faut poser en principe que le combattant acquiert un droit particulier, moral et matériel, que la nation doit reconnaître. Il s’agit de substituer l’Honneur, l’Intérêt, la Différenciation, seuls efficaces, à la Conscience, au Devoir et à l’Égalité, principes faux devenus inapplicables et inintelligibles».

 

 

Quels buts de guerre?

Améliorer le quotidien de la troupe est certes une condition du succès, mais non la seule: il faut encore lui proposer des buts de guerre conformes à ses attentes. Or, sur ce terrain encore, l’idéologie des Lumières a joué de très mauvais tours à la France. Avant 1914, le pays vivait sur le mythe selon lequel l’humanité s’acheminait vers la paix perpétuelle, ce qui n’était certes pas la meilleure manière de se préparer à la guerre. Puis, malgré le démenti cinglant que lui infligeaient les événements, «la France officielle a laissé croire que nous faisions la Guerre à la Guerre et non à l’Allemagne»: il s’agissait, à l’entendre, de jeter bas le régime impérial et militariste de Guillaume II, ultime obstacle au règne du droit, de la démocratie et de la civilisation. «On pourrait constituer une petite armée de volontaires pour l’une de ces idées», objecte Valois, «mais une armée de soldats-citoyens est insensible à ces merveilleuses abstractions». Si nécessaire, en effet, que soit la défense de la civilisation, elle ne motive le soldat que pendant ses permissions, lorsqu’il a le temps d’écouter sa raison. En première ligne, ce sont au contraire les passions qui prédominent. Elles n’ont, d’ailleurs, rien à voir avec l’héroïsme grandiloquent dont parle la propagande officielle: «Contrairement à ce que l’on a trop raconté à l’arrière, les soldats ne sont pas impatients d’aller au combat». Ce qui les soutient, c’est d’abord le sens de l’honneur, qui leur impose de ne pas flancher devant les camarades. C’est ensuite «le dégoût, la haine de l’Allemand» qui, en attaquant la France, les a arrachés à leurs familles, à leurs villages et à leurs métiers, pour les plonger dans l’enfer des tranchées. C’est enfin le ferme désir de se payer sur l’Allemagne vaincue.

Bien entendu, l’idéologie kantienne du pur Devoir ne peut admettre ces motivations: tel qu’elle se l’imagine, le citoyen-soldat est absolument désintéressé et rêve de s’immoler pour la démocratie. Rien de plus dangereux que ces idées, juge Valois. D’abord parce que leur idéalisme inhibe l’instinct guerrier: «Les discours officiels, les commentaires de la presse, ont contribué à donner aux soldats une sorte d’idéal militaire à rebours, cet idéal absurde qu’exprime le Chant des Girondins[4] où l’on exalte la mort pour la patrie plus que la victoire. Cet amour passif du Droit nous a trop portés à trouver plus de grandeur dans nos sacrifices que dans nos succès. Rappelons-nous que la tâche du soldat est non pas de mourir, mais de braver la mort, de la donner et de vaincre». En deuxième lieu, l’exaltation de la démocratie est dangereuse en temps de guerre, car elle peut se retourner contre la discipline militaire: on vient de le voir avec la Révolution russe, véritable bénédiction pour l’Allemagne. Enfin, et surtout, la démocratie universelle dont rêvent les disciples de Kant se concrétiserait par une Société des Nations ouverte à tous, y compris aux vaincus. Mais cela exclut que l’on fasse payer l’Allemagne. «Le soldat est désarmé du coup; il n’aperçoit plus aucun moyen de mettre à la charge de l’agresseur les frais de la guerre».

