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En 2035, le chef au combat sera-t-il un meneur d’hommes ou un manager connecté?

cahier de la pensée mili-Terre
Histoire & stratégie
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Les outils d’aide au commandement se multiplient dans les systèmes d’information et de commandement. Il s’agit de définir quelle devra être la marge de manœuvre des chefs militaires tactiques dans un environnement saturé par l’information descendante et montante.


L’état de l’art technologique et la perspective de la pérennité de la loi de Moore pour les prochaines années laissent aisément imaginer que le chef tactique de demain disposera, dans l’exercice de ses fonctions, d’une large panoplie d’outils d’aide au commandement et à la conduite visant à dissiper en partie le brouillard de la guerre et à gagner du temps. Cette évolution s’inscrit logiquement dans celle du monde moderne et, à l’instar du monde civil, dans lequel l’innovation est source de domination du marché, «la supériorité opérationnelle s’obtient désormais par la domination du champ cognitif», explique le général Cuche[1].

Toutefois, dominer le champ cognitif est un projet particulièrement ambitieux qui nécessite des outils et des procédures afin que la masse d’informations recueillies soit exploitable et exploitée à temps dans le but unique de décider. Les enquêtes qui ont suivi les attentats de New-York du 11 septembre 2001 ont montré que ce n’est pas le manque d’informations mais bien des défauts de circulation et d’exploitation de ces informations entre les divers services de sécurité et de renseignement qui n’ont pas permis d’éviter cette attaque[2].

L’évolution de nos systèmes de commandement, dans un contexte toujours plus complexe est une nécessité, mais surtout un défi. Il n’est plus uniquement question d’évolution de technologies matérielles comme depuis la nuit des temps, car aujourd’hui la supériorité opérationnelle s’acquiert via le champ nouveau et immatériel de la maîtrise de l’information et de la décision rapide.

Ainsi, dans une période charnière au cours de laquelle la numérisation de l’espace de bataille (NEB) est censée arriver à maturité, et avec l’avènement prochain de l’infovaloristion, il convient de voir quelles sont les perspectives, enjeux et écueils de la «connexion à outrance» des chefs tactiques de demain.

L’intégration progressive des nouvelles technologies d’information et de communication (NTIC) au profit des chefs militaires est une évolution plus qu’une révolution. Les chefs au combat de demain seront indubitablement des «chefs militaires connectés».

Malgré les inquiétudes légitimes que suscite l’avenir du chef militaire, celui-ci saura et devra s’adapter aux nouvelles technologies en s’appuyant sur un corpus doctrinal cohérent et sur une formation de qualité.

 

Le chef militaire, entre inquiétudes et certitudes

Le chef militaire fait l’objet, au travers des âges, d’innombrables écrits. La place et l’avenir du chef au sein des armées, quelle que soit l’époque, ont été sources d’inquiétudes et d’interrogations. La crainte de voir le chef perdre de son autorité et de son charisme invite chaque génération d’officiers à s’interroger sur la place de ce dernier dans les armées et les conflits du lendemain. Cette crainte trouve son fondement dans un double constat: le monde dans lequel vit l’homme est en perpétuel changement et devient toujours plus complexe alors que l’homme, construisant et façonnant ce monde, n’évolue, intrinsèquement, que très peu et à une vitesse bien moindre. Ainsi se pose la question de la capacité du chef militaire à s’adapter aux changements économiques, sociaux ou technologiques.

Des écrits précédemment évoqués, il transparaît un réel désir de se rassurer par rapport à l’avenir sur la capacité de l’institution militaire à faire face aux changements de tous ordres. Bien que parfois paternalistes, il serait absolument réducteur de considérer que les auteurs ont simplement cherché à témoigner de leur inquiétude. En effet, il ne s’agit pas de dénier aux générations futures la capacité à évoluer, mais bien de permettre d’adapter les outils de formation et les moyens militaires aux enjeux et aux hommes de demain, tout en conservant les valeurs et caractéristiques du chef militaire.

Pour autant, avec une grande clairvoyance, l’adaptation est décrite comme un véritable défi. En effet, si s’adapter en permanence reste une des qualités premières du militaire en général, celui-ci n’en reste pas moins réticent aux évolutions, qu’elles soient subies ou voulues. Dans son ouvrage «Vers l’armée de métier», le Général de Gaulle affirme clairement cette réticence: «L’armée, par nature est réfractaire aux changements,.., vivant de stabilité, de conformisme, de tradition, l’armée redoute, d’instinct, ce qui tend à modifier sa structure»[3]. Le sociologue Elvin Toffler constate également que «les militaires, comme n'importe quelle grande bureaucratie, résistent aux innovations»[4]. Ce phénomène est ancien. L’introduction de nouveautés, matérielles comme immatérielles (doctrine) trouvent généralement peu de fervents défenseurs et une majorité d’opposants, persuadés de l’inutilité, voire du danger de l’innovation en question. L’historien Karl-Heinz Frieser considère que, compte tenu du nombre d’opposants au char et de leur influence, les divisions blindées allemandes auraient vraisemblablement été dissoutes pour rétablir une tactique «infanterie en tête» si le coup de faucille allemand avait échoué en 1940[5].

Ainsi réfractaire au changement, le monde militaire est parfois contraint à s’inspirer d’un monde civil plus enclin et prompt à s’adapter rapidement au progrès.

