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⚡️ La militarisation de la jeunesse dans l’espace post-soviétique 1/3

BRENNUS 4.0
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« Épaule contre épaule, c’est ainsi que marchent les troupes russes

Et même si le chemin de la guerre est semé d’embûches,

Nous servirons la Russie dans la foi et la vérité. »[1]

 

 

[1] Extrait de l’hymne officiel de Younarmia, « Servir la Russie (Sluzhit Rossii) », 30 mars 2018, en ligne sur https://youtu.be/QKg4V-vZN2Y, consulté le 17 décembre 2018.


Ennemi à 9 heures ! »2. À ces mots, Roman, 13 ans, se jette sur le sol du terrain d’entraînement et  met en joue un ennemi imaginaire. Armé de son AK-74, il  entreprend ensuite de ramper en écoutant attentivement les  conseils d’un  instructeur bienveillant. Vient enfin l’ordre de  faire  feu. Roman est fier d’appartenir à Younarmia ; il y a appris à démonter et monter une Kalashnikov en 43 secondes et estime que le patriotisme est une condition essentielle à la puissance d’un pays. À terme, il souhaiterait intégrer une division blindée et suivre les traces des soldats de l’Armée Rouge qui avaient héroïquement combattu les fascistes pendant la Grande Guerre patriotique. Ce rêve est désormais rendu possible par Younarmia, qui offre aux jeunes Russes l’opportunité de faire preuve de leur engagement patriotique en leur délivrant une formation militaire intensive. Loin d’être marginal, le cas de Roman semble s’être généralisé depuis la création de ce mouvement pleinement soutenu par l’État.

Le 29 juillet 2016, un décret signé par le ministère de  la  Justice russe  officialisait la création du Mouvement Social  de  la  Jeunesse Militaro- Patriotique toute-Russie « Younarmia »  en adoptant sa  charte de  fonctionnement qui  y énumère, entre autres, les objectifs prioritaires du mouvement, parmi lesquels « la préservation et la valorisation des valeurs patriotiques »3. Initiative de Sergueï Choïgou, ministre de la Défense, cette organisation de  la  jeunesse voit le jour sous les auspices de la DOSAAF (Société Bénévole d’Assistance à l’Aviation, à l’Armée et à la Flotte). Ce département du ministère de la Défense, fondé en 1927, était traditionnellement chargé de l’éducation patriotique des citoyens et de leur préparation à la défense de la patrie. Younarmia  propose   à   ses 272 000 membres4, garçons et filles âgés de 8 à 17 ans, un large panel d’activités en lien avec le patriotisme. Ces activités   sont   classées   en quatre catégories distinctes suivant une  logique curriculaire réfléchie et s’inscrivant dans le cadre plus large de la politique d’éducation de l’État russe5, nommément :«éducation spirituelle et morale »,« développement intellectuel », « éducation physique et sportive » et « actions sociales ».

 

Toutefois, outre l’omniprésence des thématiques patriotiques dans les activités proposées et la rhétorique employée, il convient de souligner l’aspect guerrier, voire militariste de cette organisation. Les vidéos officielles y présentent des enfants défilant au pas sur la Place rouge, s’adonnant à des exercices militaires ou participant à diverses séances de tir. De manière générale, ces films mettent un point d’honneur à afficher la proximité de l’organisation avec l’Armée. Au vu de la prépondérance de la chose militaire dans le fonctionnement de l’organisation, le qualificatif « militariste » semble s’imposer pour la caractériser. Ce terme étant lourd de sens, il est nécessaire de préciser que le « militarisme » revêt un sens particulier dans l’espace post-soviétique, notamment en ex-Union soviétique. Cette spécificité découle des processus historiques qu’a connus l’URSS depuis la Révolution d’octobre 1917. En effet, la conception traditionnelle du militarisme postule généralement une séparation stricte des sphères militaire et civile, laquelle serait remise en cause par une hégémonie illégitime des militaires sur les affaires civiles. Cet effacement du civil au profit du militaire, de même que la disparition des principes démocratiques et de l’État de droit accompagnant ce processus, poseraient ainsi les fondements d’une dictature militaire. À l’inverse, la conception soviétique du terme ne renvoie pas à « la conséquence de la domination de l’armée », ni ne résulte « d’ambitions spécifiques des militaires en tant que groupe capable d’obtenir la réalisation de ses intérêts »6. Pour Manfred Sapper, le militarisme « soviétique » s’apparente plutôt à la « fusion des sphères civile et militaire […] mise en place par des représentants de la sphère civile, les hommes politiques »7. La porosité entre ces sphères, initiée par la Révolution d’octobre et entérinée au moment de la construction de l’État soviétique, a contribué à l’apparition d’un militarisme dit « civil » dont les formes ont perduré et évolué, sans jamais totalement disparaître8.

