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Éthique et stratégie: la pensée militaire au cœur des enjeux économiques contemporains

cahier de la pensée mili-Terre
Histoire & stratégie
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Dans le monde économique, les notions d’éthique et de stratégie suscitent un intérêt croissant. Cependant, la signification et surtout les relations entre ces deux notions ne sont pas toujours très claires. La pensée militaire, qui se trouve naturellement au confluent de l’éthique et de la stratégie, peut contribuer à faire dialoguer ces deux disciplines afin qu’elles s’enrichissent mutuellement.


«Valeurs de l’entreprise», «éthique des affaires», «moralisation du capitalisme»… Le quotidien et l’actualité ne cessent de nous fournir des exemples de dilemmes moraux dans le champ économique. À l’affirmation que seule est possible et souhaitable la création de valeur pour les actionnaires s’oppose aujourd’hui une réflexion sur la création de valeur pour l’ensemble des parties prenantes (notion de «stakeholders value»[1]) et même d’une valeur partagée par l’entreprise au bénéfice de tous (notion de «shared value»[2]). Ainsi, au cœur de la réflexion sur la fonction et la responsabilité d’une entreprise, il y a inévitablement aujourd’hui l’interrogation sur le rôle de l’éthique, élément fondateur d’une entreprise trois fois responsable sur le plan économique, sur le plan environnemental et sur le plan sociétal. Par ailleurs, depuis désormais plusieurs dizaines d’années, il est devenu banal de parler de stratégie dans l’entreprise. Pourtant, la crise constitue aujourd’hui un nouveau défi et doit conduire les entreprises à «retrouver le sens de la stratégie»[3] selon les mots du directeur général d’HEC.

 

Éthique et stratégie sont donc aujourd’hui des notions fondamentales dans le champ économique. Dans le monde de l’entreprise, elles suscitent un intérêt croissant. Elles sont au cœur de la formation de haut niveau des futurs cadres dirigeants, comme on le constate lorsque l’on suit un cursus de formation comme un MBA[4]. Pourtant, il s’agit de deux notions dont la signification n’est pas toujours bien maîtrisée et, surtout, dont les rapports ne sont souvent pas étudiés en détail. En effet, ces deux champs de réflexion sont étudiés séparément et leurs relations ne sont pas toujours très claires. Trop souvent, les «stratèges» considèrent les «philosophes» comme des donneurs de leçons conceptuels, abstraits et coupés de la réalité; réciproquement, les «philosophes» peuvent avoir de la «stratégie» l’image d’une discipline où pullulent les cyniques amoraux. Il apparaît donc décisif de clarifier les relations entre ces deux domaines et leurs apports réciproques: quel éclairage l’éthique peut-elle apporter à la réflexion stratégique? Comment la stratégie peut-elle aider le philosophe[5] à réfléchir et comprendre son champ d’études? Pour répondre à ces questions cruciales, l’officier peut apporter une expertise décisive. De par sa culture, il incline à penser stratégiquement et à réfléchir sur les concepts clefs de la philosophie morale; mieux, il sait faire dialoguer ces deux disciplines afin qu’elles s’éclairent et s’enrichissent mutuellement dans l’action. Cet article avance donc l’idée que la pensée militaire, qui se trouve naturellement au confluent de l’éthique et de la stratégie, est particulièrement bien placée pour faire avancer la réflexion sur ce sujet en apportant des éléments de réponse à deux problématiques: quelle est la nature de la relation entre l’éthique et la stratégie? Quels peuvent être les apports respectifs de l’éthique au travail des stratèges et de la stratégie au travail des philosophes?

 

En préalable, deux tentations extrêmes doivent être écartées d’emblée: la première consiste à penser que les deux disciplines doivent coïncider entièrement dans leurs conclusions, et que par conséquent le philosophe n’a rien à ajouter à ce que dit le stratège (et réciproquement); la deuxième est son exacte opposée et repose sur l’idée que les deux champs divergent nécessairement de façon radicale, qu’une contradiction inhérente et insurmontable les sépare, et qu’il y a quelque chose d’irréductiblement immoral dans la stratégie en tant que telle. La réalité, comme souvent, est plus nuancée.

 

Qu’est-ce que l’éthique? Qu’est-ce que la stratégie?