Là est bien le nœud du problème: pour remotiver le troupier, il faut lui proposer «un but de guerre qui satisfasse ses intérêts privés», lui assurer «un autre paiement que la Croix de Guerre ou la Croix de bois», en un mot, lui garantir «le remboursement de ses pertes individuelles ou familiales», comme le demande Maurras dans son célèbre manifeste La part du Combattant. C’est affaire de stricte justice, tout le monde en convient désormais. Toutefois, les idéalistes qui ne veulent pas faire payer l’Allemagne n’ont d’autre recours que de proposer l’indemnisation des soldats par le gouvernement français: «Autant dire que nous aurions à payer nous-mêmes, sous la forme de l’impôt, nos propres indemnités», objecte Valois! Bref, tout autre objectif qu’une victoire totale livrant le territoire ennemi aux Alliés jouerait nécessairement au bénéfice de l’Allemagne. Celle-ci finance, d’ailleurs, certaines officines d’extrême-gauche qui répandent l’idée d’une paix négociée. Mais l’Allemagne aborderait ces négociations en position favorable, forte des immenses espaces qu’elle a conquis sur la Russie et, de la sorte, elle gagnerait la guerre.

 

Quelles tactiques?

Puisqu’aucun compromis politique n’est possible, la conduite de la guerre doit viser un objectif purement militaire, à savoir «l’anéantissement des forces organisées de l’ennemi». Mais nul ne sait comment y parvenir. Depuis 1915, en effet, toutes les offensives lancées sur le front occidental se sont avérées impuissantes à vaincre les réseaux de barbelés et de tranchées défendus par un feu toujours plus dense. Devant ce défi, «des militaires peu perspicaces, des journalistes pressés et des sociologues bornés ont cru discerner le renversement des lois de la guerre». Ils ont proclamé l’avènement d’un nouveau type de confrontation, la guerre de positions ou «guerre scientifique», dont les «lois nouvelles» se résumeraient à trois articles: les fronts fortifiés sont inviolables; le feu prime désormais sur la manœuvre, n’en déplaise aux «militaires attardés dans les idées napoléoniennes»; la décision ne peut être obtenue que par l’usure du potentiel ennemi.

Toutes ces assertions, Valois les rejette. Elles sont, à ses yeux, caractéristiques de la philosophie dominante, d’origine révolutionnaire, selon laquelle le monde est régi par la loi du Devenir. Professant la métaphysique réaliste d’Aristote et de Saint Thomas d’Aquin, Valois pense au contraire que l’Être surdétermine le Devenir; en d’autres termes, que les transformations apparentes des choses n’altèrent pas leur réalité substantielle. Il en est ainsi de la guerre: ses procédés ont beau se transformer sous l’effet des évolutions techniques, politiques et sociales, ses principes restent immuables. Dès lors, la tâche de la pensée militaire n’est pas de découvrir de nouveaux principes, mais de définir la juste articulation entre les procédés d’aujourd’hui et les principes de toujours[5].

Envisagée sous cet angle, la guerre des tranchées n’a pas la nouveauté qu’on lui prête: elle est seulement la forme moderne prise par la guerre de siège. Elle a, d’autre part, ses propres procédés, mais pas ses propres lois: «Les principes de combat sur le terrain des tranchées sont exactement ceux de la bataille de mouvement. Un système de tranchées est abordé, enfoncé, enveloppé selon les méthodes (concentration, préparation, approche, assaut) qui valent dans la guerre de mouvement». Dès lors, mieux vaut admettre qu’au fond «la guerre des tranchées n’existe pas» et qu’il y a plutôt une guerre contre les tranchées ou une guerre malgré les tranchées. La bataille d’artillerie, invoquée par les prétendus novateurs est, elle aussi, un mythe, car «l’artillerie bouleverse les défenses, mais, quelle que soit sa puissance, elle peut décimer les troupes, elle ne les détruit pas». Même à Verdun, où les Allemands ont pourtant procédé à des bombardements d’une extrême violence, la décision a été faite par l’infanterie. Quant à l’idée d’obtenir la victoire par une guerre d’usure, elle est absurde puisque les Alliés s’y useraient autant que l’Allemagne.

