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Concentration des efforts et rapport de force

cahier de la pensée mili-Terre n°50
Histoire & stratégie
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En abordant le principe de concentration sous l’angle du rapport de force, le lieutenant-colonel Emmanuel Dubois met en évidence qu’il s’agit là d’une préoccupation permanente de tous les grands capitaines à travers les siècles. Finalement, la concentration est, de tous les principes, celui qui semble le plus aller de soi. Pourtant, son application a toujours mobilisé une énergie et une intelligence impressionnantes.


La concentration des efforts est un des trois principes de la guerre attribués au Maréchal Foch et adoptés, depuis, comme pierres angulaires de la pensée militaire française. Conceptuellement, il s’agit de faire converger les vecteurs de sa puissance vers un même point à moment et en un lieu choisi. En focalisant ainsi la force, l’effet attendu est de provoquer un changement décisif du déroulement de la bataille. La concentration des efforts consiste donc à imaginer puis à mettre en œuvre un ensemble d’actions convergentes destinées à modifier les équilibres, le rapport de force, dans le but de vaincre l’adversaire.

Cette notion de rapport de force mérite une attention particulière en dépit de son apparente simplicité. Etymologiquement, le rapport de force caractérise un lien, une relation de puissance entre deux ou plusieurs entités. Le rapport de force n’est jamais figé ni définitif. C’est une notion relative qui engage la responsabilité du chef. L’idée qu’il se fait de ce rapport va être déterminante pour fixer la nature exacte et l’intensité des risques qu’il faudra prendre.

L’évaluation de ce rapport de force ne se limite pas à un dénombrement mathématique des capacités techniques des uns et des autres que l’on comparerait. C’est la rencontre d’une analyse méthodique et d’une intuition. C’est en raison de cette part de subjectivité qu’il est essentiel que les futurs chefs opérationnels de l’armée de Terre manient ce concept avec agilité.

Pour cela, en s’appuyant sur la doctrine contemporaine, il est primordial qu’ils saisissent la pensée des théoriciens de la pensée militaire, qu’ils approuvent ou contestent la manière dont ils combinent les multiples dimensions du rapport de force. Ainsi, distinguant avec finesse le contingent du permanent, ils seront à même de penser le principe de concentration des efforts dans la perspective d’un combat Scorpion collaboratif qui, demain peut-être, rebattra les cartes du rapport de force.

 

 

Que dit aujourd’hui la doctrine sur le rapport de force?

 

Une revue rapide de la doctrine française contemporaine permet de disposer de repères solides pour apprécier pleinement la pensée des auteurs classiques qui l’ont influencée, d’une manière ou d’une autre.

Tout d’abord, les forces terrestres (FT-04) décrivent, en cohérence avec les trois principes fondateurs, des principes généraux de l’engagement tactique dans une triple finalité: contraindre l’adversaire, contrôler le milieu et influencer les perceptions. Ils énumèrent ensuite une liste de facteurs de succès de l’engagement d’une composante terrestre dont un rapport de force favorable[1] «s’appuyant sur la combinaison dynamique des fonctions opérationnelles interarmes dans le cadre des effets interarmées». Il s’agit donc de dominer l’adversaire en atteignant le faîte de sa force grâce à une combinaison optimale des effets produits par différents vecteurs.

Pour pouvoir être réceptif à d’autres visions du rapport de force, il convient de bien comprendre qu’il s’agit là d’un parti pris doctrinal. La question n’est pas de savoir si c’est juste. Par nature, une doctrine prend position, elle est opératoire. La nôtre considère aujourd’hui la puissance et la coordination comme éléments clés du rapport de force. Peut-être la dispersion des moyens qu’autorisera demain Scorpion nous amènera à revoir ces éléments clés.