Younarmia semble constituer un cas singulier à bien des égards, que ce soit en raison de son nombre de membres revendiqués, de la rapidité de son expansion (ses centres de recrutement sont désor- mais implantés dans tous les sujets de la Fédération, en Arménie, au Tadjikistan et dans la région séparatiste d’Abkhazie), ou de la nature fortement militarisée de ses activités. De plus, la résurgence de ce type d’organisation dans la Russie contemporaine n’est pas sans rappeler celles des Pionniers et du Komsomol (organisations de la jeunesse soviétique de 1918 à 1991). On pourrait, de fait, croire à une réhabilitation de l’héritage soviétique dans sa dimension militaro-patriotique. Si l’observation de ce phénomène appelle à s’interroger sur une présupposée « singularité russe », il conviendra d’éviter les raccourcis et autres références communes aux épisodes violents de l’histoire russe et soviétique, pour en déduire qu’il n’y aurait qu’une explication « culturelle » à ce phénomène. Ainsi, la compréhension  des logiques à l’œuvre, dans ces formes de mobilisation militaro-patriotique, incite nécessairement à identifier des éléments de comparaison potentiels, en vue de mettre en évidence, ou non, une singularité russe en la matière.

Les cas de la Pologne et des pays baltes semblent pertinents pour trois raisons. Premièrement, ces pays ont le mérite de partager une histoire commune avec la Russie. Ils ont tous appartenu à cette entité historique qu’était, l’Union soviétique pour les uns, ou le Pacte de Varsovie pour les autres (c’est le cas de la Pologne) et partagent des caractéristiques politiques, économiques, sociales et sociétales communes. Deuxièmement, il est possible d’affirmer que la Russie, la Pologne et les États baltes connaissent des situations géopolitiques semblables. En effet, l’identification d’une menace et la nécessité de s’en protéger, qu’il s’agisse de la Russie pour les quatre pays membres de l’OTAN, ou de l’OTAN pour la Russie, constituent des facteurs puissants de mobilisation militaro- patriotique et conditionnent les politiques de défense. Enfin, il semblerait que la Russie ne soit pas le seul pays à faire le choix de mobiliser sa jeunesse. Ces dernières années ont vu apparaître et croître en importance des organisations de la jeunesse à forte composante militaire, soutenues par les gouvernements et dont l’objectif explicite est de défendre le pays contre des menaces identifiées. Cette étude se concentrera donc exclusivement sur les mouvements officiellement reconnus et ouvertement soutenus par le pouvoir politique9 : Strzelec (Les Tireurs – Pologne), Jaunieji Sauliai (Les Jeunes Fusiliers – Lituanie), Jaunsardze (La Jeune Garde – Lettonie), Noored Kotkad / Kodutütred (Les Jeunes Aigles / Les Filles au Foyer – Estonie).