 

La nature de la relation entre éthique et stratégie dépend évidemment de la façon dont sont comprises ces deux notions. Les spécialistes de philosophie morale distinguent parfois la morale, qui désignerait les normes ou les principes du permis et du défendu, de l’éthique qui concernerait à la fois l’enracinement, la source de ces normes (éthique fondamentale) et leur insertion dans des situations concrètes (éthique appliquée)[6]. Cependant, les deux termes, dont l’un vient du latin et l’autre du grec, se réfèrent d’une manière ou d’une autre au domaine commun des mœurs. Dans cet article, les termes d’éthique et de morale seront employés indistinctement pour désigner la partie de la philosophie qui concerne la recherche du bon et du juste. En particulier, l’éthique ne signifie pas un ensemble de règles fixes auxquelles se conformer quelles que soient les circonstances, mais décrit plutôt le processus de réflexion visant à choisir l’action bonne (c’est-à-dire une action ayant une certaine valeur positive) et juste (c’est-à dire une action qui devrait être sélectionnée dans le cadre d’un choix). Cette conception de l’éthique repose sur trois postulats. Le premier est que le choix d’une action bonne et juste vise à «satisfaire», «réaliser» des êtres humains; toute injonction éthique doit donc être évaluée à l’aune des êtres envers lesquels on essaie d’être juste et bon. Ce qui constitue ladite «satisfaction» ou «réalisation» dépend évidemment d’un concept de la nature humaine et reflète parfois, de façon explicite ou non, une conviction religieuse. Le deuxième postulat est que les êtres vivants sont continuellement en conflit. Bien sûr, le conflit n’est pas l’unique relation entre les hommes, qui partagent toujours des intérêts communs à des degrés variés. Mais cette harmonie plus ou moins développée ne supprime jamais totalement la relation conflictuelle, qui traduit la compétition pour des «biens» limités. Le troisième postulat est qu’il n’existe pas d’action qui satisfasse l’ensemble des êtres vivants: les décisions humaines satisfont certains êtres au détriment d’autres. En conséquence, le problème de choisir l’action bonne, juste, est celui de choisir la meilleure action possible compte tenu de circonstances données. Toute conception de l’éthique faisant abstraction des circonstances peut se heurter à un moment ou à un autre à l’écueil de situations particulières dans lesquelles la décision «bonne» n’est pas celle du cas général.

 

La stratégie est un terme d’origine militaire qui a longtemps signifié l’art de conduire les armées[7]. Au fil du temps, son acception a évolué: la stratégie a désigné à partir du XIXème siècle l’art de combiner les batailles pour gagner la guerre (ce que l’on appelle aujourd’hui dans le langage militaire l’art opératif), puis au XXème siècle l’emploi de ressources humaines, morales et matérielles afin d’atteindre des fins politiques, le recours à la force armée n’étant qu’un moyen parmi d’autres d’imposer sa volonté. Lucien Poirier attribue au fait nucléaire cette dérive considérable du concept de stratégie: avant l’entrée dans l’âge nucléaire, le concept de guerre englobait celui de stratégie; aujourd’hui, le concept de stratégie englobe celui de guerre et ne s’y limite pas (par exemple la dissuasion nucléaire est une stratégie de non-guerre)[8]. De fait, depuis l’introduction par Schumpeter de la figure essentiellement stratégique de l’entrepreneur, acteur central du système capitaliste[9], puis l’apparition dans les années 1950 de l’expression «stratégie d’entreprise», le terme s’est généralisé au point que toute démarche visant un objectif est désormais qualifiée de stratégique, parfois de façon un peu excessive (des «stratégies minceur» aux «stratégies de séduction»). Sans vouloir ramener la stratégie au seul domaine militaire ni même à la limiter, selon la définition célèbre du Général Beaufre, à «l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit»[10], il est utile de rappeler que la stratégie consiste à agir sur la volonté d’un autre, susceptible de réagir et, qu’à ce titre, elle obéit à des règles et suit une logique spécifiques[11]. Pour résumer les contributions de nombreux auteurs qui se sont efforcés de définir ce que pouvait être la stratégie pour une entité économique (comme une entreprise), la stratégie consiste à choisir ses activités et à allouer ses ressources de manière à atteindre un niveau de performance durablement supérieur à celui de ses concurrents dans ces activités, dans le but de créer de la valeur[12]. Plus généralement, dans le cadre de cet article, si l’on appelle stratégie la façon dont une entité choisit ses objectifs et emploie ses ressources (pas uniquement militaire) pour les atteindre contre la volonté d’autres acteurs, se pose la question des rapports entre cette stratégie et la morale.

