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✅ Peut-on innover en matière de doctrine ?

Revue de doctrine des forces terrestres
Tactique générale
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« Si j’avais demandé aux gens ce qu’ils voulaient, ils m’auraient répondu : de meilleures voitures » : cette réflexion d’Henry Ford illustre efficacement la problématique qui se pose aux représentants de la communauté doctrinale, lorsqu’ils se réunissent en 2013 pour élaborer un premier projet de doctrine exploratoire Scorpion. Si la doctrine suit un processus d’adaptation régulière, elle est en effet bien souvent établie sur un constat, s’appuyant sur des modes de fonctionnement ayant fait leurs preuves pour les traduire en normes, applicables par l’ensemble des forces et qui permettent entre autres l’interopérabilité entre plusieurs acteurs.

 


Définir de nouvelles normes, pour des situations futures, participe de l’innovation. À une époque où l’innovation est citée dans tous les domaines, pour l’armée de Terre elle n’a de sens que si elle a une application opérationnelle et permet à la force de conserver son avantage dans un monde où la concurrence ne se fixe aucune limite. Elle draine cependant de nombreuses  questions  : peut-on innover ? Doit-on innover ? S’agit-il de remettre en question le modèle selon lequel nous élaborons la doctrine – l’innovation de la doctrine - ou est-il question de créer la rupture dans le contenu de la doctrine, c’est-à-dire nos modes d’action opérationnels – l’innovation dans la doctrine ? L’innovation est-elle nécessairement en rupture ? L’adaptation  aux circonstances suffit-elle ? L’innovation implique-t-elle une révolution ou s’agit-il simplement une série d’évolutions face aux circonstances  ?

 

Changer l’art de la guerre est présomptueux, et comporte de nombreux risques. Pour cette raison on pourra rappeler qu’innover est une attitude et non une finalité. Innover ne signifie pas ajouter de l’instabilité à l’incertitude. Innover, c’est surprendre l’adversaire sans déstabiliser la force. Innover, c’est avant tout accepter de considérer nos modèles actuels non comme un aboutissement mais comme une étape, comme un état correspondant aux nécessités du moment, sans omettre de définir et respecter certains invariants.

 

Ne jamais concéder l’initiative

L’histoire récente de nos armées ne manque pas de rendez-vous où équipements et doctrine sont mis en cohérence, pour l’emporter face à l’ennemi du temps présent ou face à la menace la plus probable. Les grandes offensives de 1918 avec accompagnement de chars donnent la victoire à la France. Le projet de Division Légère Mécanique de 1935, avec une combinaison d’automitrailleuses de découverte (AMD Panhard) et des récents chars Somua S35, laisse imaginer un combat d’un genre nouveau, qui pâtira d’une trop faible intégration de la troisième dimension et de systèmes d’information insuffisants face à un ennemi manœuvrier. Les études Javelot à la fin des années 1940 exploitent tout le potentiel des engins blindés de reconnaissance (EBR) et chars légers AMX13. Les études Masséna intègrent l’AMX 30 à la manœuvre dans les années 1960. Mise sur pied en 1954, la Division Mécanique Rapide est parfaitement adaptée à la guerre contre le Pacte de Varsovie, mais perd son sens et sa pertinence lors de son engagement en Algérie dans un contexte de stabilisation.

 

Les mises en service de différentes capacités numérisées ces dernières décennies (système d’information régimentaire2,  char LECLERC, véhicule blindé de combat d’infanterie3 ou système d’information pour combattant débarqué4) ont permis de progresser dans la connaissance des possibilités offertes par la numérisation, sans être accompagnées de la transformation doctrinale qu’initie Scorpion, système de systèmes nécessitant d’être abordé de manière globale. Sans doute fallait-il tirer tout le fruit de premières expériences au bonheur variable pour réussir cette nouvelle étape.

 

Volontariste ou non, cette transformation Scorpion se fera avec les générations montantes, nativement à l’aise avec le mode de fonctionnement en réseau social ou en mode collaboratif. Ces futurs soldats ont aussi connaissance, par internet, de l’efficacité de la combinaison de technologies récentes. À titre d’exemple, le guidage de tir mortier par vidéo, effectué par un pilote de drone grand public, peut être d’une efficacité redoutable et peut inspirer les doctrines à venir sur l’intégration des effets, même s’il ne satisfait pas à ce jour aux normes de la sécurité des systèmes d’information.

 

On peut décider de ne pas innover

Dans certains domaines d’activités une entreprise meurt dès qu’elle cesse d’innover. Une organisation telle que les armées, consacrant une énergie considérable à se réformer de manière continue, doit pouvoir compter sur un système de pensée et de fonctionnement suffisamment stable pour rester robuste dans l’adversité. La doctrine contribue directement à ce système et, étant un ensemble de principes permettant l’adaptation selon les contingences, sa force est de passer les générations sans besoin de modernisation permanente. La doctrine se situe aussi naturellement à l’équilibre entre innovation et pérennité, car ceux qui l’élaborent savent le temps nécessaire à l’appropriation de normes nouvelles par une communauté aussi vaste qu’est la force opérationnelle terrestre.