 

Compte tenu de l’existence de telles organisations dans un contexte d’instrumentalisation des menaces à des fins de mobilisation de la  société, il  convient de s’interroger sur les mécanismes déployés par la Russie, la Pologne et les pays baltes pour préparer leurs sociétés à l’éventualité d’un conflit futur, et ce dans une logique de densification de l’action terrestre. Dans cette optique, nous nous pencherons, dans un premier temps, sur la manière dont le concept de patriotisme est construit et employé par le pouvoir politique, cette instrumentalisation allant bien au-delà de la simple réhabilitation d’un héritage du « socialisme » militarisé. Nous étudierons dans un second temps la place qu’occupent ces organisations de la jeunesse dans les dispositifs militaires de ces pays, en prenant soin de mettre en exergue les particularités existantes, tout en identifiant les mécanismes employés en vue d’assurer l’insertion des jeunes dans les organisations. Enfin, nous tenterons d’établir une typologie des objectifs et des finalités de ces formes de mobilisation militaro-patriotique, au vu des singularités nationales. Relativiser l’importance de ces organisations s’avère toutefois nécessaire. En  analysant leur qualité intrinsèque et l’audience dont elles jouissent dans les sociétés, nous dépasserons les effets d’annonce nourris par les fantasmes dont font d’ordi- naire l’objet les organisations paramilitaires dans l’espace post- soviétique.

 

I/  LE  RÔLE PRÉPONDÉRANT DU  SLOGAN PATRIOTIQUE

Si la notion de patriotisme d’État a occupé une place centrale dans l’histoire de l’Union soviétique et des démocraties populaires, l’ampleur de son utilisation contemporaine (bien que variable selon les pays) appelle tout d’abord à cerner ses fondements conceptuels, avant d’en identifier les usages et les vecteurs.

Défini par l’Encyclopédie soviétique (édition de 1925) comme la quintessence de la pensée réactionnaire « dont la fonction est de justifier la bestialité impérialiste et d’étouffer la conscience de classe du prolétariat en créant des obstacles à  sa lutte pour son émancipation », le « patriotisme bourgeois » tel qu’il était dénoncé au lendemain de la Révolution a su évoluer et s’adapter aux conjonctures historiques. La  proclamation du « socialisme dans un seul pays » dès 1924 et la Grande Guerre patriotique ont pleinement intégré le patriotisme soviétique dans le paradigme idéologique marxiste-léniniste. L’une de ses caractéristiques notables, toujours pertinente aujourd’hui, est son aspect militariste, fruit d’un processus de « militarisation » (voyenizatsia). L’expérience prolongée de la violence guerrière en Union soviétique a en effet rendu possible la persistance du phénomène, se manifestant par « un prolongement symbolique et organisé de l’état de guerre, accompagné d’une mobilisation de la population dans les domaines économique et public »10. L’éducation en a d’ailleurs été le principal vecteur, « avec pour objectif l’éducation d’un “ homme nouveau ” grâce à l’instruction militaire. Les objectifs de l’éducation étaient la “ vaillance, la discipline, la résistance, l’initiative, l’opiniâtreté, et le mépris absolu pour la mort ” »11 . C’est donc du fait d’un processus latent, entamé dès les premières années de l’État soviétique, que les organisations de la jeunesse ont hérité d’une « culture militaire » forte, s’exprimant par le biais de la thématique patriotique.

Le patriotisme constitue indéniablement le centre de gravité de  ces  organisations. S’exprimant dans une forme que l’on pourrait qualifier d’exacerbée, il en constitue une caractéristique commune fondamentale : il oriente les discours et rythme les activités, tout en servant de justification à leur existence même. Il  est  toutefois intéressant de  noter que le  patriotisme n’a pas toujours eu cette aura auprès de la société ou du pouvoir politique, notamment au cours de la décennie suivant la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS. À titre d’exemple, une étude empirique12 relève une occurrence faible et relativement constante de la thématique patriotique dans les textes législatifs de la Russie des années quatre-vingt-dix (moins de 10 par an, en y comptabilisant les fêtes militaires liées au 50 e et 55 e anniversaire de la victoire)13. De même qu’en Pologne et dans les pays baltes, la fin de la parenthèse soviétique marque un tournant significatif en politique intérieure, où le discours patriotique fait place à une rhétorique néolibérale évinçant toute référence au passé.