 

Les formations au management se sont longtemps inspirées de l’expérience militaire, mais le phénomène s’est inversé depuis les années 1980. Conséquence de ce monde en perpétuel changement et de l’adaptation continuelle des armées, celles-ci, dans des logiques financières et de rentabilité, mais également par mimétisme, se sont inspirées des «sciences managériales». Le chef militaire a toutefois toujours refusé d’être comparé à un manager en suivant l’adage qui veut qu’un chef ne manage pas mais commande. La suspension du service national a par ailleurs renforcé ce sentiment d’un nécessaire recours à l’adoption d’un management similaire à celui du monde civil. Ce rapprochement provient du fait que les chefs de tous niveaux gèrent des engagés volontaires pour plusieurs années et qu’afin de fidéliser cette ressource, il convient de les «manager». «Le commandement se justifie pleinement sous le feu, mais en temps de paix il faut procéder autrement. Le gradé doit davantage se soucier de la motivation des troupes, expliquer le bien-fondé des décisions, échanger, bref faire du management. Il ne peut pas se contenter d'ordonner», explique Serge Alecian, directeur général du cabinet conseil en management Innovence[6].

Il ne s’agit pas ici de donner une énième définition du manager ou du chef militaire, mais nous considérerons que «le chef est celui qui décide et commande. Il est celui vers qui les regards se tournent dans la difficulté. Il est celui qui, devant ses hommes, peut dire «en avant!» en étant certain d’être suivi. Il est aussi celui qui, au milieu de ses hommes, aide chacun à se dépasser et fédère les énergies. Ce degré d’exigence justifie à lui seul que le chef militaire soit habité par les principes du commandement qui constituent le cœur de sa vocation: l’exigence, la compétence, l’esprit de décision, l’humanité, la justice et la confiance»[7], et nous entendrons le manager comme la personne «chargée de diriger et de gérer rationnellement une organisation, d'organiser les activités, de fixer les buts et les objectifs, de bâtir des stratégies en utilisant au mieux les hommes, les ressources matérielles, les machines, la technologie, dans le but d'accroître la rentabilité et l' efficacité de l'entreprise»[8].

Au-delà de ces définitions et à y regarder de plus près, les deux notions de commandement et de management ne sont toutefois pas si éloignées l’une de l’autre, voire construites sur les mêmes fondations. En 1917, le Général Nivelle se décrivait lui-même comme un «capitaine d’industrie». Dès 1916, Henri Fayol, directeur d’exploitations minières, écrit «L’administration industrielle et générale», ouvrage dans lequel il décrit le rôle clé du chef comme responsable de la bonne gestion et du succès de l’entreprise. Pour mieux décrire ce chef, il lui attribue sept qualités essentielles (notamment: vigueur physique, vigueur intellectuelle, qualités morales, culture générale, art de manier les hommes…) et décrit quatorze principes généraux d’administration (plus connus sous le nom des 14 règles de Fayol). Parmi ceux-ci, on retrouve le principe d’autorité et de responsabilité du chef, avec la notion de discipline et le fait que le chef y assume ses ordres. On y trouve également le principe d’unité de commandement, la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général, mais encore le principe d’initiative ou encore celui du respect hiérarchique. Excepté les notions de personnel, d’entreprise, de collaborateurs et de direction, il ne serait pas possible en une lecture rapide de ces règles de savoir si elles ont été écrites initialement par (ou pour) un chef d’entreprise ou par (ou pour) un chef militaire. Ceci tend à prouver la limite ténue entre ces deux termes, mais que l’on parvient tout de même à différencier.

On peut dénombrer quatre différences essentielles entre un manager et un chef militaire:

  • En premier lieu, le chef militaire agit avec désintéressement financier. Il cherche à être efficace et non pas rentable. La notion d’argent ne vient donc pas corrompre le sens de sa réflexion au combat. S'il veille à préserver ses hommes tout en remplissant la mission confiée, il n’est pas soumis à la réflexion permanente du monde de l’entreprise en termes de rapport coût/efficacité.
  • Une deuxième différence essentielle réside dans la notion de service. Le chef militaire est au service de son pays et des intérêts de celui-ci, donc de ses concitoyens, alors que le manager sert son entreprise et/ou ses propres intérêts en écartant toute notion de bien commun. Comme le précise le «Code du soldat», le militaire est dévoué à son «employeur» en tout temps et en tout lieu, alors que le manager est dévoué à son entreprise et pour une durée de travail définie.
  • Le troisième élément de différenciation réside dans l’audace du chef militaire et sa capacité à décider dans l’incertitude. Alors que la diminution des risques et l’engagement dans la voie la plus sûre et fiable constitue majoritairement une ligne de conduite pour le manager, le chef militaire peut quant à lui faire preuve d’une plus grande audace et accepter un risque plus important. Quand le manager conduit un projet, le chef militaire conduit une mission au caractère incertain en se «nourrissant» en permanence de l’accidentel, et est amené à prendre des décisions dans des circonstances difficiles (feu ennemi) dans un laps temps très court et pouvant conduire à la mort.
  • Enfin et surtout, contrairement au manager, le chef militaire, en qualité de détenteur de la violence légitime, y est confronté doublement, par sa capacité à donner ou faire donner la mort, et par le fait qu’il en assume la contrepartie, celle de perdre la vie, la sienne comme celle de ses subordonnés.

Le chef militaire est certes un manager au sens organisationnel du terme, mais surtout un meneur d’hommes en particulier au combat. La spécificité de sa vocation trouve également ses racines dans les valeurs inhérentes à la fonction d’officier et dans sa faculté à s’adapter au mieux à son environnement.

 

Comme abordé précédemment, le monde dans le lequel le chef est amené à agir est en permanente évolution. Dans un article de 1963 portant sur la formation des cadres, le Général d’armée Gambiez évoque tout d’abord un cadre évolutif, puis recense trois thèmes majeurs d’évolution[9]. Le premier relève de l’accentuation des caractères scientifiques et techniques du progrès. Le deuxième tient à l’accélération du progrès (notamment organisationnel et administratif) et le troisième est essentiellement social. Selon lui, une prise en compte de ces trois thèmes est indispensable à la formation des chefs de demain. Ainsi, si le monde change, vraisemblablement toujours plus vite, sous l’effet de la mondialisation et du règne de «l’hyper-information», l’homme évolue dans de bien moindres proportions. Le chef militaire n’échappe pas non plus à la règle. Bien au contraire, fort de sa plus ou moins importante réticence au progrès, il a une tendance à évoluer encore moins vite dans certains domaines. Cela ne doit en rien être considéré comme un défaut, mais doit être analysé à l’aune des qualités qui, de tout temps, ont fait sa force.

