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✅ Les fondements de la culture de prise de décision opérationnelle en France 2/4

Revue militaire générale
Histoire & stratégie
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À la Renaissance, Nicolas Machiavel 14  prolonge l’approche aristotélicienne avec son principe de Fortuna et Virtù, en posant pour postulat que la nature n’est marquée que par la contingence (Fortuna). Ainsi selon lui, ce sont principalement le caractère, la détermination, la subjectivité et l’intuition (Virtù) qui permettraient au décideur de faire des choix opportuns et contingents pour résoudre un problème. A contrario, Descartes15 considère que c’est uniquement la raison qui nous fait homme (ego sum, ego existo 16). Seules l’intelligence et la raison pure permettraient de mener l’action avec succès. Il propose dans son Discours une méthode composée de quatre règles pour éviter l’erreur. Il développe une philosophie du doute, visant à reconstruire le savoir sur des fondements certains, en se référant à la certitude que procurent les mathématiques.


Au cours du siècle des Lumières, pourtant dominé par le culte de la science, Kant 17 prend le contrepied du cartésianisme pur et s’interroge sur l’incertitude et la faiblesse de l’argumentation métaphysique ayant pour objet la connaissance de l’être (l’esprit, la nature, Dieu, la matière, etc.), des causes de l’univers et des principes premiers de la connaissance. Cette démarche le conduit, pour conforter l’approche métaphysique qu’il estime indispensable, à établir un examen critique des possibilités de la raison. Par la suite, cherchant à s’éloigner des abstractions purement philosophiques, Nicolas de Condorcet, scientifique et homme politique des Lumières, propose une méthode de scrutin originale permettant de choisir rationnellement entre plusieurs candidats. Il formalise ainsi un processus décisionnel qu’il divise en trois phases. La première concerne les principes pouvant constituer le cadre général de la prise de décision et s’attache à déterminer les différents aspects d’une problématique, leurs implications et les options à envisager pour la prise de décision. La deuxième clarifie la question et prend en considération les opinions des acteurs du problème, les compare, les confronte, pour n’en retenir qu’un nombre restreint. La dernière phase consiste à choisir une option à l’aune de critères précis choisis par les électeurs.

 

L’une des toutes premières méthodes de raisonnement tactique peut être attribuée au Sieur du Praissac au début du XVIIe siècle.

« Toute question militaire se peut résoudre par, si, avec qui, où, quand, comment,  & combien… » 18.  Cet  extrait témoigne du besoin de tout chef militaire  de l’époque d’adopter une approche rationnelle de la bataille. Guibert 19, Bourcet 20 et Joly de Mazeroy 21, dans l’esprit de la philosophie des Lumières, déclinèrent par la suite leurs propres méthodes, cherchant à déterminer la meilleure façon d’encadrer la prise de décision à la guerre.

L’un des avatars  des Lumières fut finalement le mouvement positiviste. Auguste Comte, à la fois héritier et critique des Lumières, initie à la fin du XIXe  siècle ce courant. Le positivisme se caractérise par  le  r efus  de  toute  spéculation métaphysique et l’idée que seuls les faits d’expérience et leurs relations peuvent être objets d’une connaissance certaine. Ce courant influence très fortement un certain nombre d’officiers français après la défaite de 1870. Ainsi, le général Jules Lewal, commandant de l’École supérieure de guerre de 1877 à 1880, conduit durant une vingtaine d’années des recherches et des expérimentations contribuant à refonder la pensée militaire française.

 

Il publie ainsi en 1892, une Introduction à la partie positive de la stratégie22. On retiendra également de lui l’élaboration d’une méthode de raisonnement tactique, la méthode Lewal, préfigurant ce qu’est désormais la méthode d’élaboration d’une décision opérationnelle tactique (MEDOT), aujourd’hui employée par les forces terrestres23.

 

La filiation intellectuelle entre Zénon d’Élée et la MEDOT peut paraître hardie du fait de la brièveté du propos ci-dessus. Elle n’en est pas moins étayée par des textes, dont les plus anciens remontent à près de 25 siècles. Cette approche vise à souligner l’enracinement intellectuel de la culture décisionnelle occidentale et plus particulièrement française. On note ainsi depuis l’Antiquité une distinction constante entre un mode de décision purement rationaliste et une pensée uniquement empiriste. Dans le prolongement du cartésianisme, diverses théories ont ainsi été émises, tentant d’expliquer le phénomène de la prise de décision et d’en décrire un modèle pouvant la rendre plus rationnelle. Ainsi, tout au long de l’histoire de la pensée en Occident, le progrès scientifique a toujours induit la tentation de n’adopter qu’une approche purement scientiste ou procédurale pour accéder à la connaissance ou résoudre un problème.