 

Les contradictions apparentes

 

Il y a au moins deux points pour lesquels un risque de contradiction existe entre la stratégie et l’éthique. Le premier est le concept d’«intérêts» (particuliers, collectifs, nationaux). Le second est l’utilisation des conséquences comme critères d’évaluation de l’action. Tout d’abord, toute stratégie vise à la consolidation ou au moins à la préservation d’intérêts; dans le cas de la grande stratégie d’un État, on parle d’intérêts nationaux, dans le cas d’une entreprise il s’agit des intérêts de cette dernière et de ses actionnaires. Quoi qu’il en soit, un stratège est naturellement conduit à prioriser les intérêts de certains (par exemple ses concitoyens) au détriment de ceux des autres. Or, une éthique visant la satisfaction de tous les êtres humains ne saurait s’arrêter aux frontières; il y a donc une contradiction potentielle entre une éthique naturellement universaliste et une stratégie au champ d’application plus limité. Est-ce à dire que la stratégie entre alors en conflit avec l’universalisme du philosophe? Pas nécessairement. Le stratège doit en effet distinguer entre les êtres à qui il accorde de la «valeur» et les fonctions qu’il occupe depuis lesquelles il peut effectivement faire valoir ses jugements de valeur. Prenons l’exemple d’un État: pour un homme d’État, il serait moralement injustifiable de dire que certains êtres (ses concitoyens) ont de la valeur et que d’autres (les étrangers) en ont moins ou pas. Mais aucune fonction exécutive ne lui permet réellement de refléter cette conviction en pratique. Dans le système international, il n’existe pas d’autorité centrale qui permette d’imposer la résolution pacifique de conflits d’intérêts. Au contraire, le système international exige que chaque nation équilibre le pouvoir des autres; c’est de cet équilibre général que procède la régulation mondiale. Ainsi, dans ce système, un homme d’État ne peut exprimer le jugement de valeur qu’il porte sur les étrangers qu’à travers la défense de certains intérêts (pas tous, il est crucial de le noter) nationaux. La question morale n’est donc pas: faut-il défendre nos intérêts au détriment de ceux des étrangers? Elle est plutôt: que doit inclure l’intérêt national et comment doit-il être défendu? Il n’y a pas d’opposition entre stratégie et morale, mais éclairage de la stratégie par la morale.

 

La deuxième contradiction possible a trait à la façon dont sont effectués et évalués les choix stratégiques. Dans bien des cas, c’est le conséquentialisme qui prédomine, c’est-à-dire la théorie selon laquelle, pour évaluer une action et, en particulier, pour choisir entre plusieurs actions possibles, il convient d’examiner leurs conséquences, leurs effets sur le monde et de les comparer entre eux. En d’autres termes, face à plusieurs options stratégiques, on est souvent tenté de choisir celle dont les conséquences sont les meilleures – ou les moins pires –. Or, cette approche n’est pas la seule en philosophie morale, et entre même souvent en conflit avec une approche déontologique consistant à évaluer la moralité d’une action sans tenir compte de ses conséquences, selon le principe que «la fin ne justifie pas tous les moyens». Ainsi, le philosophe Emmanuel Kant, le plus fameux défenseur de cette morale du devoir, a argumenté qu’il était toujours mal de mentir, même pour sauver une vie[13]. Cependant, on peut là encore tenter de réconcilier les deux approches, en nuançant chacune d’elles. D’une part, la morale déontologique n’est pas totalement déconnectée de l’étude des conséquences d’une action: en effet, souvent, lorsqu’on rejette une action au nom d’un principe moral, ce n’est pas uniquement parce que l’on refuse par principe la transgression d’une règle, mais bien parce que l’on prend en compte les conséquences ultimes – dans leur sens le plus large – de cette action sur des êtres humains. D’autre part le conséquentialisme stratégique peut être éclairé par la morale déontologique, en particulier à l’égard de trois faiblesses congénitales: la première est la tendance à une conception trop étroite des conséquences de nos actions; la deuxième est une mauvaise compréhension du facteur temps (soit – cas le plus fréquent – que l’étude des conséquences privilégie le court terme au détriment du long terme, soit au contraire que des conséquences positives dans un futur lointain justifient des actions dont les conséquences immédiates sont plus discutables); la troisième est une confiance exagérée dans notre capacité à calculer de façon fiable et précise les conséquences de nos actions. Ainsi, là encore, il n’y a pas d’opposition irréductible entre la morale et la stratégie. La morale du devoir et de l’intention n’est pas incompatible avec le calcul stratégique des conséquences: à leur intersection se trouve la notion de conséquentialisme vertueux (virtuous consequentialism) telle qu’elle a été développée par exemple par le philosophe et stratège britannique David Fisher[14].

