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La vulnérabilité du soldat moderne

cahier de la pensée mili-Terre
Tactique générale
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Le rapport du militaire occidental contemporain à la vulnérabilité évolue. Bien qu’elle semble intrinsèquement dangereuse, la vulnérabilité reste utile au militaire, parce que le soldat aura toujours besoin d’être fort pour combattre, mais faible pour comprendre.

«Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort» [1]

 [1] Saint-Paul, deuxième épître aux Corinthiens.


Achille est une des figures les plus emblématiques du combattant. Héros rendu quasiment invincible, il conserve une part de vulnérabilité qui, en définitive, provoquera sa perte[1]. Achille incarne donc les contradictions que le soldat doit depuis toujours surmonter dans son rapport à la force et à la violence. Doté de moyens de contrainte, disposant du pouvoir exorbitant de donner légalement la mort, il n’est pour autant jamais invulnérable.

 

Qu’elle soit physique, psychique ou morale, dans tous les cas la vulnérabilité renvoie à la finitude et la fragilité de l'existence humaine. Pour le militaire, la vulnérabilité est synonyme de faiblesse et doit être dominée. Au demeurant, la question de la vulnérabilité du soldat ne se pose plus aujourd’hui dans les mêmes termes que par le passé car les progrès de la protection du combattant et de la médecine de guerre ont permis de limiter considérablement la vulnérabilité physique[2]. En revanche, le soldat occidental moderne porte en lui une fragilité inédite, liée au rapport que la société entretient avec la mort. Au XXIème siècle, le courage du soldat demeure une réalité. Mais l’angoisse collective de la société face à la mort pèse sur l’engagement du combattant, inhibe l’action militaire et peut éventuellement mettre les soldats en danger.

 

Pour que le soldat soit fort, il doit être protégé, mais aussi convaincu. Or il semble que sa vraie vulnérabilité soit aujourd’hui la faiblesse du sens, c’est-à-dire la difficulté de répondre clairement à la question «Pour qui meurt-on?»[3]. Le militaire doit surmonter cette difficulté pour ne pas devenir un mercenaire. Dès lors, comment faire pour maintenir la cohésion de l’institution militaire? Faut-il encore chercher à extirper toute forme de vulnérabilité pour rendre le soldat invincible? Le propos de cette étude consiste au contraire à montrer que toute vulnérabilité n’est pas mauvaise en soi pour le militaire. Elle est même pour lui un gage d’humanité. En effet, être conscient de sa fragilité peut constituer un garde-fou contre la tentation d’invincibilité qui risque de faire oublier au soldat que son rôle est de protéger les plus vulnérables de ses semblables contre la folie meurtrière. En définitive, la vulnérabilité est salutaire pour le militaire, parce que le soldat aura toujours besoin d’être fort pour combattre mais faible pour comprendre.

Ainsi, la notion de vulnérabilité est globalement dénigrée parmi les militaires, mais il paraît hasardeux de prétendre s’en affranchir totalement, d’autant qu’elle peut en définitive s’inscrire en cohérence avec l’idéal du soldat.

 

 

La notion de vulnérabilité est généralement considérée avec circonspection au sein de la société militaire. En effet, elle est surtout synonyme de faiblesse. Il est vrai que du point de vue du combattant, la vulnérabilité physique mène à la défaite et à la mort. Tout soldat trop faible physiquement sera incapable de supporter les contraintes et la pression exercées sur les individus au cours du combat. De plus, un soldat mal protégé sera la cible privilégiée de l’adversaire. Protéger le soldat contre les coups de l’ennemi et ainsi réduire sa vulnérabilité physique est d’ailleurs une préoccupation aussi ancienne que la guerre.

 

Mais la protection du soldat génère d’autres vulnérabilités, invisibles, à commencer par la vulnérabilité morale. En effet, la sécurité psychologique procurée par la protection d’un blindage peut insidieusement développer une mentalité défensive, voire obsidionale, pouvant altérer la réflexion tactique en privilégiant la protection au renseignement et à la manœuvre. L’exemple de l’armée américaine en Irak, se déplaçant en convois blindés sans contact avec la population est, sur ce point, éloquent. Cette attitude peut être le signe d’une vulnérabilité plus profonde: l’angoisse face à la mort. De ce point de vue, on constate que la perception de la mort par les soldats d’une armée dépend de la manière dont leur société appréhende cette question. À cet égard, les soldats des armées occidentales, notamment française, sont plus fragiles que d’autres.

 

La vulnérabilité du combattant peut enfin être psychique, et donc également invisible à l’œil nu. Le retentissement psychique d’un évènement traumatisant est propre à chacun. Cela peut instaurer entre les membres d’une même communauté de combattants une inégalité potentiellement destructrice, car la pérennité du modèle militaire passe par la cohésion du groupe. Cela peut en outre alimenter la suspicion envers une blessure dont la réalité reste difficile à apprécier pour le non spécialiste.