Dans un monde où l’individualisme a souvent pris le pas sur l’intérêt général et où certaines valeurs sont parfois considérées comme désuètes, le chef militaire reste attaché aux notions et valeurs de loyauté, de discipline, d’humilité, de probité, d’audace ou de courage. Il ne s’agit pas de considérer ce dernier comme le «gardien du temple», mais bien de constater que ce qui a fait sa force par le passé conserve toute sa pertinence aujourd’hui. Le fait que ces qualités continuent à être cultivées aujourd’hui en école de formation ou dans les unités ne relève en rien d’un conservatisme désespéré mais bien d’une volonté d’efficacité. Ainsi, le chef militaire, s’appuyant sur de solides fondations physiques, morales et intellectuelles, parvient à s’adapter à son époque sans pour autant renier l’essence même de son métier.

Cette capacité d’adaptation revêt un caractère primordial dans les domaines matériels et techniques au risque de ne pouvoir exercer correctement ses fonctions. Cette nécessité est même vitale, comme le rappelait le Général d’armée Pierre de Villiers aux futurs officiers des armées françaises lors d’une allocution à l’occasion de l’ouverture du séminaire interarmées des grandes écoles militaires le 17 mars 2014: «Le cadre dans lequel vous déciderez sera déjà différent de celui d’aujourd’hui. Notre monde évolue perpétuellement, nous devons nous y adapter, et donc réformer: toute structure statique meurt d’entropie!»

Pour autant, il convient d’emblée de bien définir cette capacité d’adaptation de la part du militaire. En dépit des progrès scientifiques et technologiques, le rôle du chef n’évolue en effet que très peu, comme l’affirmait le Général de Gaulle: «Pour mener des hommes au combat, qu’ils soient armés d’un glaive ou qu’ils manient un char moderne, le rôle du chef est toujours de concevoir d’après les circonstances, de décider et prescrire en forçant sa nature et celles des autres, puis, l’action une fois déclenchée, de ressaisir par occasions le système de ses moyens que les faits déforment sans relâche»[10]. Deux décennies plus tard, le Général Ely affirmait pour sa part qu’«un vrai chef s’adapte à n’importe quelle technique»[11].

Les conflits dans lesquels la France s’est engagée au cours des dix dernières années viennent illustrer cette faculté d’adaptation du militaire. Avec parfois un peu de retard certes, les chefs militaires ont su intégrer l’ensemble des nouveautés techniques sur le champ de bataille pour en tirer le meilleur parti. Des hélicoptères Tigre en Afghanistan aux drones REAPER au Sahel en passant par le système Félin, les officiers, quel que soit leur niveau de responsabilité, sont aisément parvenu à assimiler et à employer à bon escient les dernières technologies mises à leur disposition.

Néanmoins, malgré ses qualités et sa grande faculté d’adaptation, les progrès technologiques, spécialement dans le domaine cognitif, la pression du modèle civil et la réticence aux changements n’auront-ils pas, à l’avenir, raison des valeurs du chef militaire et ne le contraindront-ils pas à renoncer au commandement pour une autre forme d’incitation à l’action?

 

Vers 2035, un chef militaire connecté

Au regard des qualités de chefs qui ont traversé les âges, il apparaît bien que l’évolution du monde moderne ne doive pas remettre en question certaines vertus. Si certaines capacités exigées chez les chefs évoluent (physiques, compréhension du monde, connaissances techniques de matériels…) l’exercice du commandement se fonde sur un socle fait de management et de leadership, de culture et d’autorité, de sagesse et d’audace et ne saurait être remis en question. Pourtant, les progrès des systèmes d’information font craindre une mutation du chef militaire comme de l’art de la guerre. Doit-on alors craindre la mort de l’artiste sous le poids de la science? Bien que différencié d’emblée, le simple fait de se demander si le chef sera un manager connecté trahit la crainte d’un changement de statut du chef et un possible changement de culture professionnelle sous l’effet de la technologie.

Quinze ans après avoir numérisé ses unités, l’armée de Terre fait face à une défiance persistante des utilisateurs envers les systèmes d’information opérationnels et de commandement (SIOC). Cette attitude trouve sa source dans le procédé de développement de ces systèmes, conséquence de l’inversion du rapport de dominance entre innovations militaires et innovations civiles. En 1998, Renaud Bellais constatait, dans un article, que les armées, bien que contribuant depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale aux évolutions de l’électronique par leurs programmes d’armement, ont pris dans les années 90 un retard considérable en matière de technologies logicielles et de communication sur le monde civil[12]. Ainsi, les armées bénéficient aujourd'hui d'importants transferts de connaissances de la part de la recherche civile, renversant une situation qui a longtemps prévalu. Combler le retard technologique est alors passé par une nécessaire militarisation des technologies civiles. Ce qui a consisté à réduire le champ du possible (la R&D civile crée «tout azimut» avant de sélectionner ce qui est commercialisable) à celui du militairement utile. Ceci, combiné aux exigences budgétaires, à l’absence de vision globale et aux diverses réticences, a conduit au développement, par étapes et avec le concours d’industriels différents, d’outils peu interopérables et particulièrement fastidieux à manipuler. Il existe alors, pour un utilisateur pourtant de plus en plus issu de la génération Y et acculturé à la découverte instinctive de nouveaux produits, un décalage flagrant entre la convivialité des NTIC civiles (personne ne lit la notice d’emploi de son nouveau smartphone) et la difficulté d’emploi des outils de numérisation de l’espace de bataille (NEB)[13] (plus de 20h de formation sont nécessaires pour qualifier un utilisateur SIR ou SICF et les connaissances se perdent sans pratique régulière). Ce qui doit être un outil d’aide au commandement est alors parfois une contrainte, au pire un fardeau. Ceci explique le manque d’adhésion que connaît notre armée[14].