 

Ainsi, les contradictions apparentes entre éthique et stratégie ne sont pas absolument insurmontables. Bien plus, il est sans doute possible de dégager des principes communs aux deux disciplines.

De possibles principes communs

 

L’étude de principes communs entre éthique et stratégie nécessite de préciser plus spécifiquement leur champ d’application. On se limitera dans le cadre de cet article à la stratégie d’emploi de la force. Le stratège britannique Basil Liddell Hart a écrit que «l’objet de la guerre est une meilleure situation de paix»[15]. Il rejoint en cela Aristote, pour qui la guerre est seulement un moyen d’atteindre la paix[16]. À partir de cette compréhension commune entre un philosophe et un stratège des objectifs politiques de la guerre, il est possible d’envisager trois principes communs à la stratégie et à l’éthique: la restriction de l’emploi de la force, l’économie des forces et la limitation des dommages.

 

Le stratège comme le philosophe partagent le même souci de restriction de l’emploi de la force. D’un point de vue moral, ce dernier ne peut être qu’un dernier recours et doit être proportionné. Stratégiquement, des objectifs extrêmes comme la vengeance ou la victoire à n’importe quel prix n’obéissent pas à la logique de préservation des intérêts nationaux. Dès l’antiquité, Flavius Végèce mettait en avant le vieux principe de Scipion l’Africain selon lequel une voie de retraite doit toujours être ménagée à l’adversaire de façon à ne pas l’obliger à combattre à outrance[17]. Reprenant cette même idée, Montaigne a pu écrire que «l’une des plus grandes sagesses en l’art militaire, c’est de ne (pas) pousser son ennemi au désespoir»[18]. Par ailleurs, la rationalité conduit le stratège à adapter les moyens aux fins qu’il poursuit, mais également à limiter ses objectifs aux moyens dont il dispose. C’est l’une des raisons – avec la notion de friction – pour lesquelles, selon Clausewitz, la guerre absolue est un pur concept que la réalité de la guerre peut approcher, mais ne pas atteindre[19]. La stratégie est ainsi un art de peser les possibles et de combiner les moyens pour les atteindre. Son succès dépend d’abord et principalement d’une saine appréciation et d’une adéquation de la fin et des moyens. Cette recherche d’un ajustement exact conduit naturellement au principe d’économie des forces.

 

Ce principe de la guerre a été définit par Foch comme l’art de peser successivement sur les résistances que l’on rencontre du poids de toutes ses forces, et pour cela de monter ces forces en système[20]. En d’autres termes, le principe d’économie des forces prescrit l’emploi unifié de toutes les ressources disponibles de la façon la plus efficace possible. Il s’agit d’éviter tout gaspillage de ses forces, mais également d’employer toutes ses forces au moment et à l’endroit où cela est nécessaire. Ce n’est pas un principe contraire à l’éthique, même si en première approche on pourrait considérer que l’emploi de la force doit être évité à chaque fois que cela est possible. Lorsque cela ne l’est pas et étant donné un but de guerre juste (une meilleure situation de paix), l’éthique ne s’oppose pas à l’emploi de la force et converge avec la stratégie pour que cet emploi soit le plus efficace possible. Enfin, le stratège et le philosophe se rejoignent pour chercher à éviter les destructions inutiles (c’est-à-dire non utiles à l’obtention d’un meilleur état de paix). Le stratège compétent, bien qu’il ne cherche pas de façon compulsive à éviter la bataille, essaie de limiter au maximum le combat pour obtenir la victoire. En d’autres termes, la pensée stratégique considère que la neutralisation de la capacité de l’ennemi à se battre ne requiert pas nécessairement l’annihilation de ses forces. On retrouve là une idée chère aux théoriciens de l’approche indirecte. Liddell Hart écrit à ce sujet que la stratégie a «pour objectif la réduction du combat à sa proportion la plus mince» et que la perfection stratégique serait de «parvenir à une issue décisive sans livrer de combat sérieux» par le mouvement, la surprise, la dislocation et, in fine, le désarmement moral de l’ennemi[21].