Cette distinction fait apparaître chez de nombreux penseurs une recherche permanente d’un compromis entre rationalité et subjectivité pour permettre la prise de décision. C’est Henri Bergson24 qui, au début du XXe  siècle, met finalement le mieux en évidence cet indispensable compromis pour guider l’action. Selon lui, si l’intuition est différente de l’intelligence, elle ne s’y oppose pas. L’intuition n’est possible qu’au terme d’un long effort intellectuel, comme une ressaisie synthétique des données analysées par l’intelligence. Par ailleurs, l’intuition ne peut se communiquer qu’à l’aide de l’intelligence. La détermination de ce compromis repose ainsi sur cette fameuse Virtù de Machiavel, sur ces aptitudes intellectuelles et morales propres à un individu, qui permettent face à un problème, de déterminer des buts, d’acquérir la connaissance appropriée et d’opérer des choix en dépit de l’incertitude, des aléas et de la complexité plus ou moins importante d’un environnement. Le cadre conceptuel des philosophes étant posé, étudions comment ces idées ont pu trouver un écho dans les réflexions des auteurs qui se sont intéressés au phénomène guerrier.

 

Les stratégistes et la rationalité limitée du chef à la guerre.

Penchons-nous sur la manière dont les penseurs militaires et les stratégistes occidentaux, s’attachèrent, à partir du début du XVIIIe siècle, à conduire leurs réflexions sur les principes de décision et d’action dans les conflits armés. Ces approches praxéologiques ont permis de théoriser de diverses façons les processus d’acquisition du savoir nécessaire à la conduite du combat, mais également d’établir progressivement une véritable philosophie occidentale de la décision à la guerre. Dans cette partie, il ne sera pas non plus question de viser à l’exhaustivité, mais de se focaliser sur des auteurs pouvant utilement et simplement caractériser ces différentes théories.

Les réflexions de la plupart des stratégistes font apparaître de manière récurrente et jusqu’à nos jours, plusieurs facteurs obérant ou démultipliant l’aptitude au développement de la connaissance,  c’est-à-dire à la compréhension d’une situation, ainsi qu’à la prise de décision au combat. Ces facteurs se rapportent principalement à l’incertitude, grandement liée à la nature humaine, dont celle de l’adversaire, et à l’intuitivité indispensable du chef à la guerre pour penser et conduire l’action.

De ce constat, ces penseurs déduisent que ce sont principalement ses capacités d’analyse subjectives, le « coup d’œil », qui conditionnent l’aptitude à la prise de décision d’un chef de guerre. Hervé Coutau-Bégarie résumait avec simplicité cette assertion : « le grand chef, c’est celui qui comprend et agit en conséquence. Cela est très rare25. »