À l’heure actuelle, les perspectives d’évolutions technologiques majeures, sources d’enjeu de supériorité opérationnelle, sont de l’ordre du cognitif et de l’automatique. Mais l’avant-goût des outils en gestation pour la guerre de demain, incarnés en France par les outils d’aide au commandement que proposera le programme Scorpion, provoquent craintes et réticences parmi les militaires. Cela est particulièrement prégnant chez les officiers, qui entrevoient un outil leur ôtant leurs prérogatives de chefs et qui tendrait à déshumaniser la guerre. Le développement de l’intelligence artificielle, axe majeur d’innovation de ces prochaines années, pourrait générer des calculateurs trop puissants pour l’homme. Celui-ci deviendrait physiologiquement incapable de suivre le flot d’informations à traiter. La machine aurait la capacité de se passer du cerveau humain pour proposer en une fraction de temps une décision à la logique incontestable à partir d’une quantité de paramètres et d’informations en provenance de capteurs. L’artiste tombera-t-il sous le poids de la science? Les craintes légitimes exprimées trouvent leur source principalement dans l’échec de la numérisation, mais il serait réducteur d’en rester là car toute innovation apporte son risque nouveau et parce que la guerre ne sera jamais une science exacte.

 

La connexion à outrance, avec les avantages cognitifs qu’elle procure, relance l’idée de la connaissance parfaite du champ de bataille. Si tel était le cas, l’effacement total du brouillard de la guerre que défendait Schlieffen en considérant que «toute incertitude peut être maîtrisée en concevant un plan rigide et en centralisant le commandement»[15] reprendrait tout son sens. Cependant, si l’on peut estimer que la technologie permettra indéniablement de limiter encore plus les frictions du champ de bataille, il faut être convaincu que le brouillard de la guerre demeurera. Le nier «repose sur une profonde méconnaissance historique, un mépris des leçons du passé et dédaigne l’examen raisonnable des conflits récents»[16], selon le Général Scales[17] en référence à l’utopie américaine d’élimination de la friction lors des engagements au Viêt-Nam et en Irak. L’incertitude ne peut pas être supprimée et ne le sera jamais; elle peut bien au contraire ressurgir ou se renforcer au gré des frictions. Aucune technologie ne gommera certains facteurs aléatoires comme la météo, à laquelle il faudra toujours accorder un coefficient de confiance, ou encore la «liberté d’esprit» de l’ennemi[18] et ses réactions souvent imprévisibles (peur, témérité, folie meurtrière…). De même, certains facteurs lissent les supériorités technologiques: l’eau absorbe les ondes radar, le mauvais temps empêche de voir même avec les meilleures caméras infra-rouges ou thermiques. Enfin, il sera toujours difficile de discriminer le civil du combattant. Ainsi, si on peut considérer que la planification préalable à tout engagement pourra se faire avec une certaine quiétude et avec des moyens réduisant la part d’incertitude à son minimum, les dividendes de ces atouts technologiques (supériorité, moral, rapidité) engendreront de nouvelles incertitudes. Il faudra donc, pour le chef militaire, décider dans cette nouvelle incertitude et décider vite car le rythme sera supérieur. Il conservera alors toutes ses prérogatives de décideur et de meneur d’homme. Il sera sans doute même exigé de lui une rapidité d’analyse et de décision bien supérieure à celle que l’on demande aux chefs d’aujourd’hui, afin de s’adapter à l’accélération du tempo des opérations. Dominer l’incertitude reste une utopie et décider dans l’incertitude prévaudra.

Subir la tyrannie de la technologie est un écueil également envisageable. Le chef, sous la pression du temps et de ses acteurs, pourrait ne plus être à la source de la décision. Il pourrait trouver dans ces outils une forme de protection qui lui permettrait de justifier des non-décisions, car choisies selon la proposition de la machine et non selon son propre ressenti de la situation. Ce comportement, eu égard à la judiciarisation croissante des opérations militaires, pourrait ainsi se généraliser. Comment en effet se justifier pénalement de ne pas avoir suivi les conseils d’une machine dont la puissance de calcul dépasse les capacités humaines? Le chef pourrait également se trouver inhibé dans son commandement, incapable de décider tant que les conditions de renseignement ne sont pas rassemblées, ou incapable de commander sans le concours de ces outils. Enfin, l’apport technologique conféré par les systèmes futurs aura pour effet d’accélérer le rythme de la manœuvre. Cette accélération est voulue et souhaitable dans la mesure où il est impératif de s’adapter rapidement à un ennemi parfois insaisissable, en mouvement permanent et au comportement imprévisible. L’exigence politique de résultats rapides et visibles vient renforcer ce besoin d’accélération. De la rapidité de la prise de décision dépendra bien souvent le résultat de l’opération. Pour autant, par effet de saturation, le chef pourrait se trouver en état de dépassement physiologique, incapable d’absorber le flux d’information. Le Général Scales constate qu’en Irak «les chefs doivent prendre des décisions dans la seconde sous une avalanche d’informations qui leur font atteindre les limites de ce qu’ils peuvent physiquement absorber»[19].