 

 

Nier l’existence même d’une vulnérabilité est un moyen tentant de pallier ses inconvénients. La défiance à l’égard des blessures psychiques est ainsi un phénomène ancien et tenace. En France, l’existence de la blessure psychique n’a officiellement été reconnue qu’en 1992, alors même que les conséquences de ces blessures étaient connues depuis longtemps[4]. Alors que la blessure physique suscite généralement le respect, la blessure psychique est parfois encore connotée négativement. La société est en effet réticente à faire une place à des vétérans traumatisés par l’expérience de la confrontation avec la mort, la forçant à voir ce qu’elle voulait oublier. Les armées occidentales modernes sont souvent des armées professionnelles pour qui la problématique du recrutement est cruciale. La tentation peut être forte d’abaisser les critères de sélection pour garantir les effectifs. Si la blessure, physique ou psychique, peut affecter n’importe qui, indépendamment de ses qualités intrinsèques, il est néanmoins indispensable de sélectionner rigoureusement les candidats au recrutement sous peine de mettre en danger la communauté toute entière.

 

Le progrès technique constitue un autre moyen visant à éradiquer toute forme de vulnérabilité. La technologie donne au militaire un sentiment d’omniscience et d’omnipotence. Elle lui permet d’atteindre l’adversaire à distance, sans risquer d’être frappé en retour, et sans dommages collatéraux. Elle permet donc de supprimer la confrontation morale avec l’ennemi ainsi que les considérations éthiques liées à l’emploi de la force. L’emploi massif des drones armés par les États-Unis pour frapper des cibles partout dans le monde symbolise aujourd’hui la quintessence de ce modèle, bien que son effet stratégique soit discutable. La finalité de la technologie est donc apparemment de permettre aux militaires de dépasser toute limite, et donc toute vulnérabilité. L’exosquelette[5] représente le projet le plus abouti à cet égard: le robot incarne une guerre idéale où toute contingence liée à la vulnérabilité humaine serait éradiquée. Les technologies de l’information, quant à elles, fragilisent incidemment le soldat en bouleversant les limites de l’espace et du temps. Les médias sociaux, par exemple, permettent au militaire en opération d’être symboliquement présent chez lui. Le risque est alors grand d’un retranchement du groupe, voire d’une forme de schizophrénie, indépendamment du confort procuré et de la légitimité du besoin.

 

Une autre forme de schizophrénie intervient dans le rapport que les militaires entretiennent avec leur corps. Le soldat a besoin d’un corps en bonne santé et s’entraîne pour être résistant et endurant. Un corps robuste procurant un sentiment de force, il peut devenir l’objet d’un quasi-culte pour la perfection duquel tous les sacrifices sont justifiés. La hantise de la défaillance, que l’on trouve également chez le sportif de haut niveau, peut conduire le militaire à des comportements irraisonnés comme la prise de protéines ou d’amphétamines. La perception de l’image du corps est alors la même que dans les sociétés occidentales, et oscille entre idéalisation et inhibition.

 

 

Chercher à combattre la vulnérabilité en la niant est donc hasardeux. Mais celle-ci ne peut être admise par le soldat que s’il est convaincu de la justesse de son action. La recherche légitime de la réduction de la vulnérabilité morale doit encourager le commandement à développer la résilience[6] des membres de la communauté militaire. Si la pédagogie interne expliquant la finalité de la mission est indispensable, il est également impératif de promouvoir la notion d’idéal au niveau individuel. Cet idéal doit avoir des ressorts suffisamment intimes pour pouvoir encourager le combattant à surmonter ses émotions et à endurer les sacrifices et les privations engendrées par la guerre. L’adhésion individuelle à la mission reste un paramètre clef pour optimiser la solidité du groupe. Dans le cas contraire, le risque existe d’une déresponsabilisation du soldat, davantage appliqué à remplir sa tâche et ses indicateurs de performance qu’à comprendre la finalité de son action. Cette perte du sens peut conduire à la déshumanisation, comme l’a démontré Hannah Arendt[7].

 

Mais pour un soldat, l’acceptation de sa vulnérabilité ne peut se concevoir que dans la mesure où la communauté militaire est capable d’instaurer un rapport de confiance entre individus. L’étape clef pour dépasser sa propre vulnérabilité est la sortie de l’isolement par la parole. Celle-ci permet de prendre une distance salutaire par rapport aux émotions parfois bouleversantes que le combattant peut ressentir. C’est un défi permanent, notamment en OPEX[8], où, en voulant limiter la promiscuité, on risque de confondre respect de l’intimité et indifférence à la solitude. La verbalisation permet un passage du stade de l’invulnérabilité supposée à une véritable sagesse. Ce processus illustre concrètement que par son engagement au service de la nation, le militaire ne s’appartient plus totalement, en cela qu’il accepte un lâcher prise sur sa propre vie. Mais il s’agit moins d’un renoncement que d’un acte libérateur. En effet, l’acceptation de sa propre fragilité entraîne le combattant à l’humilité. Celle-ci le conduit naturellement à préférer la prudence à la démesure. Ainsi, le fruit de la vulnérabilité est moins la pusillanimité qu’une authentique économie des moyens.