 

Parue récemment, Armée de Terre future (ATF), dans une démarche prospective, dénombre huit facteurs de supériorité opérationnelle (FSO)[2]. Une des forces de ce document de référence est de les avoir décrits dans une vision systémique. Il met ainsi en évidence à la fois les interactions et l’interdépendance de ces facteurs. Il permet donc l’étude d’un grand nombre de combinaisons, chacune apportant son lot d’enseignements et de conclusions d’ordre capacitaire, doctrinal, organisationnel...

Décrire ces combinaisons est un travail de longue haleine que nous n’aborderons pas ici. Notons toutefois, pour donner des pistes de réflexion sous le prisme de la concentration des efforts, que ces huit FSO peuvent être considérés comme autant de dimensions, de « leviers d’actions », permettant d’obtenir un rapport de force favorable.

 

Qu’en disent les théoriciens de la pensée militaire?

 

Disposant de quelques clés de compréhension doctrinales, il est temps de mettre en perspective les classiques de la pensée militaire sur le thème du rapport de force. L’intérêt de l’exercice réside dans la mise en évidence des tendances de fond. Il est ainsi plus aisé de distinguer les évolutions des révolutions, le conjoncturel du permanent.

 

  • Jomini: un seul principe

 

Le Général baron de Jomini (1779-1869) affirmait qu’«on est tout surpris de trouver que les batailles de Wagram, de Pharsale et de Cannes ont été gagnées par la même cause première».

Selon lui, la guerre n’est pas une science, mais un art qui repose sur l’application d’un principe fondamental qui «consiste à opérer avec la plus grande masse de ses forces un effort combiné sur le point décisif». Il considère trois moyens d’appliquer ce principe:

  • «Prendre l’initiative des mouvements»
  • «Diriger les mouvements sur la partie faible la plus avantageuse»
  • «Faire commettre à l’ennemi des fautes contraires à ce principe»

 

Jomini, finalement, reconnaît un seul principe, la concentration des efforts, dont les trois moyens d’application correspondent en fait à deux facteurs de succès qui s’interpénètrent.

Le premier de ces moyens, «prendre l’initiative des mouvements», conditionne la réalisation du suivant. L’initiative est un facteur qui nous est familier et qui figure en bonne place dans nos réflexions doctrinales. Il est, pour nous, dans la droite filiation du principe de liberté d’action. Mais la familiarité n’implique pas nécessairement le consensus. Notons par exemple qu’un exercice de prospective du CICDE[3] a récemment proposé de réviser les principes de Foch et d’ériger l’initiative au rang de principe. Sans disserter sur la pertinence de cette proposition, bornons-nous à noter que ce débat met en évidence la place toujours prépondérante de l’initiative dans la pensée militaire moderne.

Le deuxième facteur relève clairement du concept de rapport de force. Il est conçu comme la combinaison de deux actions complémentaires: la première concerne les forces amies, «diriger les mouvements sur la partie faible la plus avantageuse», la seconde concerne l’adversaire, «faire commettre à l’ennemi des fautes contraires à ce principe». Il s’agit, dans le raisonnement de Jomini, de faire converger sa masse vers l’objectif principal au moment voulu tout en s’assurant du fractionnement de celle de l’adversaire, dispersée face à des objectifs mineurs. On comprend donc l’importance de la manœuvre pour Jomini. C’est la condition nécessaire, si l’on n’est pas contraint à agir en réaction, pour obtenir un rapport de force favorable.

 

  • Clausewitz: le nombre, facteur premier

 

Le raisonnement de Clausewitz est très intéressant parce qu’il relève de l’abstraction pure. Il aborde le concept de masse (dans le sens du FSO[4]) avec une incroyable modernité. Clausewitz raisonne avec les données de son époque en considérant toujours les hypothèses les moins favorables (notre approche avec le procédé du ME[5] le plus dangereux est tout à fait analogue). Il suppose donc des armées équipées de façon similaire issues de peuples d’un degré comparable de civilisation. Il écarte ainsi par convention les différences de moyens techniques, d’organisation et d’entraînement: «Si nous dépouillons le combat de toutes les modifications qu’il peut subir d’après la détermination et les circonstances dont il est issu, si nous faisons abstraction enfin de la valeur des troupes parce que celle-ci est une donnée, il ne reste plus que le concept nu du combat, c’est-à-dire une lutte informe dans laquelle nous ne distinguons rien que le nombre des combattants».

