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Commandement et forces morales

Revue militaire générale n°56
Histoire & stratégie
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« L’orsque l’on jette un regard d’ensemble sur les quatre composantes qui constituent l’atmosphère de la guerre, à savoir : le danger, l’effort physique, l’incertitude et le hasard, on comprend sans peine qu’il faut une grande force morale et physique pour avancer avec quelque garantie de succès dans cet élément déconcertant.1 »

 

 Nous pourrions considérer, qu’à force d’avoir été exploitée, la veine des forces morales est épuisée et que depuis Ardant du Picq et Clausewitz – dont la lecture est toujours recommandée –, beaucoup a été écrit sur le sujet. Pourtant, même si la nature profonde de l’homme demeure, même si les caractéristiques principales de la guerre restent les mêmes, remettre régulièrement le travail sur le métier a du sens, ne serait-ce que pour s’assurer que les attentes sociétales actuelles ou que les contingences des guerres du moment ne modifient pas la perception que nous avons de ce sujet.

 


 

 

Les forces morales permettent à chacun de résister aux contraintes exorbitantes du champ de bataille, et au chef d’entraîner une troupe soudée derrière lui pour atteindre un objectif supérieur. Il y a donc plusieurs dimensions : une individuelle et deux collectives soit verticale – la hiérarchie – soit horizontale – la camaraderie. Les forces morales reposent sur trois piliers : la discipline, la cohésion et le commandement, et elles sont une condition nécessaire à la prise ou au rétablissement de l’ascendant sur l’adversaire afin de gagner la bataille et d’obtenir la victoire. De la discipline découle la hiérarchie qui définit les espaces de responsabilités respectifs grâce auxquels chacun trouve sa place dans nos systèmes complexes ; avec la cohésion vient la confiance, la certitude que l’autre fera son devoir, y compris d’assistance le cas échéant ; et l’action du commandement, enfin, génère et entretient discipline et cohésion. Ainsi, il s’agit moins de la somme de forces morales que de la mise en marche d’une puissance collective. Or, « la force est de l’ordre de l’addition, la puissance est de l’ordre de la multiplication »2, si bien que si l’un des trois facteurs de cette équation est nul, le résultat de celle-ci est nul.

 

Nous nous concentrerons sur le rôle du commandement et, plus particulièrement, sur le commandement des régiments ou des grandes unités. Il ne s’agit pas d’opposer les qualités des jeunes chefs à celles des chefs plus expérimentés : les qualités des uns, et notamment l’acceptation du danger et le courage physique qui se révèlent dans le champ du combat, servent de fondement aux qualités propres des autres qui s’expriment dans celui de la tactique et de l’art opératif. Toutes ces qualités se sédimentent mais toutes ne trouvent pas à s’exprimer de la même façon aux différents temps de la carrière. Le chef est un combattant qui a la capacité d’entraîner des hommes au feu, pourtant l’allant et le courage physique ne suffisent pas ; d’autres qualités sont indispensables pour commander de plus grandes unités qu’une section ou une compagnie. Clausewitz le relève ainsi : « Nous croyons donc que la résolution est due à une orientation particulière de l’intelligence, orientation qui appartient à l’esprit vigoureux plutôt que brillant. Pour confirmer cette genèse de la résolution, ajoutons qu’il existe maints exemples d’hommes qui, ayant fait preuve de la plus grande résolution tant qu’ils occupaient un rang inférieur, la perdent dès qu’ils accèdent à un poste supérieur. Tout en éprouvant le besoin de décider, ils reconnaissent les dangers que comporteraient une erreur, et, n’ayant pas l’habitude des choses dont ils s’occupent, leur intelligence perd sa vigueur primitive ; ils ne deviennent que plus timorés à mesure qu’ils s’aperçoivent du danger qu’entraîne cette indécision, qui les paralyse d’autant plus qu’ils avaient précédemment l’habitude d’agir sous l’impulsion du moment »3.

 

Le rôle du commandement comprend trois composantes principales : l’intention ou la vision, le contrôle et l’appui aux subordonnés. Dans chacune de ces composantes, la force morale du chef militaire doit trouver à s’exercer autour de la notion de doute que Clausewitz nomme « incertitude » et « hasard », afin de réduire en premier lieu celui de ses subordonnés mais aussi celui de son propre chef et de ses alliés, d’augmenter celui de ses adversaires et, a contrario, pour le cultiver pour soi-même comme une saine pratique afin de combattre l’Hubris, l’illusion de la toute-puissance.