Il est tout d’abord intéressant de noter que parmi les penseurs classiques et néo-classiques26, les auteurs français et  prussiens 27    ont  principalement nourri  les réflexions portant sur la guerre durant près de trois siècles. Le  Suisse Jomini  fait  e x ception, nonobstant le fait qu’il a commencé sa carrière militaire  comme volontaire dans l’armée française et que c’est le maréchal Ney, auprès duquel il servait, qui l’a aidé à publier son Traité de grande tactique. Par la suite, les apports de penseurs britanniques comme Fuller et Liddel-Hart, même s’ils conservent une valeur certaine, eurent une portée plus limitée et sous certains aspects, plus partiale et contestable. Les influences mutuelles entre les courants de pensée militaires français et prussien sont en revanche considérables et trouvent leur sommet avec les œuvres de Clausewitz, puis de Foch, fondamentales dans l’édification de la pensée militaire  française moderne. Avec pour précurseurs Frédéric II28, Maurice de Saxe29, Guibert30, puis Bülow31, pour ne citer qu’eux, les théoriciens classiques, marqués par l’esprit du siècle des Lumières au XVIIIe siècle, puis par le positivisme au XIXe siècle ont cherché à cerner des régularités dans la guerre. La détermination de ces régularités vise à établir des lois, des principes universels dont la connaissance expliquerait les victoires du passé et permettrait de gagner les batailles ou les guerres à venir. Les fameux principes édictés par Foch, adaptés puis adoptés par l’armée française en constituent l’illustration la plus pertinente. Aussi, ces principes irrigant la pensée militaire et les doctrines d’emploi des forces constituent, aujourd’hui encore, des notions essentielles pour guider la réflexion des décideurs opérationnels et de leurs états-majors32. Ils sont constitutifs d’une culture, voire d’une identité militaire dans chaque pays en ayant développé. Toutefois, les détracteurs de tels invariants à la guerre, opposent l’argument que tous ces principes sont susceptibles d’être invalidés par de nombreuses exceptions tirées de l’histoire militaire. L’universalité et l’intemporalité de tels principes, érigés comme des dogmes, posent effectivement question. Ainsi, Clausewitz établissait le constat que « la guerre est un caméléon qui change de nature à chaque engagement33. » Foch insistait donc sur la nécessité de développer et connaître « des principes fixes, à appliquer de façon variable, suivant les circonstances à chaque cas qui est toujours particulier et demande à être considéré en lui-même34. » De ce fait, l’obéissance de ces principes ne semble pas aussi aisée qu’il pourrait y paraître, en raison de l’incertitude et de la complexité caractérisant tout engagement opérationnel. Clausewitz résume ainsi la problématique décisionnelle en temps de guerre et les aptitudes qu’elle requiert :

« La guerre est le domaine de l’incertitude  ; les trois quarts des éléments sur lesquels se fonde l’action restent dans les brumes d’une incertitude plus ou moins grande. Plus qu’en n’importe quel domaine,  il faut qu’une intelligence subtile et pénétrante sache y discerner et apprécier d’instinct la vérité35. » Clausewitz conceptualise l’incertitude autour de deux notions essentielles  : le brouillard de la guerre et la friction, auxquelles s’ajoutent encore les phénomènes de hasard et de désordre. Subséquemment, puisque « l’inconnu est le facteur qui gouverne  la guerre »,  selon l’expression de Foch, le décideur doit concevoir l’action en intégrant ce fait, non en le niant. Il développe pour ce faire une « rationalité limitée », en référence aux termes de l’économiste et sociologue américain, Herbert Simon, repris par le général Vincent Desportes dans son ouvrage Décider dans l’incertitude. Il s’agit donc, face à un problème opérationnel, d’adopter un mode de raisonnement qui ne soit pas inhibé par les contraintes incontournables que sont à la guerre « l’information toujours imparfaite, l’impossibilité  d’envisager toutes les solutions et l’incapacité d’analyser ces dernières jusqu’au bout de leurs conséquences36 ».

 

Les théories de la plupart des stratégistes et leurs principes de la guerre rendent toutefois mal compte de la réalité de la guerre dont l’essence principale demeure l’homme. L’homme, avec sa culture, son idéologie, ses forces et ses limites intellectuelles, émotionnelles et physiques, est au cœur de la problématique de la décision, notamment à la guerre. Ardant du Picq, prenant le contrepied du courant positiviste et du caractère parfois uniquement scientifique pris par les études sur la guerre en France, sut pertinemment replacer cette dimension dans les débats du début du XXe siècle. « Le combat est le but final des armées et l’homme est l’instrument premier du combat ; il ne peut être rien de sagement ordonné dans une armée - constitution, organisation, discipline, tactique, toutes choses qui se tiennent comme les doigts d’une main - sans la connaissance exacte de l’instrument premier, de l’homme, et de son état moral en cet instant définitif du combat37. » En temps de guerre où les enjeux sont considérables et sa survie même est parfois engagée, le décideur peut être soumis à « une forte inhibition qui limite ses capacités de réflexion et un intense besoin d’agir38. » La tension psychologique et émotionnelle au combat affecte, plus que dans n’importe quel autre domaine, les facultés de prise de décision des individus, allant parfois jusqu’à la sidération. Les travaux du neuroscientifique américain Antonio Damasio ont depuis confirmé que la prise de décision est en réalité largement influencée par les émotions39. Celles-ci joueraient ainsi un rôle déterminant dans ce que l’on désigne sous le vocable de « prise de décision intuitive ». De même, l’intelligence sociale, ou intelligence interpersonnelle, qui permet de comprendre autrui (ses pensées, ses sentiments) et d’interagir efficacement en situation de collaboration, de négociation ou de confrontation, constitue un aspect essentiel de l’aptitude à obtenir une compréhension adaptée d’un environnement et d’un adversaire.