 

Que reste-il alors? La force morale et le nombre. Clausewitz met en avant le nombre. Bien qu’il considère qu’à nombre égal, une troupe pénétrée de vertu guerrière (Napoléon, Frédéric) est en quelque sorte plus nombreuse, il estime que le nombre est le facteur clé. D’une part, il connaît le caractère aléatoire et fluctuant de la force morale sur le champ de bataille et, d’autre part, il considère que la force morale ne peut compenser le nombre que jusqu’à un certain point seulement.

C’est à ce moment précis du raisonnement de Clausewitz qu’il y a un risque de faire contre-sens. Il ne dit pas que le plus gros l’emporte à coup sûr. Il ne conçoit pas la bataille comme un affrontement rudimentaire et brutal de deux masses dans une logique d’écrasement. Au contraire, il promeut lui aussi l’idée dynamique de la manœuvre. C’est là que le raisonnement de Clausewitz rejoint celui de Jomini et des grands capitaines. La stratégie (au sens clausewitzien, ce qui précède et prépare la bataille) «détermine sur quel point, à quel moment et avec quelles forces le combat sera livré; par cette triple détermination, elle exerce une influence très importante sur l’issue du combat». En fait, la manœuvre détermine les conditions du combat. Une fois que la lutte commence, il n’y a plus que le nombre.

 

Notons, pour enfoncer le clou, que Napoléon Bonaparte ne disait rien d’autre. Pour lui, la guerre est un art, la bataille le chef d’œuvre du stratège, «son plan seul peut être arrêté à l’avance et l’improvisation est la loi même de sa production»[6]. Napoléon estimait que l’issue de la batille dépendait d’un effet: produire sur le front adverse une désorganisation locale assez puissante pour en entraîner la désorganisation totale: «Il faut réunir ses feux sur un même point. La brèche faite, l’équilibre est rompu, tout le reste devient inutile»[7].

Pour bien mesurer la portée de cette affirmation, il est nécessaire de comprendre que Napoléon cherchait délibérément la bataille décisive. Il créait, en quelque sorte, les conditions d’un affrontement direct par une stratégie indirecte. Celle-ci est caractérisée à la fois par une initiative de bout en bout et à la fois (corollaire) par une prise de risque parfaitement maîtrisée. En coupant les lignes de communication et de retraite de son adversaire, Napoléon l’acculait à un choix cornélien: se rendre ou se battre pour tenter sa chance à l’endroit et dans les conditions choisies par lui. On imagine aisément que dans ces conditions, le moral des troupes adverses, à tout le moins celui des chefs, n’était pas un facteur multiplicateur du rapport de force!

 

  • Végèce et la tradition antique

 

Végèce a fait un effort d’abstraction pour mettre en évidence des principes d’action guerrière. Rappelons, pour préciser le contexte, qu’il écrivait pour édifier son Prince dans la perspective des batailles à venir à une époque très instable: les grandes invasions. De cette approche conceptuelle, retenons deux maximes qui nous éclairent sur ses conceptions très modernes de la bataille:

  • «Savoir saisir les occasions est un art plus utile à la guerre que la valeur»
  • «Ce qui contribue beaucoup à la victoire, c’est d’avoir en réserve de l’infanterie et de la cavalerie qui n’aient point de poste fixe. Les Lacédémoniens inventèrent la réserve, les Carthaginois en adoptèrent l’usage que les Romains ont toujours pratiqué depuis».

