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Et moi et moi et moi: le très actuel culte du moi face à notre modèle de commandement

Cahiers de la pensée mili-Terre
Valeurs de l’Armée de Terre
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Notre armée de Terre a pour habitude de répéter qu’elle constitue le reflet de la société. Si elle l’est pour le meilleur, est-elle prête à assumer également ce qui, pour son modèle actuel de commandement, pourrait signifier le pire, à savoir l’importance que prend la personne aux dépens du groupe? Pour l’auteur, c’est à nous, militaires, de maintenir un juste niveau de relations sociales et d’identifier le modèle de commandement idoine.


Face à l’importance que prend la personne aux dépens du groupe dans notre société, l’armée de Terre doit veiller à maintenir le juste niveau entre un collectivisme désuet et un culte du moi contraire à ses principes humains fondamentaux. Cet équilibre réside dans un individualisme participatif.

 

Je suis un Français de moins de quarante ans. Quotidiennement sur Twitter, mon commentaire sur l’actualité me paraît indispensable. Je publie mes selfies, car mon propre objectif – photographique – est maintenant tourné vers moi. Je réponds avec conviction aux micros-trottoirs: j’estime que mon avis vaut bien celui des dirigeants. Puis je replace mes oreillettes, qui me permettent de m’isoler dans les transports dits «en commun».

Je suis un Français de moins de quarante ans, et je suis donc susceptible de m’engager dans l’armée de Terre comme soldat, sous-officier ou officier. Vais-je, dois-je y conserver mes habitudes?

 

Nombreux sont les sociologues et les philosophes qui ont mis en avant et analysé la part gagnée par l’individu sur la collectivité dans les sociétés occidentales ces dernières décennies. Si certains y voient l’apparition d’un individualisme recherché et assumé (Gilles Lipovetsky[1]), d’autres dénoncent une tendance au narcissisme et au culte du moi (Christopher Lasch[2]). Or, cette dynamique apparaît au premier abord bien opposée aux valeurs enseignées dans nos CFIM[3] et écoles de formation: l’esprit de corps, la transmission, l’obéissance. Le style de commandement dans l’armée de Terre pourrait alors se voir confronté à la réalité d’une société aux relations humaines visiblement inversées (de l’altruisme à l’égoïsme). Il convient dès à présent d’y réfléchir et de se constituer une politique appropriée.

 

De l’importance des relations humaines dans l’armée de Terre

 

Il est certains champs de notre armée de Terre qui évoluent, en phase avec la société, vers une grande individualisation des fonctions, vers une autonomisation du soldat. L’importance prise par les forces spéciales dans la doctrine d’emploi des forces coïncide avec leur caractère de plus en plus attrayant pour les jeunes engagés, sous-officiers et officiers: le caractère «moderne» de troupes accordant plus de place aux qualités individuelles. Cela explique en partie l’actuel taux de sélection élevé de leur recrutement[4].

 

Mais l’armée de Terre dans sa globalité demeure l’«armée des effectifs» en termes de gestion, c’est-à-dire l’«armée des hommes». Son efficacité réside donc avant tout dans l’art de les commander, de les «agencer», de les «combiner». Il ne s’agit pas de gérer une somme d’individus mais, quelle que soit sa taille, de commander une unité. Le terme est évocateur de la cohésion qui doit y régner. Le rôle du chef a toujours été primordial pour favoriser cet esprit de corps (derrière lui, ou contre lui…). Il le devient d’autant plus quand cet élan n’est pas naturel, pour des subordonnés qui n’ont souvent connu aucune forme de vie en communauté avant leur engagement.

 

Ce rôle n’est pas démenti dans notre armée moderne, car l’altruisme, l’entraide et la cohésion demeurent irremplaçables. À regarder les photos des assauts de 1914 et de 2015, on y voit respectivement une masse et un groupe d’individus. Mais la confiance en son voisin y est toujours perceptible. Aujourd’hui comme hier, la cohésion est indispensable au groupe qui pénètre dans un bâtiment en combat en localité, ou à l’équipage d’un char. De même, l’entraide est impérieuse pour ces soldats qui ont perdu un des leurs en Afghanistan ou au Mali. L’altruisme est enfin incontournable pour ces militaires qui protègent leurs concitoyens lors des opérations Vigipirate ou Sentinelle. Si l’individu prend du relief dans l’armée comme dans la société, le repli sur soi n’y a donc toujours pas sa place et la force du groupe fait encore loi.