Ainsi donc, «la Face terrible n’a pas changé, et elle prononce les mêmes commandements qu’autrefois. Devant les réseaux de fils de fer barbelés comme au pied des remparts de Troie, il faut que l’intelligence trouve le moyen de porter la terreur et la mort de l’autre côté des murs qui en défendent l’ennemi». Il s’agit, en un mot, de relancer la guerre de mouvement, «la seule qui puisse être décisive» et, pour cela, d’annuler ou de surmonter le retranchement. Annuler le retranchement est le but assigné au char d’assaut, auquel Valois a consacré quelques notes dès 1915; fin 1917, ce nouveau cheval de Troie commence à donner satisfaction au plan tactique mais, pour en obtenir un succès stratégique, «il faudrait des machines beaucoup plus puissantes, non vulnérables, capables de porter dans leurs flancs des groupes d’infanterie». Surmonter le retranchement grâce à l’aviation supposerait que celle-ci puisse frapper les villes ennemies et débarquer des troupes derrière le front; on en est encore loin. En revanche, on peut d’ores et déjà pratiquer «la guerre d’arrière-front». Elle consiste à financer des éléments subversifs qui, sous couvert de pacifisme, fomenteront la révolution chez l’ennemi. Cet autre cheval de Troie est une arme très efficace contre des armées de conscription, car elles sont constamment en proie au doute et ne peuvent tenir que si elles se savent épaulées par l’arrière. Les Allemands ont utilisé la subversion avec succès en Russie: aux Alliés de leur rendre la monnaie de leur pièce dans la Mitteleuropa.

Aucun procédé ne sera cependant assez efficace pour provoquer à lui seul le retour à la guerre de mouvement, avertit Valois. La décision ne peut venir que de «la liaison générale de ces moyens, parfaitement dosés, combinée avec plusieurs attaques frontales simultanées où la surprise jouera grâce à la manœuvre intérieure». L’entrée en lice des États-Unis doit prochainement donner aux Alliés la supériorité numérique permettant ces offensives simultanées. Mais il faudra, à ce moment, se souvenir du conseil d’Ulysse devant Troie: «Le commandement de plusieurs n’est pas bon: qu’il y ait un seul chef…»

 

Conclusion

Reprise du mouvement, recours aux chars d’assaut, développement de l’aviation, engagement américain, offensives multiples, nomination d’un généralissime interallié en la personne de Foch, action subversive enfin, débouchant sur la dislocation de l’Autriche-Hongrie et sur la révolution allemande: les moyens qui donnèrent la victoire aux Alliés en novembre 1918 furent ceux que Valois avait indiqués un an plus tôt. Encore a-t-il fallu que le soldat français tienne jusqu’à l’arrivée très tardive des troupes américaines. Ses motivations sont aujourd’hui connues par le dépouillement des correspondances privées. Sur un point précis, elles amènent à nuancer la description de Valois: la notion de devoir inculquée par l’école républicaine est omniprésente sous la plume des combattants. Ceux-ci n’en sont pas moins conformes au portrait qu’en fait Valois, car le devoir qu’ils invoquent joue d’abord envers leurs camarades, leurs familles, leurs villages, la France charnelle. Non seulement les références aux notions abstraites, droit ou démocratie, n’arrivent qu’en second échelon, mais elles deviennent très rares lorsque les combats s’intensifient, la famille restant alors la seule réalité pour laquelle le soldat accepte de risquer sa peau. De plus, la haine de l’Allemand est constante: c’est dans l’entre-deux guerres seulement que les anciens combattants se convertiront au pacifisme et aux idéaux de la SDN. Constante aussi l’idée qu’ayant déclenché la guerre, l’Allemagne devra la payer de ses deniers, d’où la popularité de la campagne lancée par l’Action française en faveur de la «part du Combattant».