 

 

La force morale, une responsabilité du chef

 

Le premier devoir du chef militaire est de donner du sens à l’action par l’élaboration de son intention, fruit d’une réflexion exhaustive, tout en ayant la sagesse d’être tempérant afin de libérer les énergies de ses subordonnés et d’accepter la contradiction et des avis parfois divergents. Cette tempérance trouve son point d’équilibre dans la prise de risques assumée par l’expression des présuppositions4, choix de commandement qui permettent aux subordonnés de continuer à travailler en comblant des incertitudes car, comme le disait Paul Valéry, « que de choses il faut ignorer pour agir ». Communiquée aux subordonnés avec conviction et enthousiasme, l’intention oriente leur énergie et guide leur action, ce qui est déterminant car « l’action confère la plénitude de la réalité aux mobiles qui la produisent »5. Plus le risque de pertes humaines est important, plus la pleine conscience des mobiles prend de l’importance, elle aussi, afin que le risque de mort soit consenti par le subordonné et assumé par le chef qui doit consentir, lui, à la mort d’autrui sans que la sienne soit forcément en jeu.

 

Le chef, responsable de l’instruction, de l’entraînement et de l’équipement de sa troupe, génère par le soin et l’exigence qu’il porte à ces sujets, la confiance en soi et dans le groupe et, par là-même, la cohésion et la force morale de son unité.

 

Comme on ne donne pas un ordre comme on se débarrasserait d’un problème, le commandement doit exercer résolument sa fonction de contrôle, sans jamais détourner la tête par facilité ou par lâcheté. Il doit se confronter volontairement et courageusement à la réalité, à ce qui résiste, aux difficultés, parfois même au résultat de ses propres erreurs, car aucun chef n’est parfait ni infaillible. Pour le subordonné, la garantie du contrôle est par essence rassurante et source de certitudes : corrigé, il progresse et la valeur de son travail est reconnue. Par le contrôle, les décisions du commandement sont suivies d’effet dans la durée. Commandement et contrôle sont l’avers et le revers d’un même étendard, et la responsabilité est au commandement ce que la ténacité est au contrôle.

 

Le contrôle ne vise pas à rechercher des responsabilités – c’est, là, le rôle de l’enquête – mais plutôt à établir une appréciation de situation partagée entre plusieurs niveaux hiérarchiques. Il permet de corriger une action, d’infléchir ou de confirmer une décision, de justifier d’un appui par l’échelon supérieur. Non seulement la confiance n’exclut pas le contrôle, mais le contrôle crée la confiance, qu’il s’agisse de la confiance en soi, ou qu’il s’agisse de la confiance entre niveaux hiérarchiques : connaissance de la qualité de l’exécution d’un ordre par le subordonné, certitude de la réalité de l’aide apportée par le chef en cas de besoin. La confiance vient du chef et d’elle naît la cohésion. « Et voici paraître la confiance […] cette confiance intime, ferme, consciente, qui ne s’oublie pas au moment de l’action, fait de vrais combattants »6.

 

Quoique rarement, car les méthodes d’élaboration des décisions visent à l’éviter, il est possible d’avoir raison seul contre tous ; or le rôle de Cassandre n’est jamais facile à endosser... Une patience opiniâtre est alors déterminante pour expliquer, convaincre et rallier ses partenaires, parfois son propre supérieur hiérarchique, à ses idées, tout en assumant un désaccord et en risquant de déplaire. Dans ces combats d’idées, le travail, la pugnacité et la force de conviction trouvent à s’exercer. C’est un combat de cet ordre que le général de Gaulle mena contre les Alliés pour faire libérer Paris en août 1944, lui qui soutenait que le caractère était « la vertu des temps difficiles ».

 

Facteur de puissance pour nous, les forces morales le sont aussi pour l’ennemi et, à ce titre, peuvent être une cible privilégiée de l’action de la grande unité.

 

 

La force morale, une cible à atteindre

 

De l’ennemi à l’incendie, l’action militaire ne se pense pas sans adversaires quelle qu’en soit la nature. Dans sa forme conventionnelle, elle se traduit par l’affrontement de volontés antagonistes tel que l’a formulé Clausewitz : « La guerre est un acte de violence dont l’objectif est de contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté ». Ainsi, de l’affrontement des volontés découle celui des forces morales des troupes et de celles des chefs ; d’où l’importance, pour ces derniers, d’être convaincus, à l’image du général de Monsabert, animé d’un seul but : la victoire.