Mais le risque majeur est celui d’une probable altération des relations humaines. La guerre, en tant que confrontation de volontés antagonistes par la destruction, impose une relation toute singulière du chef militaire à ses subordonnés. En effet, outre l’échec de la mission, l’idée de consentir à la mort est la composante distinguant la guerre de toute autre entreprise humaine. La relation de commandement, faite d’obéissance, mais également de discipline, confiance et adhésion, est un lien fragile entre les soldats et les chefs. Ce lien pourrait être modifié lorsque les NTIC, et surtout l’intelligence artificielle, auront atteint la capacité de modéliser puis d’analyser une situation complexe et de proposer des solutions tactiques. Cet état de fait est rationnellement envisageable à l’horizon des cinquante ou soixante prochaines années. On peut dès à présent imaginer trois phénomènes induits: une accentuation de la judiciarisation des opérations militaires, l’altération des relations de commandement et la généralisation du «micro management».

La judiciarisation des opérations militaires est un phénomène déjà actuel qui pourrait s’amplifier dans l’avenir. Le chef au combat, disposant de moyens d’analyse et d’aide à la décision, sera indirectement «surveillé». La conservation des données numériques permettra d’avoir, après action, une vision très précise du déroulement des opérations et il sera aisé d’attaquer un chef qui aura voulu conserver sa prérogative de décision en fonction des circonstances, en s’affranchissant des «conseils» d’une machine aux capacités de calcul bien supérieures aux siennes.

De même, l’info-valorisation, avec la géolocalisation en temps réel des unités, permettra un suivi de situation amie dans le moindre détail. Une conséquence naturelle sera sans doute une plus grande rigidité dans la conception (concept de domination de l’incertitude de Schlieffen) et encouragera nécessairement le phénomène de «micro management» (écrasement des niveaux hiérarchiques par entrisme dans la «bulle d’action» du chef subordonné). Loin de la troupe, parfaitement renseigné sur la situation (du moins amie) et exempté des frictions du champ de bataille comme la peur, les conditions météorologiques ou la fatigue, la tentation d’ingérence dans les manœuvres des subordonnés sera grande et contribuera à altérer le rôle du chef militaire.

Par ailleurs, il n’est pas à exclure que ces technologies soient parfois rendues inopérantes en raison d’une panne, d’un brouillage voire d’une intrusion. Se fier au «tout technologique» constituerait alors une erreur et serait une source d’échec en paralysant une troupe, voire une armée entière, privée de ses moyens de combat.

Enfin, c’est bien le statut même du chef et sa culture professionnelle qui pourraient être remis en question. Aujourd’hui, les méthodes de commandement imposent déjà d’expliquer et de faire adhérer la troupe pour emporter l’adhésion. Demain, si une machine est le moteur de la décision, l’autorité pourrait être relativisée et le chef relégué à un rôle de technicien. La troupe suivra-t-elle les conseils d’une machine?

Imaginer ces risques peut parfois sembler exagéré, mais il est logique d’envisager leur concrétisation et donc de réfléchir dès maintenant à la façon de s’en protéger.

En définitive, le sujet n’est pas de décider s’il faut ou non accepter les futures technologies dans le monde militaire, mais bien de voir comment les adopter intelligemment, car elles s’imposeront inéluctablement, et comme le constate Renaud Bellais: «Posséder des technologies introduisant des innovations radicales est une chose, savoir tirer parti de ces technologies en est une autre»[20]. Afin de dépasser des craintes, somme toute légitimes, et pour pallier les risques, il est nécessaire d’envisager des pistes de réflexion pour mieux appréhender et préparer l’avenir.

Il conviendra, pour rentabiliser nos futurs systèmes, de préserver des constantes et de s’engager avec volonté dans des changements. Le développement de matériels fiables, résilients et simples d’emploi contribuera au succès de cette mutation. Cependant, dépendant du système industriel civil de production, il peut s’avérer difficile d’agir directement sur leur conception initiale. L’effort devra donc être fourni dans le domaine de la formation, les NTIC devront être adoptées avec volonté et la doctrine devra être adaptée.

La formation de demain sera un volet crucial car l’aspect «technique» devra prendre plus d’importance sans toutefois délaisser le volet tactique ni celui du comportement du chef militaire. Certes, nos jeunes chefs sont déjà formés sur de nombreux matériels, mais il sera indispensable de consentir les efforts nécessaires, éventuellement au prix d’un allongement des durées de formations. En effet, le chef de demain sera avant tout un tacticien, mais devra également être un technicien performant. Selon le général Ely, il convient également «d’instruire la jeunesse pour qu’elle tienne sa place dans un monde en accélération, en préservant chez elle les valeurs spirituelles les plus hautes»[21]. À cet effet, il conviendra d’instruire d’emblée en école de formation les futurs chefs (officiers en particulier mais sous-officiers également) à ces nouvelles technologies. Il s’agira de se former et de s’entraîner avec les moyens qui seront employés sur les théâtres d’opération. Pour autant, la formation ne devra pas être axée exclusivement sur ces nouvelles technologies. En raison des risques précédemment évoqués (panne, brouillage, intrusion…), le commandement «à la voix» devra toujours être enseigné comme base et préalable aux outils connectés. Bien qu’il soit difficile de définir le ratio entre méthode traditionnelle et technologie moderne, on peut estimer qu’une répartition pour moitié de chacune pourrait donner satisfaction. Enfin, la bascule d’un mode de commandement à l’autre devra être enseigné et répété pour conserver une aisance dans tous les domaines. Cet aspect formation repose sur une logique de moyens mis à disposition tant en école de formation qu’en unité et devra impérativement faire l’objet d’une vigilance particulière. Enfin, il conviendra d’apporter une attention particulière au style de commandement des futures générations d’officiers supérieurs. Il sera nécessaire d’inculquer la culture du «eyes on, hands off»[22] consistant à suivre en direct une opération sans interférer (sauf urgence vitale) dans la manœuvre des subordonnés sur le terrain.