La première phrase nous éclaire sur sa conception de la bataille. Elle n’est ni prédictible ni figée dans son déroulement, le rapport de force ne peut qu’être relatif et provisoire, jamais définitif. De fait, en percevoir les fluctuations, les changements d’équilibre et parvenir à en déduire les opportunités à saisir est un art. Là encore, le rôle du chef, la qualité de son discernement, son aptitude à prendre des risques sont primordiaux. Il semble toutefois utile de préciser que le raisonnement de Végèce est fortement imprégné par la culture romaine qui associe volontiers le courage aux barbares. Contrairement aux Romains qui disposent de la discipline et de l’intelligence, la force morale (la «valeur») est la seule vertu accessible aux peuples frustres et indisciplinés. Concrètement, quand César dit des Belges qu’ils «sont les plus braves», ce n’est pas vraiment un compliment!

La deuxième affirmation renvoie, une fois encore, à la notion d’initiative. Il considère que la réserve, tout comme Foch près de quinze siècles plus tard, est un instrument essentiel pour préserver la liberté d’action. Par la manœuvre que permet l’usage de la réserve, il est possible d’agir sur le rapport de force pour le modifier. Notons au passage que la définition donnée trouverait toute sa place dans un manuel d’état-major contemporain (la réserve n’a pas de «poste fixe», ce n’est pas une QRF[8]!).

 

  • SunTzu et la tradition chinoise

 

Sun Tzu a écrit: «Il suffit d’estimer concrètement la situation de l’ennemi et de concentrer vos forces pour vous emparer de lui. Un point c’est tout». Cette injonction a beau être formulée sur le ton de l’évidence, Sun Tzu en envisage la mise en œuvre de façon bien plus sophistiquée. La tradition chinoise considère que ruse et stratégie s’entremêlent[9]. Il s’agit d’élaborer un stratagème, un piège tendu à l’adversaire pour qu’il commette une faute. On attend de l’ennemi qu’il soit à l’origine de sa propre vulnérabilité qui sera ensuite exploitée. Il est intéressant de comparer cette conception avec celle de Napoléon. Sans négliger la dispersion initiale de ses troupes pour masquer son objectif principal et plonger son adversaire dans l’incertitude, Napoléon se soucie assez peu des intentions de son ennemi. Il n’attend pas qu’il se perde lui-même, il ne compte pas sur son action, il le prend de vitesse et le force à la bataille.

Outre les pièges tendus, il est également nécessaire de se prémunir de ceux de l’adversaire. La tradition chinoise est prolixe de maximes invitant le stratège à être imprévisible en anticipant. Sun Tzu affirmait ainsi que «celui qui n’a qu’un but et qu’une manière de l’atteindre n’est qu’un sot» parce que, définitivement prévisible, ses stratagèmes seront éventés et il tombera facilement dans les pièges qui lui seront tendus. Sans faire de confusion, retenons que, dans notre doctrine, la manœuvre de déception contribue à modifier les équilibres du rapport de force en inhibant la volonté adverse (indécision, incompréhension) ou en provoquant une dispersion plus importante que celle consentie pour la déception. Tout est affaire de dosage. Pour qu’elle soit crédible, la manœuvre de déception a un coût en termes de ressources. En outre, l’objectif secondaire visé doit être suffisamment important pour que son atteinte contribue directement aux buts finaux.

La soumission de l’adversaire, dans la tradition chinoise, passe donc par une manipulation permanente du rapport de force. C’est cela qui focalise l’énergie du stratège, pas la manœuvre des forces. Il s’agit de brouiller la perception, faire commettre des faux-pas, masquer ses intentions pour rendre la force de l’adversaire inopérante parce qu’inadaptée, incohérente et inutile.

 

Le rapport de force demain, éléments de réflexion

 

Chaque époque ou presque a été tentée de penser qu’elle avait percé les mystères de l’humanité. La nôtre, tout aussi humaine que les précédentes, n’échappe pas à cette règle. Il suffit d’évoquer la «révolution dans les affaires militaires (RMA)»[10] pour s’en convaincre. La prospective est toujours un exercice délicat en ce sens qu’il n’est pas prédictif. Pour se prémunir des certitudes, la perspective historique agit comme un remède contre la suffisance et l’égocentrisme historique.