 

La doctrine ne nécessite pas de révision dès lors qu’elle répond aux circonstances et que, maîtrisée et appliquée elle permet la victoire. Dans un engagement armé entre deux forces, chacune s’appuie sur une bonne adéquation entre ses capacités, sa doctrine et le facteur humain que constituent la formation et le talent de ses chefs, les forces morales ou la qualité de l’entraînement de ses troupes. Tant que la doctrine de la force permet de l’emporter sur le système adverse, il n’est ni nécessaire ni judicieux de la révolutionner.

 

Dans une organisation où le retour d’expérience (RETEX) est solidement documenté, synthétisé puis diffusé largement et rapidement, les « bonnes pratiques » sont propagées naturellement à l’ensemble de la force. De cette manière la doctrine se perfectionne et s’adapte systématiquement aux circonstances, gages de sa pertinence. Cette amélioration requiert une intime coordination entre doctrine et RETEX, dont les exemples sont rares en dehors des périodes d’adaptation rapide dont l’histoire est parfois témoin.

 

Cependant l’environnement opérationnel évolue constamment, et qui sait surprendre ou surclasser son adversaire prend le plus souvent l’ascendant sur lui. Nos forces occidentales savent depuis plusieurs années que les menaces émergentes les plus fortes sont le dépassement de certains de nos systèmes d’armes par les industries de défense étrangères, souvent proliférantes, de même que la démocratisation de l’emploi de systèmes d’information ou d’objets connectés civils, employés dans une logique d’agression contre nos forces. La surprise vient aussi des modes opératoires choisis par nos adversaires asymétriques, qui emploient tantôt des méthodes considérées comme obsolètes, tantôt des modes d’action inédits, et où les lois de la guerre sont contournées pour garantir une efficacité radicale. Une doctrine pérenne, prévisible, garantissant en premier lieu la stabilité de nos organisations et modes de fonctionnement, ne permet pas à une armée de l’emporter face à de tels ennemis.

 

Dès lors, tout système doit accepter de remettre en question sa doctrine, de peur de se voir obligé d’évoluer sous la contrainte. Il a fallu de nombreuses années aux armées coalisées pour parvenir à analyser le système opératif conçu et employé par l’empereur, puis pour le détourner au détriment des armées impériales. En juin 1815 Waterloo résonne comme un soulagement pour les vainqueurs. Wellington a reconnu l’incertitude qui fut la sienne tout au long de la bataille : c’est dire le niveau de risque que représentent la révision d’un mode de fonctionnement, l’adoption d’un mode opératoire inhabituel ou la définition d’une nouvelle doctrine.

 

Pas d’innovation sans risques

Dans une démarche d’innovation les repères manquent souvent. La définition d’une nouvelle approche en termes de doctrine repose plus souvent sur une série d’hypothèses que sur un RETEX consolidé,  ce qui rend fragile l’adhésion à ces idées nouvelles tant qu’elles n’ont pas passé avec succès l’épreuve du feu.

 

De plus, le besoin de communication est souvent fort, pour justifier l’investissement en innovation auprès de ceux qui le financent et l’effort en transformation pour ceux qui vont la vivre. Ce besoin  en communication l’emporte parfois sur les capacités à discerner ce qui doit faire l’objet d’une innovation et ce qui peut perdurer. De plus, le discours qui accompagne et favorise l’appropriation de l’innovation doctrinale tend parfois à forcer le trait, annonçant la rupture avant qu’elle n’ait pu se produire, renforçant souvent l’incrédulité des futurs utilisateurs. Si une démarche innovante peut en effet créer les conditions favorables à une rupture, la « rupture » ou la « révolution » en termes de doctrine ne se décrète pas, mais elle pourra être constatée à posteriori.

 

Parmi les écueils qui guettent les équipes chargées de proposer une doctrine innovante, le premier est bien de rater sa cible. Une façon de rater sa cible est d’adopter une approche essentiellement technologique ou théorique, faisant fi des vues d’Ardant du Picq sur la nature essentiellement humaine du combat et sur la nécessité de ne pas retenir une doctrine qui ne puisse être mise en œuvre par un chef médiocre. Une telle approche théorique peut générer de graves frustrations, lorsque les premières capacités mises en service dans les unités n’apportent pas les ruptures annoncées sans prudence. Une autre façon de rater sa cible est de briser dès la genèse l’ambition d’une innovation doctrinale, en la réduisant à quelques évolutions accompagnant la mise en service de nouvelles capacités. La dernière, rappelée par les historiens intéressés aux évolutions capacitaires dans l’histoire, consiste à définir une doctrine inadaptée à la menace qui se présente. La France de 1940 était prête à affronter l’Allemagne de 1918, à quelques évolutions près. La doctrine Airland Battle, édictée par l’US Army dans les années 1980, n’a été mise en service que contre l’armée irakienne. Aussi expérimentées soit-elle, les forces de Saddam Hussein ne justifiaient sans doute pas les actions massives dans la troisième dimension prévues dans une doctrine qui avait été pensée en opposition au Pacte de Varsovie.