La formation ne devra toutefois pas se limiter à ces aspects. Inculquer un sens profond des responsabilités et permettre au futur chef de se forger un caractère affirmé seront également indispensables. Concernant la force de caractère, il s’agira de permettre au futur chef de convaincre ses subordonnés, voire ses chefs, du bien-fondé de ses décisions et de son raisonnement. Cela devra lui octroyer la capacité de reconnaître ses erreurs humblement, mais également de s’ouvrir respectueusement et librement auprès de ses supérieurs de son opinion et de ses éventuels désaccords.

Un effort de formation, enfin, devra être consenti au profit de la culture générale et militaire des jeunes chefs dès leur passage en école de formation initiale: «La véritable école du commandement est la culture générale»[23]. Il ne s’agira pas de les assommer d’ouvrages ou de doctrine, mais de leur donner le goût de la lecture et de les intéresser aux sujets d’hier comme à ceux de demain. Il conviendra pour cela de leur laisser du temps pour se cultiver tout en les guidant pour éviter qu’ils ne se perdent ou ne se dispersent.

Cette culture générale et militaire leur permettra d’appréhender au mieux les nouvelles technologies en constituant un socle de connaissances et un référentiel tactique susceptibles de servir non pas de solutions ou de recettes, mais de mains courantes sur lesquelles s’appuyer en tant que de besoin. Ces fondations solides viendront alors sublimer l’emploi des NTIC. Par ailleurs, ces connaissances autoriseront également le futur chef à se passer des nouvelles technologies autant qu’il l’estimera nécessaire. Il ne s’agira donc pas de leur inculquer un «prêt-à-penser», mais bien de leur conférer une capacité à réfléchir sur un problème sous différents angles d’attaque avec des pistes de réflexion diverses. «Grâce à ma lecture, je n'ai jamais été pris de court par aucune situation, jamais sans savoir comment un problème a déjà été abordé (en bien ou en mal) avant. Ça ne me donne pas toutes les réponses, mais c'est une lumière dans un chemin qui est souvent sombre»[24].

Concernant l’adoption des NTIC, selon le vieil adage «le mieux est l’ennemi du bien», il sera nécessaire de trouver un point d’utilité culminant. Il s’agira en effet d’éviter de chercher le matériel parfait, universel et adapté à toutes les circonstances. Un exemple à ne pas reproduire est celui du développement de l’hélicoptère interarmées léger (HIL) qui est censé remplacer la Gazelle dans l’armée de Terre, le Lynx dans la Marine et le Puma dans l’armée de l’Air. Au final, ce projet pourrait aboutir à un produit universel ne répondant au besoin d’aucune des trois armées. Pour éviter cela dans le domaine des NTIC, il faudra discriminer les fonctions essentielles de celles accessoires afin de produire des outils simples et efficaces. Une solution est le choix d’un cœur commun, matériel comme logiciel, qui sera adaptable au besoin, interopérable et évolutif. Il conviendra enfin d’accepter que l’ensemble du spectre des possibles offert par ces nouvelles technologies ne soit pas obligatoirement utilisé. Pour ce faire, il sera nécessaire de définir le niveau minimal standard de connaissance du système et les «optionnels». Le standard devra être défini au niveau de l’armée de Terre (ou prédéfini lors des préparations à la projection). L’emploi des optionnels pourra rester à la diligence des chefs de corps et des commandants d’unité. En privilégiant une connaissance de base particulièrement solide à une connaissance globale souvent lacunaire, l’efficacité des processus décisionnels et de commandement au combat en sera accrue.

Une condition majeure du succès de l’adoption d’outils d’aide au commandement est également l’adhésion des utilisateurs. La définition de l’outil, de ses composantes et interfaces et de ses fonctionnalités y contribue. Il faudra un outil fiable, intuitif et ergonomique. Cet outil devra être adapté à l’emploi qui lui est destiné, ce qui implique un principe de différenciation selon le niveau de commandement, voire de l’arme d’emploi. C’est à cette condition que sera acquise l’adhésion des chefs qui devront à leur tour s’impliquer pour convaincre de l’intérêt de l’outil. Ces principes ne sont pas nouveaux, mais le manque de convivialité de nos outils de NEB d’aujourd’hui est une des raisons majeures de son échec, comme nous l’avons déjà souligné.

Il faudra enfin faire évoluer la doctrine d’emploi des unités du futur afin de gérer les effets induits par les NTIC. La doctrine devra décrire des procédures en veillant à ne pas saturer intellectuellement le chef par un flot trop abondant d’informations, «car le chef, pour agir, doit être riche d’une réserve de potentiel»[25]. Elle devra conforter le rôle du chef militaire dans le cycle de conception et de conduite des opérations. En dépit d’une plus grande liberté de parole du subordonné envers son supérieur, elle devra préserver le sens des relations hiérarchiques, gage du bon fonctionnement des armées. La doctrine devra donc être robuste en réaffirmant la primauté du chef sur la technologie. Elle devra également et paradoxalement être suffisamment souple afin de laisser au chef militaire une pleine et entière liberté de choix et d’action. En résumé, elle devra toujours laisser sa place à l’audace et à l’intuition.

L’écrasement des niveaux, s’il doit être évité, ne devra pas nécessairement être vu comme un écueil. On peut ainsi imaginer une plus grande modularité dans l’articulation des troupes. Les unités pourraient momentanément changer de subordination sur court préavis et en cours d’action, dans le but de rétrécir la boucle décisionnelle pour une mission précise. L’info-valorisation et la géolocalisation pourraient également signer la fin des limites de coordinations hermétiques ou du moins les rendre plus perméables, le risque de tirs fratricides étant réduit. Il s’agira donc de mettre en œuvre le principe de subsidiarité en responsabilisant les chefs de tous niveaux et en leur laissant une marge d’initiative en adéquation avec le commandement par objectif. Il conviendra également d’étudier le renforcement de certains niveaux hiérarchiques (deuxième adjoint pour les chefs de sections? Pour les commandants d’unité?) afin de réguler et gérer le flux croissant d’informations à traiter et laisser chaque chef prendre les décisions de son niveau. Le commandement sera en partie modifié avec un accroissement de l’aspect participatif du dialogue de commandement.