 

Un culte du moi potentiellement destructeur

 

Et pourtant, la quintessence de cet esprit collectif a vécu. Le collectivisme est un idéal dépassé. Mort depuis trop longtemps dans notre société pour espérer le restaurer dans nos armées, ses dernières traces éclatantes remontent en France à la Première Guerre mondiale. Le pacifisme de l’entre-deux-guerres, le confort des Trente Glorieuses puis l’esprit déstructurant de mai 68 l’ont à jamais enterré. Ce collectivisme allait de pair avec les batailles rangées et les charges lancées. Mais ces modes d’action ont disparu, et tout semble harmonieusement se tenir dans les évolutions récentes: l’apparition de l’individualisme a par bonheur coïncidé avec celle du besoin d’initiative tactique jusqu’au plus bas niveau (jusqu’au concept du «caporal stratégique»[5]). En d’autres termes, la place croissante de l’individu dans la société va de pair avec la responsabilisation accrue de chaque soldat, et ces deux tendances se nourrissent l’une de l’autre.

 

S’il ne semble donc pas opportun de lutter contre l’individualisme dans notre armée de Terre, il faut cependant se prémunir contre l’excès qu’il peut engendrer, celui du culte du moi, du narcissisme. Celui-ci est en effet antinomique des qualités fondamentales nécessaires à l’efficacité militaire. Il représente tout d’abord un obstacle à la transmission, gage de la capitalisation de l’expérience, dont on connaît le rôle pour appréhender le difficile art de la guerre. Narcisse, tourné vers lui seul et vers l’instant présent, perd la notion de l’inscription de son action dans l’histoire, dans la tradition; il ignore la continuité et, en nombril du monde, se figure être propriétaire d’un flambeau dont il est le simple dépositaire. Le culte du moi empêche également toute transcendance, celle qui donne du cœur et justifie l’action du combattant dévoué à une cause supérieure. Est-ce Dieu? Est-ce le drapeau? Est-ce plus modestement le fanion de son unité? Narcisse ne voit pas quel symbole pourrait supplanter sa personne. Enfin et surtout, l’individualisme forcené fait le lit de la «solitude de la troupe»[6], et amorce un «repli sur le privé»[7]. N’est-on pas déjà témoin de cette extrémité quand un chef «n’ose pas déranger» les familles de ses subordonnés – qu’il regrettera finalement de ne pas connaître en cas de coup dur –, ou lorsqu’on constate en OPEX la mort progressive des popotes, veillées ou parties de carte au profit des intimes soirées Skype?

 

La solution pourrait résider dans la consolidation du modèle d’individualisme participatif, qui mêle autonomie et conscience aiguë d’appartenir à un groupe. À la différence d’un système collectiviste, les individus n’y sont pas interchangeables. Et à l’inverse d’un système «individualiste irresponsable»[8], chacun s’y mobilise pour l’autre. L’individualisme n’est en effet pas mauvais en soi. Il est l’aboutissement du travail de libération de l’individu, voire la résistance que la conscience individuelle (l’esprit libre) peut opposer au conformisme[9]. Alors que le narcissisme est l’amour exclusif de soi, l’individualisme est l’estime de soi. L’individualisme présente donc un double intérêt: tout en émancipant chaque individu, il ne constitue aucun frein au contrat social libre et consenti. Pour adoucir son aspect communément péjoratif, on peut le nommer «individualisme participatif».

 

La nécessaire adaptation du style de commandement

 

Cette forme positive de l’individualisme est à conserver comme un trésor, car la pente naturelle conduira au narcissisme si l’on n’y prend garde. On peut pour cela proposer plusieurs outils de commandement.

 

  • Entretenir le goût de la compétition

Christopher Lasch[10] voit une des raisons de la montée du narcissisme dans le déclin de l’esprit sportif (abolition de la compétition, fin des notes à l’école, fin des classements). Cette évolution sociétale vise à masquer les différences. Or, la cohésion n’est pas l’indifférenciation. La compétition, dans plusieurs domaines, met en avant la complémentarité des membres d’un corps. L’indifférenciation[11] faisant de l’autre un autre soi, je n’ai pas besoin de lui. «La leçon de l’histoire n’est pas que Narcisse tombe amoureux de lui-même mais que, incapable de reconnaître son propre reflet, il ne possède pas le concept de la différence entre lui-même et son environnement»[12]. Ce goût du challenge sportif, du classement  et de la compétition, demeure dans notre armée de Terre. Conservons-le, et pour cela contentons-nous de résister à l’air du temps, ce qui n’est pas si simple.