Mais la résurgence de la thématique patriotique dans les années 2000 et sa réappropriation par le pouvoir politique, principalement en Russie, a contribué à la banalisation des discours belliqueux destinés à une jeunesse en perte de repères. En effet, soucieux de redonner corps à la fibre patriotique des Russes après les humiliations subies dans les années quatre-vingt-dix, Vladimir Poutine ordonne dès 2001 le lancement du premier « programme fédéral pour l’éducation patriotique des citoyens de la Fédération de Russie ». Renouvelés tous les cinq ans et mis en œuvre sur l’ensemble du territoire de la Fédération, ces programmes sont destinés à établir un système d’éducation patriotique unifié à l’échelle du pays14. Ils bénéficient pour ce faire du soutien administratif des institutions fédérales, régionales et locales, ainsi que de l’appui financier des acteurs économiques subordonnés à l’État. À titre d’exemple, la banque semi-étatique VTB-Bank a contribué au financement du projet Younarmia à hauteur de 150 millions de roubles en 201615, le reste des fonds provenant directement du budget fédéral. Sont également mises à contribution d’autres institutions et organisations publiques proches du Kremlin, qu’il s’agisse des médias, de l’Église orthodoxe russe, des musées ou des organisations de Cosaque16.

C’est donc par une mobilisation complète des institutions et grâce au soutien d’un maillage administratif que le pouvoir met en œuvre une politique patriotique destinée à toute la société et dont les organisations de la jeunesse se font à la fois la manifestation et les relais. Grâce à ce renouveau du patriotisme, le pouvoir politique dispose d’un levier de mobilisation puissant dont les usages peuvent être multiples.

 

 

 

2   Extrait  tiré  du  documentaire :  -  Yle  Areena,  «  Kalashnikov Kids  »,  7  novembre  2017,  en  ligne  sur https://www.youtube.com/watch?v=MPYwiUbQqRE&t=288s,  consulté le 17 décembre 2018.

3   Younarmia, 29 juillet 2016,

4   Le nombre de membres est actualisé régulièrement sur le site officiel de Younarmia : https://yunarmy.ru/ (consulté le 16 octobre 2018).

5   Oustav, op. cit. Chapitre 2-1.1.

6   Manfred Sapper, « L’esprit belliqueux de la Russie : héritage d’un socialisme militarisé ? (1917-1997) », dans Culture Militaire et Patriotisme dans la Russie d’Aujourd’hui, Paris, Karthala, 2008, p. 38.

7   Ibid.

8   Ibid.

9   Sont donc exclus les groupes privés et toute autre initiative non-officielle.

10   Manfred Sapper, « L’esprit belliqueux de la Russie : héritage d’un socialisme militarisé ? (1917-1997) », op. cit. p. 39.

11   Ibid.

12   Ekaterina Khodzhaeva & Irina Meyer-Olimpieva, “Mobilizing Patriotism in Russia: Federal Programs of Patriotic Education”, Russian Analytical Digest, CSS ETHZ, n° 207, 26 septembre 2017, pp. 2-8.

13   À titre de comparaison, la même étude relève plus de 250 occurrences pour la seule année 2015.

14   Anatoli Rapoport, “Patriotic Education in Russia: Stylistic move or a sign of substantive counter-reform?”, The Educational Forum, Volume 73:2, 2009, pp. 141-152.

15   Dp.ru, 6 septembre 2016, en ligne sur :https://www.dp.ru/a/2016/09/06/V TB_videlit_150_mln_ruble, consulté le 17 décembre 2018.

16   Ekaterina Khodzhaeva & Irina Meyer-Olimpieva, “Mobilizing Patriotism in Russia: Federal Programs of Patriotic Education”, op. ci

 

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Titre : ⚡️ La militarisation de la jeunesse dans l’espace post-soviétique 1/3
Auteur(s) : M. Pierre MOUGEL, du pôle études et prospectives du CDEC
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