 

La force morale d’une troupe permet de l’emporter sur un compétiteur de même pied, voire de dominer un adversaire aux forces matérielles supérieures mais moins déterminé, moins endurant, moins combatif. « L’action d’une armée, d’une troupe sur une autre troupe est à la fois action morale et action matérielle. L’action matérielle d’une troupe est sa puissance de destruction ; son action morale est la crainte qu’elle inspire. Dans le combat, deux actions morales, plutôt que deux forces matérielles sont en présence ; la plus forte l’emporte. Le vainqueur a souvent perdu par le feu plus de monde que le vaincu ; c’est que l’action morale n’est pas seulement en raison de la puissance de destruction, réelle, effective, elle est en raison surtout de cette puissance présumée, menaçante, sous forme de réserve menaçant de renouveler le combat »7. À ce titre, l’exemple de la bataille de Rorke’s Drift8 au cours de la guerre Anglo-Zouloue de 1879 est édifiant. Après une journée de combat, les deux cents soldats britanniques, vainqueurs face à quatre mille guerriers zoulous, ont non seulement vengé la défaite d’Isandhlwana subie la veille, mais aussi ouvert la porte à la domination britannique sur tout le sud de l’Afrique.

 

Dans son duel contre le chef adverse, le chef militaire vise à faire naître chez lui un doute hyperbolique sur le rapport des forces, sur l’opportunité de ses choix, sur le rapport coût-efficacité, sur sa capacité à se réengager dans des combats futurs, et sur l’espoir même de l’emporter. Faire naître dans l’esprit de l’adversaire le désespoir de l’emporter pourra le conduire à abandonner la lutte et à ne plus consentir de pertes en vain. À Waterloo, « L’espoir changea de camp, le combat changea d’âme »9.

 

Le doute agit comme un acide qui ronge les certitudes que l’on a sur l’autre, sur nous-mêmes, sur le bien-fondé de nos choix, sur notre propre volonté d’aboutir, voire sur le sens même de la mission ou la justesse de notre cause. C’est ce qui doit être attaqué chez l’adversaire, défendu au sein de la troupe et dans le coeur même du chef. Sa force morale se cristallise sur sa capacité à ne pas douter de lui ou de ses hommes.

 

Exacerber le doute chez l’ennemi génère chez lui de la crainte : « La peur !... Il est des chefs, il est des soldats qui l’ignorent ; ce sont des gens d’une trempe rare. La masse frémit – car on ne peut supprimer la chair – ; et ce frémissement sous peine de mécompte doit entrer comme donnée essentielle de toute organisation, discipline, dispositifs, mouvements, manoeuvre, mode d’action, toutes choses qui ont précisément pour but définitif de la mâter, de le tromper, de le faire dévier chez soi, et de l’exagérer chez l’ennemi »10. La peur est, chez le chef militaire, d’une autre nature que pour la troupe exposée aux risques physiques. Il peut avoir peur de faire des erreurs et de perdre des soldats, bien sûr, mais aussi, de déplaire à ses chefs, d’être – mal – jugé par ses pairs voire de laisser dans l’histoire une trace pitoyable.

 

Le champ immatériel des forces morales est un champ de bataille à part entière, où les perceptions ont au moins autant de poids que la réalité physique. Bonaparte le résumait ainsi : « À la guerre, le moral et l’opinion sont plus de la moitié de la réalité »11. Le doute a toute sa part dans le combat qui s’y mène, pour s’en prémunir comme pour l’entretenir chez l’ennemi. Cependant, le doute lui-même est ambivalent, car il peut être aussi un moyen d’autocontrôle pour le chef militaire.

 

 

La force de la vertu

 

Dans l’exercice du commandement, la force morale ne peut faire l’économie de la dialectique de la morale de la force, et de la profonde humanité qui doit s’y exprimer. La guerre est en effet une des expressions les plus paroxystiques de l’action humaine avec, probablement, le sauvetage qui fait que des hommes acceptent de risquer leur vie pour sauver celle de leurs semblables. « C’est cette […] force d’âme qui choisira la voie étroite entre le principe d’efficience et le principe d’humanité ; cette même force d’âme qui se communiquera aux subordonnés, leur épargnant ainsi les “ états d’âme ” pathologiques ; cette même force d’âme grâce à laquelle “ moral ” et “ morale ” loin de s’exclure mutuellement, s’épauleront et se renforceront de leur pouvoir d’impulsion respectifs »12.