 

  • L’image d’Épinal, ou le retour du héros

Le culte de la personne est-il à même de diminuer la menace narcissique? Oui, car il reporte l’admiration sur une autre personne. On peut ainsi regretter que la 11ème brigade parachutiste, qui projetait de donner à son CFIM, lors de sa création, le nom du Général Bigeard, se soit vu imposer cet acronyme sans âme. Les jeunes engagés auraient vu condensés en une personne les engagements et sacrifices que le métier exigera d’eux. Mais il faut aussi que cette personne incarne les valeurs altruistes. Pour notre armée, il ne reste plus qu’à bien choisir ses héros. Et face à la menace narcissique, c’est celui qui offre sa vie ostensiblement pour une cause qui le dépasse – ce sacrifice n’impliquant pas nécessairement la mort – qui doit être érigé en modèle. Ici encore, l’exemple de «Bruno»[13] est évocateur.

 

  • La fin de l’«auto-examen»

Il existe une tendance dans notre société à l’attention obsessionnelle à sa santé propre, physique comme psychologique (bracelets électroniques mesurant calories dépensées et minutes de sommeil, démocratisation de la psychanalyse, etc.). La santé est-elle ce que l’on peut souhaiter de mieux à un militaire? Faut-il de ce fait arrêter de chanter la «Prière du para»? Alors, la question est sensible, mais on ne doit pas s’interdire de la poser: l’augmentation des cas de PTSD[14] n’est-elle pas pour partie le reflet militaire de cette tendance à l’examen de soi? Et, partant, n’est-elle pas le signe de l’éloignement des valeurs fondamentales auparavant véhiculées par notre armée? «C’est dans des conforts simples comme le travail, l’amour, la vie familiale, indépendants de nos désirs et répondant pourtant à nos besoins que l’on peut échanger un conflit émotionnel dévastateur contre un malheur ordinaire»[15]. On peut sans trahir la pensée de Lasch ajouter l’esprit de corps à ces «conforts simples». Arrachons le militaire à cette tendance auto-analytique acquise malgré lui en société, invitons-le prioritairement à l’inquiétude compassionnelle vis-à-vis de ses frères d’armes. Par cette recette apparemment simpliste – face à un problème effectivement complexe – il pourra peut-être espérer le moindre mal, celui du «malheur ordinaire», préférable au «conflit émotionnel dévastateur».

 

  • «L’autorité doit être un phare, non une borne» (Bossuet)

Cela fait bien longtemps que cette idée est admise dans notre armée, mais si certains «penseurs militaires» s’attachent à le rappeler régulièrement (le rôle social de l’officier de Lyautey, l’obéissance d’amitié du Général Frère, l’«amour» du Général Bonnemaison[16]), c’est parce que ce n’est pas si naturel. Il s’agit ici encore une fois d’épouser volontairement la courbe positive de l’individualisme, en abandonnant définitivement le style de commandement collectiviste (où l’autorité, considérée comme naturellement acquise au chef, engendre une obéissance passive) au profit d’une démarche individuelle (obéissance active de l’adhésion consentie). Pour caricaturer, l’obéissance «bête et disciplinée» n’a plus sa place parmi une troupe qui gagne à être « disciplinée intelligemment ». Concrètement et au quotidien, ce virage, déjà bien amorcé avec la professionnalisation, peut être accentué par une plus grande responsabilisation de nos soldats jusqu’au plus bas échelon.

 

 

 

  • Donner du sens à l’action

Enfin, et pour permettre la mise en œuvre de cette responsabilisation, le chef doit sans cesse expliquer le bien fondé de leur action à ses subordonnés. Dans le monde d’aujourd’hui, on n’adhère pas si on ne comprend pas – qu’on le regrette ou non, «parce que c’est comme ça» n’est plus un argument suffisant –, et on se replie sur soi si on n’adhère pas. Pour que son individualisme ne devienne pas du quant-à-soi, le militaire doit avoir conscience qu’il appartient à un tout. Il doit certes comprendre que l’ordre qu’il exécute fait partie d’un plan général, mais il doit surtout intégrer que son action individuelle aura des répercussions sur ce plan d’ensemble. En somme, il doit se sentir utile et responsable. Ainsi des hussards de la Grande Armée, qui souvent agissaient en petits détachements autonomes (les escouades ne comportaient que cinq cavaliers) en ayant conscience d’être chacun essentiel à une manœuvre gigantesque. Pour prendre une illustration plus actuelle, le mécanicien met d’autant plus de cœur à l’ouvrage s’il a compris que, sans son action, le peloton ne repartira pas. Ce type de situation flatte l’individualisme tout en suscitant l’altruisme. C’est la meilleure combinaison qui soit.