 

Enfin, la recherche de sens du militaire resterait stérile si le politique n’assumait pas sa responsabilité en la matière. Dépositaire de la volonté de la nation, le politique doit dire ce qui est légitime et désigner l’adversaire le cas échéant. La cohésion entre l’armée et la nation incombe d’abord au corps politique. Sans dimension politique, l’action militaire perd sa raison d’être et son efficacité. La vulnérabilité du combattant peut donc résulter de l’incurie du politique et de l’absence de reconnaissance. «Lorsque l’esprit militaire abandonne un peuple, la carrière militaire cesse aussitôt d’être honorée, et les hommes de guerre tombent au dernier rang des fonctionnaires publics. On les estime peu et on ne les comprend plus» estimait Tocqueville[9]. Si le corps politique ne comprend plus le sens de l’action militaire, rien n’empêche le remplacement de l’armée par des mercenaires. Le passage d’une logique nationale à une logique économique présente en apparence bien des avantages: coûts restreints, flexibilité, absence de justification éthique à donner au prestataire. Mais sous-traiter sa sécurité revient à hypothéquer sa souveraineté. Ici repose sans doute l’ultime vulnérabilité du soldat: le sentiment d’être inutile. Dans ce cas, «le héros mort pour la patrie ressemble à un idiot qui se serait fait escroquer», avertit Henri Hude[10], et symbolise la désagrégation de la nation. Puisse cet avertissement ne pas être de sinistre augure.

 

 

La guerre est par excellence le domaine du risque, et les traumatismes sont inévitables. Le devoir du militaire est pourtant de réduire sa vulnérabilité. Pour cela, il s’entraîne et s’aguerrit en forgeant sa force morale. Il peut compter sur l’aide de l’ingénieur et, depuis peu, du psychiatre. Il doit aussi pouvoir s’appuyer sur le philosophe. Se savoir vulnérable ne doit pas effrayer le soldat, mais au contraire l’encourager à fortifier ses convictions. Par ailleurs, la conscience de sa fragilité donne au combattant une lucidité et une humilité qui l’aident à préserver la vie autant que possible. C’est peut-être même une parcelle de son honneur.

 

[1] Dès son plus jeune âge, sa mère plongea Achille dans les eaux du Styx en le tenant par le talon. Seule cette partie de son corps ne fut pas immergée et constitua le point faible par lequel la mort le saisit. La quasi-invulnérabilité incarnée par Achille fascine les hommes et les pousse à prendre des risques pour l’éprouver. S’il symbolise la vaillance du guerrier, Achille représente également un certain type d’humanité qui privilégie l’individu et relègue au second plan les valeurs du groupe.

[2] Taux de survie des soldats américains blessés: 33 % pendant la Seconde Guerre mondiale, 50 % pendant celle du Vietnam, 90 % aujourd’hui. Catherine Gouëset, «Afghanistan: une guerre qui rend fou», L’Express 13/03/12.

[3] «Pour qui meurt-on?» Emmanuel de Richoufftz, Addim, 1998.

[4] Guerre du Viêtnam: 58.000 Américains tués au combat. Selon Jean-Paul Marri, il y a eu 102.000 suicides de vétérans. «Sans blessures apparentes, enquête chez les damnés de la guerre», Infrarouge, France 2, 2010.

Guerre des Malouines: 258 Britanniques tués au combat, 262 suicides de vétérans. Alun Rees, “Suicide of Falklands veterans”, Dailymail 13/01/2002 et Catherine Gouëset, op.cit.

[5] En France, le projet Hercule, développé par la société RB3D et piloté par la DGA, prévoit à horizon 2015 une structure permettant au fantassin de porter sans effort des charges de 100 kg pour un coût unitaire de 20.000 €.

[6] Du latin resilio, «sauter en arrière», d'où rebondir, résister au choc, à la déformation. Au départ, le mot appartient au registre scientifique (pour évaluer la résistance des matériaux). La résilience, c’est la capacité d'un individu ou d'une société à récupérer un fonctionnement normal après avoir subi un traumatisme. Cette notion, développée par Boris Cyrulnik, a été intégrée dans doctrine militaire britannique en 2003 et dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale en 2008 en France.

[7] Hannah Arendt, «Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal», Gallimard, 1966.

[8] OPEX: opérations extérieures.

[9] «De la démocratie en Amérique», Livre II, chapitre 22, 1840.

[10] «Démocratie durable, penser la guerre pour faire l’Europe», éditions Monceau, 2010.

 

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Titre : La vulnérabilité du soldat moderne
Auteur(s) : le Chef de bataillon Pierre-Antoine SIMON
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