 

Quelles contributions réciproques entre les deux domaines?

 

En conclusion de cet article, on peut revenir sur les deux questions initiales: quelle est la relation appropriée entre les deux disciplines, l’éthique et la stratégie? Quels éclairages l’éthique peut-elle apporter au travail du stratège professionnel, et vice-versa? Comme cet article essaie de le montrer, les deux champs de pensée ne sont pas étrangers, mais apparentés. Un certain nombre de principes communs les structurent. Leurs penseurs respectifs doivent donc pouvoir s’éclairer mutuellement. En particulier, l’éthique n’est pas et ne peut être un vernis ajouté à la stratégie pour la décorer. À cet égard, les contributions du philosophe peuvent aider le stratège à accomplir sa tâche plus complètement, de façon plus satisfaisante. Plus concrètement, il existe bien des façons pour le philosophe de contribuer à la réflexion stratégique. En partageant sa pensée sur l’homme en société et l’homme en guerre, le philosophe peut approfondir chez le stratège la compréhension de facteurs qui déterminent – implicitement ou explicitement – nombre de ses décisions. Le philosophe peut également augmenter la sensibilité du stratège à la valeur des êtres humains affectés par ses décisions. Ainsi, la pensée éthique élargit le champ du calcul stratégique et constitue un garde-fou utile contre l’aveuglement. Le philosophe peut par ailleurs examiner de façon critique des décisions stratégiques cruciales afin de mieux faire apparaître les choix possibles et les coûts moraux des différentes alternatives. Cette contribution s’avère particulièrement utile lorsque les stratèges considèrent qu’il n’y a pas d’alternative et que «nécessité fait loi». Enfin, le philosophe peut essayer d’aider le stratège en concevant des principes guidant l’action. Dans cette tâche, le philosophe doit trouver la voie étroite entre deux écueils intellectuels opposés: le premier est un légalisme qui préfère énoncer des principes très généraux tout en abandonnant l’idée de «meilleure action possible» dans des circonstances données (le primat de l’absolu sur les circonstances); le second est un antinomisme qui prétend que rien de sensé ne peut être dit concrètement sur la responsabilité en avance du temps de la décision (le primat des circonstances sur l’absolu). Réciproquement, le stratège est très utile au philosophe. En tant que champ de la décision concrète, la stratégie offre à l’éthique la possibilité (ô combien nécessaire) de tester l’applicabilité de principes théoriques. Au fond, la stratégie pose à l’éthique la question irritante (et donc bienvenue) de savoir si cette dernière a quelque chose à dire au monde réel par opposition à un monde rêvé et, par conséquent, si elle mérite d’être écoutée. Pour répondre à cette question, il faut se demander si les décisions réelles sont véritablement éclairées lorsque l’on prend la peine d’y réfléchir à la lumière de la réflexion éthique. Pour un militaire, cela ne fait guère de doute.

 

Conclusion

 