Aujourd’hui, les historiens s’accordent à condamner cette idée. L’Allemagne n’était pas seule responsable du conflit, font-ils valoir; elle n’avait pas les moyens d’en réparer toutes les séquelles et, en prétendant l’y astreindre, on a préparé l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Remarques justes en un sens, mais anachroniques. Au moment où écrivait Valois, le problème était dramatiquement simple: si l’on disait au soldat qu’il ne serait pas indemnisé, le moral s’effondrait; si le moral s’effondrait, la France perdait la guerre. De même, on voit mal comment ses gouvernants d’après-guerre auraient pu renoncer à l’idée de faire payer l’Allemagne alors que les 1,4 millions de Français tombés au combat avaient laissé 600.000 veuves et 760.000 orphelins à la charge de l’État, auxquels s’ajoutaient – ce qui n’était pas le cas outre-Rhin – dix départements saccagés à reconstruire… Il faut donc admettre que l’exigence de réparations était fatale, même si elle devait fatalement, aussi, préparer les conditions d’une seconde guerre mondiale.

Le grand mérite du «Cheval de Troie» est de remonter au principe de ces fatalités, c’est-à-dire au lien intime entre l’idée nationale dans sa version révolutionnaire (Valois se réclamant évidemment d’une autre conception de la nation), l’armée de conscription et la guerre totale. À cet égard, les analyses valoisiennes confirment le célèbre chapitre premier de «Vom Kriege», dans lequel Clausewitz montre que la violence d’un conflit tend à être proportionnelle à l’implication de la population. Cette implication est maximale lorsqu’on adopte l’équation citoyen = soldat: plus rien ne peut alors arrêter la tuerie et l’emballement des passions, sinon la capitulation sans condition d’un des protagonistes. L’armée de métier, a contrario, est conçue pour mener des guerres limitées et dépassionnées, dans lesquelles l’action de combat se borne à préparer de futures négociations. En ce sens, une lecture à rebours du «Cheval de Troie» aide à comprendre la grammaire des conflits dans lesquels sont aujourd’hui engagées les armées occidentales.

 

[1] Paris, Nouvelle librairie nationale, 1918; réédité en 1924 dans son recueil Histoire et Philosophie sociales, même éditeur, p. 429-544.

[2] Léon Daudet, «La Guerre totale», Paris, Nouvelle librairie nationale, 1918.

[3] Voir Georges-Henri Soutou et Martin Motte (dir.), «Entre la vieille Europe et la seule France – Charles Maurras, la politique étrangère et la défense nationale», Paris, Economica, 2009.

[4] Chant dont le refrain dit: «Mourir pour la Patrie, c’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie».

[5] Cet arrière-plan philosophique n’est qu’implicite dans «Le cheval de Troie»; Valois l’explicite ultérieurement dans «L’Être et le Devenir», préface de «Histoire et Philosophie sociales».

 

Ancien élève de l'ENS-Ulm, Monsieur Martin Motte est maître de conférences de l'Université de Paris IV-Sorbonne en détachement aux Écoles militaires de Saint Cyr-Coëtquidan. Ses recherches actuelles portent sur les origines de la guerre totale. Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages, parmi lesquels peuvent être cités : «Les marches de l’Empereur ; Guerre, idéologies, populations 1911-194(...)» ; «Entre la vieille Europe et la seule France - Charles Maurras, la politique extérieure et la défense nationale» (avec Georges-Henri SOUTOU); «De la guerre? - Clausewitz et la pensée stratégique contemporaine» (Collectif avec Laure Bardiès et Benoît Durieux); «Une éducation géostratégique - La pensée navale française de la Jeune École à 1914» (avec Georges-Henri SOUTOU) (Grand Prix de l'Académie de Marine en 2005); «Guerres mondiales et conflits contemporains» N° 214 Avril 2004: Blocus et guerre économique (Collectif).

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Titre : Georges VALOIS (1878-1945)
Auteur(s) : Monsieur Martin MOTTE
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