Pour limiter les risques, une méthode rigoureuse s’impose.

 

Pas d’innovation sans méthode

Le monde de l’innovation requiert de l’ambition, de l’imagination et des modes de pensée souvent hétérodoxes. Au final il doit en sortir un corpus doctrinal fiable et applicable sur le terrain par des forces issues du processus de formation et de préparation opérationnelle que nous bâtissons. De la genèse à la mise en service les délais peuvent être importants et, du fait du cycle de génération des équipements militaires, bien souvent une doctrine est imaginée par une génération et mise en service par une autre. Définir et appliquer une méthode s’impose donc.

 

Dans un monde souvent schématisé par l’acronyme VUCA5  les études exploratoires sont de plus en plus répandues et reconnues. Situées entre les réalités actuelles et ce qui ressort de la prospective, l’exploration dans le domaine de la doctrine est définie par le laboratoire du combat Scorpion  (LCS) comme un « procédé visant à rechercher puis à examiner les différentes possibilités d’évolution de la doctrine résultant des changements envisageables en termes de menace, d’organisation, de technologie ou de capacités ». Si les exemples de refonte de modèles de doctrine ne manquent pas dans l’histoire, peu de RETEX sont exploitables pour l’innovation doctrinale dans le domaine de Scorpion, car les modèles comparables à Scorpion sont rares. Les brigades Stryker américaines et le concept Strike britannique ne s’adressent en effet qu’au segment médian, et la capacité intégratrice du système de systèmes Scorpion, autour d’un système d’information commun et fédérateur, n’a pas d’équivalent.

 

Loin de toute tentation de prédiction, la démarche exploratoire ne s’entend pas sans un passage récurrent au contrôle et à l’épreuve des faits. Les principales étapes permettant sa validation sont l’exploration initiale, la rédaction d’un projet exploratoire, l’expérimentation de ce projet sur simulation ou sur jeu de guerre (par le LCS ou par les directions études et prospectives des différentes fonctions opérationnelles), l’expérimentation sur le terrain (par la force d’expertise du combat Scorpion) puis la mise à l’épreuve de premières projections sur les théâtres d’opérations extérieures pour approbation de la doctrine après l’épreuve du feu. À chaque étape, il s’agit de vérifier, contrôler et amender le projet de doctrine. Une façon de l’amender est d’observer la façon dont les unités s’approprient les équipements et les possibilités offertes par une doctrine adaptée aux modes de commandement et de communication offerts par Scorpion. Une part non négligeable des innovations dont bénéficieront les utilisateurs lorsque Scorpion sera à pleine maturité viendra immanquablement des suggestions faites par les combattants eux-mêmes.

 

Contrôle  et sens critique sont les deux contre-feux nécessaires à l’imagination et à la définition de nouvelles normes. Ils permettront de vérifier de manière systématique si le projet de doctrine est tenable et s’il est applicable lorsque la transformation des unités est arrivée à son terme. Ils amèneront aussi à discerner si le processus a débouché sur un modèle adapté aux réalités opérationnelles à venir, ou s’il s’est limité à quelques améliorations ne remettant pas en cause les normes actuelles, face à un ennemi que nous avons toujours su dominer.

 

La méthode d’élaboration d’une doctrine pour l’avenir impose enfin de partir d’une vision large et ambitieuse, quitte à revoir cette ambition après expérimentations.  Cette vision a permis dans le cadre de Scorpion de proposer, pour la première fois, une doctrine en amont de l’arrivée des équipements. Dans le processus capacitaire DORESE6, la doctrine n’a pas de rôle prééminent, mais la description de scénarios d’emploi est vue par tous comme un support de réflexion éclairant l’ensemble des piliers capacitaires.

 

CONCLUSION

Peut-on ou doit-on innover en matière de doctrine ? L’expérience  de l’élaboration d’une doctrine en amont de la mise en service des équipements Scorpion montrent que, sans chercher à prédire les engagements futurs, la définition de scénarios d’emploi est un guide essentiel à l’appropriation de Scorpion par ses futurs utilisateurs.

 

Dit autrement, on peut difficilement imaginer prendre l’ascendant sur nos ennemis à venir si l’on n’accepte pas, régulièrement, de remettre en question notre modèle actuel, face à un ennemi qui nous met en difficulté. Qui imaginerait un entraîneur de l’équipe de France, préparant ses joueurs à la coupe du monde de 2022, partant du principe que le tournoi à venir ressemblera de très près à celui de 2018 ?

 

2 SIR.

3 VBCI.

4 Fantassin à équipements et liaisons intégrés (FELIN).

5 Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity. Volatilité, incertitude, complexité, ambiguïté.

6 Doctrine, Organisation, Ressources humaines et formation, Entraînement, Soutien et Equipement.

 

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Titre : ✅ Peut-on innover en matière de doctrine ?
Auteur(s) : Le Colonel Sébastien de Peyret
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