 

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14 Machiavel, Nicolas (1469 – 1527), L’art de la guerre, Tempus, 2011 et Le Prince, Folio classiques, 2007.

15 Descartes, René, Discours de la méthode. Pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, 1637, Flamarion, rééd. 2005.

16 Descartes, René, Méditations métaphysiques, 1641, Flamarion, rééd. 2005.

17 Kant, Emmanuel, Critique de la raison pure, 1781, Folio, rééd. 2015.

18 du Praissac, Briefve méthode pour résoudre facilement toute question militaire proposée, Paris, 1614,  (https://books.google.fr/books?id=nYT83D83LuEC&printsec=frontcover& hl=fr#v=onepage&q&f=false).

19 de Guibert, Jacques-Antoine-Hippolyte, Essai général de tactique, précédé d’un discours sur l’état actuel de la politique et de la science militaire en Europe, libraires associés, 1772, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5408326q/f1.vertical, rééd. Economica, 2004.

20 de Bourcet, Pierre-Joseph, Principes de la guerre en montagne, 1775, (https://gallica. bnf.fr/ark:/12148/bpt6k86486q), rééd. Hachette, 2016.

21 Joly de Maizeroi, Paul-Gédéon, La tactique discutée et réduite à ses véritables principes, Paris, 1773.

22 Lewal, Jules, Introduction à la partie positive de la stratégie, L. Baudoin, 1892.

23 Les lecteurs intéressés pourront utilement se référer à la thèse pour le doctorat en histoire du général Michel Delion à l’école pratique des hautes études, Histoire de la méthode de raisonnement militaire, 2014 (http://www.theses.fr/2014EPHE4037).

24 Bergson, Henri, La pensée et le mouvant, 1934, Alcan, Flammarion, 2014.

25 Cité dans Lecomte, Pauline, L’historien de la stratégie, Hervé Coutau-Bégarie, La Nouvelle revue d’Histoire, nº 33, 2007.

26 Les lecteurs intéressés se réfèreront utilement aux travaux d’Hervé Coutau-Bégarie, qui distingue les stratégistes classiques (des origines à la fin du XVIIIe siècle), les néo- classiques (XIX et début du XXe siècle) et modernes (à partir de 1945) in Coutau-Bégarie, Hervé, Traité de stratégie, Economica, 1999, rééd. 2011.

27 Langendorf, Jean-Jacques, La pensée militaire prussienne. Etudes de Frédéric le grand à Schlieffen, Economica, 2012.

28 Frédéric II, Discours sur la guerre (1750) et Instruction militaire du roi de Prusse pour ses généraux (1755). http://friedrich.uni-trier.de/fr/

29  de  Saxe, Maurice, Mes  rêveries,  Durand, 1757,  http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k865593/f1.vertical, rééd. Economica, 2015.

30 de Guibert, op. cit.

31 von Bülow, Dietrich, Esprit du système de guerre moderne, destiné aux jeunes militaires, 1799, (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k86490z) cité dans Coutau-Bégarie, Hervé, Traité de stratégie, Economica, 1999, rééd. 2011.

32 Clée, Fabrice, Les principes de la guerre : clarification sémantique, point de situation et cadre de départ pour de nouvelles réflexions doctrinales. Lettre de la doctrine n°9, CDEC, 2018. https://www.penseemiliterre.fr/ressources/30084/43/lettre-09.pdf.

33 von Clausewitz, Carl, De la guerre, 1832, rééd. Tempus, 2014.

34 Foch, Ferdinand, Des principes de la guerre. Conférences faites à l’École supérieure de   guerre,   Berger-Levrault,   1903,   http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k86515g/ f6.vertical, rééd. Économica, 2007.

35 von Clausewitz, Carl, op. cit.

36 Desportes, Vincent, Décider dans l’incertitude. Economica, 2004.

37 Ardant du Picq, Charles, Etudes sur le combat : combat antique et combat moderne, R.   Chapelot,    1903,   rééd.   Economica   2005.    http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/ bpt6k750536?rk=42918;4

38 Goya, Michel, Sous le feu : la mort comme hypothèse de travail, Tallandier, 2014.

 

 

 

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Titre : ✅ Les fondements de la culture de prise de décision opérationnelle en France 2/4
Auteur(s) : le colonel Fabrice Clée
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