 

À cet égard, le doute, prend ici la forme de la circonspection pour peser finement la part juste et strictement indispensable de souffrance humaine – qu’il s’agisse de celle de nos soldats ou de celle de l’adversaire – pour atteindre les objectifs fixés. Il prend également la forme de l’humilité pour se prémunir de la vanité ou de l’illusion de la connaissance absolue ou de la tentation de la toute-puissance. Aussi, paradoxalement, le doute est-il salutaire pour le chef militaire dès lors qu’il est pensé comme un procédé personnel conscient, volontaire, réfléchi et… partagé avec un très petit nombre d’intimes. Cette démarche s’équilibre avec la détermination qui anime le chef militaire ; elle lui permet de détecter en lui le point de bascule entre la persévérance et l’obstination. « La guerre est le domaine du hasard. […] Or pour traverser ces conflits incessants avec l’imprévu, deux qualités sont indispensables : d’abord un esprit qui même au sein de cette obscurité accrue ne perd pas toute trace de clarté interne nécessaire pour le conduire vers la vérité ; et ensuite le courage de suivre cette faible lueur. Le premier a été désigné au figuré par l’expression française de coup d’oeil ; l’autre est la résolution »13.

 

L’action du commandement prend aussi une dimension sociale en considérant le soldat dans sa plénitude non seulement comme un individu membre d’un collectif de combat, mais aussi comme un individu membre d’une famille. « L’arrière » doit tenir ; c’est pourquoi, au-delà de toute considération d’humanité, la prise en compte des familles des soldats revêt pour le chef militaire une si grande importance.

 

Au-delà, la force morale pour le commandement réside dans la pleine conscience de la nature profonde de l’être humain, tout à la fois corps, esprit et âme, et dans la pleine conscience des besoins de l’âme humaine : ordre et hiérarchie, liberté et égalité, obéissance et responsabilité, sentiment d’être utile, honneur, justice. La satisfaction de ces besoins pour soi-même et surtout pour les soldats, car l’esprit de corps n’est pas la négation de l’individu, répond au besoin le plus pressant de l’âme humaine qu’est l’enracinement. « Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir »14. Pour le soldat, il s’agit de l’esprit de corps et du sentiment national. Cette dimension morale prend toute sa dimension tragique lorsque le chef militaire s’expose aux regards des camarades ou de la famille du soldat mort pour la France ; regards qui souvent l’obligent.

 

Sans surprise, commandement et force morale sont intiment liés, qu’ils soient une qualité fondamentale du chef militaire ou que celui-ci soit le premier responsable de celle de sa troupe, notamment par la qualité de sa préparation. Pour le commandement, et principalement aux niveaux supérieurs, la notion de force morale se fonde sur la maîtrise d’une dialectique ambivalente du doute en plus des qualités plus évidentes de tout meneur d’hommes.

 

                                                  

 

1 Carl von CLAUSEWITZ : De la Guerre, Editions de Minuit, Paris, 1955, p. 89.

2 Julien FREUND : Sociologie du Conflit, Presses Universitaires de France, Paris, 1980, p. 98.

3 Carl von CLAUSEWITZ, Ibid., p. 86-89.

4 Hypothèse conditionnant la validité de la planification étudiée (CICDE, Glossaire Interarmées de Terminologie Opérationnelle, 2015, p. 199).

5 Simone WEIL : L’Enracinement, Gallimard, Paris, 1990, p. 263.

6 Charles ARDANT du PICQ : Études sur le Combat, Librairie Chapelot, Paris, 1914, p. 82.

7 Ibid., p. 121.

8 Relatée dans le film Zulu de Cyril R. ENDFIELD de 1964.

9 Victor HUGO : Les Châtiments, 1853.

10 Charles ARDANT du PICQ, ibid., p. 12.

11 Cité par Hervé COUTAU-BÉGARIE dans « Traité de Stratégie », Economica, Paris, 2008, p. 105.

12 Jean-René BACHELET : « Inflexions », La Documentation Française, Paris, juin 2007, p. 35.

13 Carl von CLAUSEWITZ, ibid., p. 86.

14 Simone WEIL, ibid., p. 61.

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Titre : Commandement et forces morales
Auteur(s) : le général Xavier PINEAU
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