 

Le style de commandement dans l’armée de Terre ne doit pas tenter d’aller à rebours des évolutions de notre société. Il doit cependant se garder des tendances extrêmes au repli sur soi s’il veut conserver son efficacité à cette armée dont la clef de la réussite, au quartier comme au combat, demeure la combinaison efficace de ses hommes. C’est dans une forme d’individualisme, aboutissement d’un combat social pour l’autonomie, qu’il trouvera les remèdes au culte du moi. Cet individualisme participatif se marie naturellement avec les évolutions de l’art militaire, tout en gardant vif l’esprit de corps nécessaire à la conduite de la guerre.

Alors, il sera temps d’aborder le défi suivant, car une fois les garde-fous posés contre le narcissisme, notre armée devra déjà songer à une autre menace provenant de la société dont elle est issue: la montée du communautarisme.

 

[1] Gilles Lipovetsky (1944-) est un philosophe et sociologue français qui constate que notre société laisse autant de place à «l’individualisme irresponsable» (l’égoïsme) qu’à «l’individualisme responsable» (essor du bénévolat, de l’implication associative…). Il est l’auteur de «L’ère du vide, essais sur l'individualisme contemporain», Paris, Gallimard, 1983; rééd. 1989, «NRF Essais».

[2] Christopher Lasch (1932-1994), historien et sociologue américain, s’est attaché à montrer comment son narcissisme est la preuve de la fragilité de l’homme moderne. Il est l’auteur de “The Culture of Narcissism: American Life in an Age of Diminishing Expectations, 1979; traduit chez Flammarion, Champs en 2006, «La culture du narcissisme: la vie américaine à un âge de déclin des espérances».

[3] Centre de formation initiale des militaires du rang.

[4] Recrutement sur lequel il ne faut cependant pas se méprendre: si les qualités individuelles y sont évaluées, la capacité des candidats à les mettre au service du groupe y est également recherchée.

[5] Lire à ce sujet l’analyse du Général Hubin sur l’éclatement du système de commandement jusqu’au plus bas niveau, résultant des progrès technologiques. Guy Hubin, «Perspectives tactiques», Économica, 2000.

[6] Référence à la « solitude de la foule» de David Riesman (1909-2002), sociologue américain, qui souligna l’antagonisme entre l’aspect protecteur de la foule, de la ressemblance, et la solitude de l’individu dans notre société contemporaine. “The Lonely Crowd, Yale University Press 1950.

[7] Richard Sennett (1943-), sociologue américain, a mis en avant le culte croissant de la sphère privée dans son œuvre «Les Tyrannies de l’intimité» («The Fall of Public Man»), Seuil, 1979.

[8] Selon les termes de G Lipovetsky, cf note 1.

[9] Selon Nietzsche: «Le principe “le bien de la majorité passe avant le bien de l'individu” suffit pour faire reculer pas à pas l'humanité jusqu'à la plus basse animalité. Car c'est l'inverse (les individus valent plus que la masse) qui l'a élevée». Dans «Humain, trop humain».

[10] Dans “The Culture of Narcissism: American Life in an Age of Diminishing Expectations”, 1979; traduit chez Flammarion, Champs en 2006, «La culture du narcissisme: la vie américaine à un âge de déclin des espérances».

[11] L’indifférenciation est traitée par Alain Finkielkraut comme étant l’illusion, le «dogme du jour: l’égalité de tout avec tout». Le Figaro, entretien avec V Trémolet de Villers, 13/10/2014.

[12] C. Lasch, ibid.

[13] Indicatif radio et surnom du Général Bigeard.

[14] Posttraumatic stress disorder: trouble de stress post-traumatique; trouble anxieux sévère qui se manifeste à la suite d’une expérience vécue comme traumatisante avec une confrontation à des idées de mort.

[15] C. Lasch, ibid.

[16] Dans «Toi, ce futur officier», Économica, 2010.

 

Le Chef d’escadrons Gaspard LANCRENON est saint-cyrien de la promotion «Général Béthouart» (2000-2003). Il a servi au 1er régiment de hussards parachutistes à Tarbes pendant huit ans, occupant successivement les fonctions de chef de peloton, officier adjoint puis commandant d'unité. Il a été affecté à l'état-major opérationnel terre à Lille en 2012 comme officier traitant au bureau planification, puis comme chef de section au centre de conduite, poste qu’il occupe actuellement.

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Titre : Et moi et moi et moi: le très actuel culte du moi face à notre modèle de commandement
Auteur(s) : le Chef d’escadrons Gaspard LANCRENON
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