S’il est normal d’avoir des doutes, il est salvateur d’envisager les réponses aux problèmes et, quoi qu’il en soit, à l’instar des Américains, les armées françaises ne renonceront pas à leur potentielle supériorité technologique.

Dans un monde ultra-connecté, la capacité à communiquer à très grande distance en des temps très courts a radicalement changé la façon des États-Unis de conduire la guerre. Face à des menaces globales et parfois reliées entre elles aux quatre coins du globe, la capacité à acquérir une information, à l’analyser et à mener une opération dans la foulée s’est accrue et condensée dans le temps. Désormais, quelques heures suffisent pour obtenir l’aval du niveau stratégique.

Les États-Unis demeurent à la pointe de la numérisation et de l’interconnexion. On peut considérer, selon toute vraisemblance, qu’ils disposent d’une dizaine d’années d’avance sur la France dans ce domaine. Véritables précurseurs, il est nécessaire de prendre en compte leur retour d’expérience (RETEX) sur ces sujets afin d’éviter certains écueils précédemment abordés. Les premiers enseignements américains disponibles dans le domaine font état de trois principaux écueils à éviter.

  • Le premier d’entre eux réside dans l’écrasement des niveaux et le micro-management associé. La photo de Barack Obama assistant depuis la Maison Blanche à l’opération «Neptune Spears» de neutralisation d’Oussama Ben Laden en 2011 a fait le tour du monde. Si elle illustre la capacité du niveau politique et stratégique à ordonner une opération en «boucle très courte» au niveau tactique, elle incarne également le risque majeur d’ingérence. Ce risque se traduit par la capacité du niveau stratégique à interférer directement dans la chaîne de transmission des ordres et la tentation de conduire lui-même l’opération à des milliers de kilomètres. On peut également estimer que le Navy Seal se sachant observé par son Président, risque de ne pas avoir le même comportement du fait d’une pression supplémentaire au-dessus de la tête et par crainte d’une ingérence de la part du niveau politico-stratégique. Selon le partenaire américain, ce risque d’ingérence s’est accru considérablement ces dernières années avec l’accession aux postes de «Senior leaders» de militaires ayant utilisé ce type de technologie sur le terrain au préalable. En effet, jusqu’au milieu des années 2000, les postes de «Senior Leaders» étaient occupés par des officiers généraux n’ayant jamais connu ces technologies de pointe sur le terrain. Cela limitait d’emblée leurs velléités d’intervention sur le tempo et le déroulement des opérations. Depuis une dizaine d’années, l’accession d’officiers coutumiers de ces nouvelles technologies à ces mêmes fonctions accroît la tentation de ces derniers à intervenir directement jusqu’aux plus bas échelons. Il faut par conséquent que ces officiers ne se comportent pas en «manager» intervenant sans cesse, mais comme des chefs militaires laissant au chef tactique sur le terrain toute sa liberté d’action et de manœuvre.
  • La seconde erreur à ne pas commettre consiste, selon les Américains, à considérer que la numérisation est à même de remplacer le contact physique et humain. En effet, il n’est pas possible d’haranguer ses troupes par communication satellitaire. Le Colonel Franck Wiercinski, commandant la Task Force Rakkasan lors de l’opération Anaconda en Afghanistan en mars 2002, n’aurait jamais pu mobiliser ses troupes préalablement à l’opération par vidéo-conférence. Sans contact physique avec les chefs du niveau opératif ou stratégique, une perte de confiance dans le commandement et la hiérarchie est à craindre. Un sentiment d’armée à double vitesse s’installe au sein de la troupe: certains risquent leur vie sur le terrain pendant que d’autres manipulent des «marionnettes» à des milliers de kilomètres, confortablement installés derrière un écran d’ordinateur.

Le Général McChrystal, fort de son expérience opérationnelle et conscient des risques de rupture avec la troupe, a cherché à montrer l’exemple en restant en permanence au contact de la troupe et des plus bas échelons tout au long de sa carrière.

  • Le dernier écueil à éviter, selon les Américains, est de sombrer dans la facilité de court terme des NTIC en ignorant les côtés néfastes à long terme. Il ne s’agit nullement de renoncer à une quelconque supériorité technologique, mais d’en analyser les conséquences sur une vingtaine d’années. Les succès d’opérations recourant au micro-management aujourd’hui pourraient rapidement faire penser que toutes les opérations peuvent être conduites de la sorte. Découleraient alors de ce raisonnement deux erreurs majeures. En premier lieu, les chefs militaires au combat aujourd’hui perdraient leurs prérogatives et par conséquent leur véritable expérience de chef. Appelés dans l’avenir à des responsabilités supérieures et à commander depuis leur bureau, ils n’auraient aucune véritable connaissance du commandement et ne seraient pas à même de «micro-manager» à leur tour. En second lieu, si ces moyens technologiques venaient à connaître une panne ou à être brouillés, le chef militaire sur le terrain pourrait se retrouver démuni. En effet, accoutumé à recevoir des ordres du niveau stratégique ou opératif lui demandant de manœuvrer de telle ou telle façon, et habitué à être guidé du début à la fin de l’opération, le chef pourrait n’être plus qu’un manager sans autorité. À l’instar d’un enfant auquel les parents nouent les lacets chaque matin jusqu’à 18 ans et ne sachant le faire lui-même, le chef tactique pourrait ne plus être en mesure d’exécuter sa mission et de mener une réflexion tactique sans aide extérieure.