Dans ses conférences aux officiers de l’École de Guerre, le philosophe Jean Guitton mettait en garde ses auditeurs à propos de l’omission de l’ordre de la morale dans leurs considérations stratégiques. Selon lui, la stratégie ne pouvait se constituer comme science en passant sous silence les problèmes et les vérités métaphysiques et morales. Il appelait ainsi à l’émergence d’une «métastratégie»[22]. Aujourd’hui, ces propos semblent plus que jamais d’actualité. Alors que l’éthique et la stratégie prises séparément suscitent un intérêt croissant, il est urgent de se pencher sur leurs relations et leurs apports mutuels afin de clarifier la façon dont ces deux disciplines se complètent dans l’action. Comme cet article essaie de le montrer, l’officier peut y contribuer utilement, car la pensée militaire est naturellement au confluent de l’éthique et de la stratégie. Cette réflexion peut concourir à la construction dans le monde économique d’un nouveau style de management ou leadership, de l’absence duquel notre société semble parfois souffrir. Ce leadership, au-delà des compétences, devra s’appuyer sur une conscience sociétale et métaphysique. En effet, comme l’avait pressenti André Maurois qui, dans ses célèbres «Dialogues sur le commandement», fait échanger fructueusement un philosophe et un soldat pour en tirer une réflexion sur les lois organiques de la vie des groupes en même temps que sur la loi morale des rapports des hommes entre eux[23], c’est bien finalement le problème du commandement qui est posé par le dialogue de l’éthique et de la stratégie.

 

 

[1] R. Edward Freeman, “Strategic Management: A Stakeholder Approach(Cambridge : Cambridge University Press, 2010), p.25.

[2] Michael E. Porter et Marc R. Kramer, “Creating Shared Value : Redefining Capitalism and the Role of the Corporation in SocietyHarvard Business Review vol. 89, no 1/2 (janvier-février 2011), p.62.

[3] Bernard Ramanantsoa, «Éviter la catastrophe, retrouver une légitimité», Le Monde du 18 septembre 2012.

[4] MBA: Master of Business Administration

[5] Dans cet article, le terme «philosophe» est utilisé pour décrire ce que les Anglo-Saxons appellent «ethicist», c’est-à-dire un penseur de philosophie morale appliquée.

[6] Paul Ricoeur, «Éthique», dans «Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale», éd Monique Canto-Sperber (Paris: Presses universitaires de France, 2004), p.689.

[7] Laurent Henninger et Thierry Widemann, «Comprendre la guerre: histoire et notions» (Paris : Éditions Perrin, 2012), p.17.

[8] Lucien Poirier, «Stratégie théorique» (Paris: Éditions Économica, 1997), p.116.

[9] Joseph Schumpeter, «Théorie de l’évolution économique» (Paris: Éditions Dalloz, 1999).

[10] André Beaufre, «Introduction à la stratégie» (Paris: Hachette, 2003), p.34.

[11] Edward N. Luttwack, «Le grand livre de la stratégie» (Paris: Éditions Odile Jacob, 2002), p.130.

[12] Bernard Garrette, «Strategor: toute la stratégie d’entreprise» (Paris: Éditions Dunod, 2009), p.6.

[13] Emmanuel Kant, «On a supposed right to lie from altruistic motives», dans “Critique of Practical Reason and Other Writings in Moral Philosophy(New York: Garland Publishing Company, 1976), 172.

[14] David Fisher, “Morality and War: Can War be Just in the 21st Century?(New York: Oxford

University Press, 2011), p.134.

[15] Basil H. Liddell Hart, «Stratégie» (Paris: Éditions Perrin, 2009), p.539.

[16] Aristote, «Éthique à Nicomaque» (Paris: Librairie Philosophique, 1990), 511.

[17] Flavius Végèce, «Traité de l’art militaire» (Paris: Éditions Hachette, 2012), p.128.

[18] Montaigne, «Essais» (Paris: Éditions Gallimard, 1962), p.271.

[19] Carl von Clausewitz, «De la guerre» (Paris: Éditions Ivrea, 2000), p.36.

[20] Ferdinand Foch, «Des principes de la guerre» (Paris: Éditions Économica, 2007), p.47.

[21] Basil H. Liddell Hart, «Stratégie» (Paris: Éditions Perrin, 2009), p.521.

[22] Jean Guitton, «La pensée et la guerre» (Paris: Desclée de Brouwer, 1969), p.211.

[23] André Maurois, «Dialogues sur le commandement» (Paris: Éditions Grasset, 1963).

 

Saint-Cyrien de la promotion «de la France Combattante» (1997-2000), le Chef d’escadrons Charles-Emmanuel DAVIET est officier de cavalerie. Breveté de l’École de guerre britannique en 2012, il suit actuellement la scolarité du Master of Business Administration de HEC Paris.

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Titre : Éthique et stratégie: la pensée militaire au cœur des enjeux économiques contemporains
Auteur(s) : le Chef d’escadrons Charles-Emmanuel DAVIET
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