 

Aux interrogations légitimes sur l’avenir du chef dans un monde interconnecté et sur un champ de bataille ultra-numérisé, il convient d’apporter une réponse rassurante et éclairante.

Les NTIC ne constituent en rien une fatalité, mais doivent être considérées comme une véritable opportunité. Opportunité qu’il convient d’ores et déjà de saisir afin de préparer aux mieux les chefs de demain. Il s’agit de l’occasion tant attendue de mettre en application le principe de subsidiarité souvent encensé mais trop peu employé pour des raisons parfois désuètes de conservation de prérogatives. La bonne exploitation de ces technologies devra permettre de basculer d’une logique de recherche d’efficacité (parfois lourde et contraignante) à une logique d’adaptabilité (certes imparfaite mais flexible et mieux ciblée) comme le souligne le Général McChrystal[26]. Forte de son expérience opérationnelle et de sa culture doctrinale, l’armée de Terre française devra veiller à pleinement former ses futurs chefs sur les plans physique, psychique, intellectuel, culturel, moral et technique. La force de caractère et la culture générale et militaire du chef devront plus que jamais faire l’objet d’une attention particulière dès la formation initiale. Tant que l’homme fera la guerre il aura besoin de chefs qui, sur le champ de bataille, commandent. Afin de laisser au chef de demain cette capacité pleine et entière, il conviendra de lui dispenser une formation de qualité et adaptée en s’appuyant sur un corpus doctrinal ferme et souple à la fois.

Evolution marquée plutôt que révolution, l’intégration de ces nouvelles technologies ne fera pas du chef militaire un manager, mais un chef militaire connecté à condition d’anticiper les conséquences éventuellement néfastes et en veillant à pallier les risques.

Sans tomber dans l’admiration béate du partenaire américain, il convient de prendre en compte les enseignements déjà tirés dans le domaine. Si nous ne devions retenir qu’un enseignement de la part de l’armée américaine, il pourrait se résumer à la phrase introductive de l’Army Leader Development Strategy (ALDS) de l’US Army, paru en 2013: «The US army builds leaders for our Nation. Developing leaders is a competitive advantage the Army possesses that cannot be replaced by technology or substituted for with advanced weaponry and platforms»[27].

Ainsi, en adaptant le commandement (subsidiarité), en les formant aux nouvelles technologies, en accroissant leur culture générale et militaire et en affermissant leur caractère, les futurs chefs militaires au combat demeureront les meneurs d’hommes vers qui les subordonnés continueront de se tourner dans l’incertitude du champ de bataille.

La technologie ne dénaturera pas le chef militaire tant que l’homme restera au cœur de la bataille. Pour autant, la réalité suivant de près la fiction, ou fortement influencée par elle, il est imaginable que la guerre des hommes soit réalisée à moyen terme par des machines téléopérées voire automatisées. Dans un tel contexte se posera la question de la place du chef militaire, comme a pu se poser la question de la place de l’homme et de son rôle dans les chaînes de montage entièrement automatisées des grandes entreprises.

 

 

[1] Général Vincent Desportes «Décider dans l’incertitude», préface.

[2] Général Vincent Desportes, Décider dans l’incertitude, p. 79.

[3] Charles de Gaulle, «Vers l’armée de métier».

[4] Elvin Toffler, “War and Anti-War, Making Sense of Today's Global Chaos”, Warner Books, 1993, p. 58.

[5] Karl-Heinz Frieser, «Le mythe de la guerre éclair».

[6] Serge Alecian, «Le management au ministère de la Défense», 2004.

[7] L’exercice du commandement dans l’armée de Terre, 2016

[8] Maxime Crener et Bernard Monteil, «Principes de management» 1975

[9] Général Gambiez, Former les chefs de demain, RDN n°219, déc 1963

[10] Charles de Gaulle, «Vers l’armée de métier»

[11] Général P. Ely, Former des chefs, RDN n°186, déc 1960

[12] Renaud Bellais, Les enjeux de la maîtrise de l’information dans la défense, Réseaux n°91, 1998

[13] Capitaine Cyril Bedez, De la numérisation de l’espace de bataille à l’info-valorisation: gagner la confiance des utilisateurs tactiques, cahiers du CESAT n° 33, sept 2013

[14] Chef de bataillon Storez, Faut-il brûler la numérisation, cahiers du CESAT n° 31, mars 2013

[15] Général Vincent Desportes, «Décider dans l’incertitude»

[16] Scales, p. 240

[17] Retired Major General Robert Scales: expert militaire auprès des médias américains

[18] Ferdinand Foch, «Des principes de la guerre», p. 260

[19] Scales, p. 238

[20] Renaud Bellais, Les enjeux de la maîtrise de l’information dans la défense, Réseaux n°91, 1998

[21] Général P. Ely, Former des chefs, RDN n°186, déc 1960

[22] General Stanley Mc Chrystal, “Team of teams”.

[23] Charles de Gaulle, «Vers l’armée de métier», 1934

[24] General James. N. Mattis, US secretary of defense

[25] Général P. Ely, Former des chefs, RDN n°186, déc 1960

[26] General Stanley McChrystal, “Team of teams”.

[27] «L’armée de terre américaine forge des chefs pour notre nation. Former des chefs est un avantage compétitif que l’armée de terre maîtrise, qui ne peut être remplacé ni par la technologie ni par des armements et des outils numériques sophistiqués». NDLR, proposition de traduction.

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Titre : En 2035, le chef au combat sera-t-il un meneur d’hommes ou un manager connecté?
Auteur(s) : le Chef de bataillon Sebastien PISTRE, le Capitaine François-Xavier LAMBIN-BERNOT et le Captain Bernhard KIRCHNER
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