Est-ce à dire que rien ne change? Probablement pas et il est évident que le programme Scorpion ouvre un champ des possibles plein de promesses comme le laisse entrevoir la récente doctrine exploratoire publiée par le CDEC. Toutefois, il faut rester mesuré, et le long développement qui précède sur la perception des auteurs classiques n’a d’autre ambition que de nous inviter à la prudence, vertu cardinale, qui permet d’éviter les impulsions de l’orgueil ou l’ivresse d’un enthousiasme exalté.

 

  • Connaître la force de l’adversaire

 

Hier comme aujourd’hui, l’estimation du rapport de force se fonde d’abord sur des éléments objectifs qui s’inscrivent dans de multiples dimensions: nombre, organisation, doctrine et technologie. Notons que la cohérence d’ensemble est un facteur dimensionnant du rapport de force. C’est le fameux cycle DORESE[11], qui est à la fois gage d’efficience et d’efficacité opérationnelle. À défaut d’être parfaitement quantifiables, ces éléments peuvent s’apprécier. Au commencement, donc, est le dénombrement mathématique (nombre de pièces, d’unités, capacités techniques…) pondéré par des données doctrinales.

Ensuite sont agrégés des éléments subjectifs liés à la nature de l’adversaire, à sa culture stratégique, à ses buts de guerre. C’est là que la culture générale, la «véritable école du commandement», qui permet, selon le Général de Gaulle, «de s’élever à ce degré où les ensembles apparaissent sans préjudice des nuances», va donner vie à des statistiques. Le recours à la géographie, l’histoire, la sociologie, la philosophie, la théologie va permettre de développer une connaissance intime de l’adversaire, d’en comprendre les raisonnements, d’en percevoir les sentiments, les contradictions et, dans une certaine mesure, d’en prévoir les réactions. 

L’évaluation du rapport de force, en raison du caractère subjectif précédemment évoqué, est de la responsabilité du chef. En effet, c’est à l’aune de cette vision, qu’il se sera forgé avec l’aide de son état-major, qu’il déterminera la nature et l’ampleur des risques qu’il va accepter de prendre.

 

  • Moduler la force de l’adversaire

 

Il s’agit là de donner corps au moyen évoqué par Jomini: «faire commettre à l’ennemi des fautes contraires à ce principe [de concentration]». Ces fautes peuvent être provoquées de diverses façons: dissimuler ses objectifs, fausser la perception, échafauder un stratagème, prendre de vitesse, réaliser des manœuvres de déception, rompre le rythme, surprendre… Toutes ont pour dénominateur commun la dispersion.

«Effort partout, effort nulle part», affirme un dicton maintes fois répété dans tous les cours de tactique. La concentration peut sembler évidente parce qu’elle est logique d’un point de vue rationnel. En revanche, l’instinct humain pousse davantage à attaquer simultanément tous les centres d’intérêts de l’ennemi et, dans le même temps, à se défendre partout. «Concentrer» implique nécessairement une décision, le choix de sacrifier le contingent pour préserver l’essentiel. C’est prendre un risque auquel l’humain répugne. La dispersion donne au contraire un faux sentiment de sécurité.

Il s’agit donc soit d’empêcher l’ennemi de prendre l’initiative soit de la lui faire perdre. Dans le premier cas, ayant compris son mode de raisonnement, on l’empêchera de décider. C’est exactement ce qu’avait perçu Guderian, qui relançait en permanence son attaque dans les Ardennes en mai 1940. Il savait que les Français, obnubilés par le maintien d’une ligne de front continue, n’oseraient jamais lancer de contre-attaque tant qu’ils n’auraient pas une idée précise de la situation. Celle-ci n’interviendra finalement que trop mollement et trop tardivement pour peser sur le cours des événements. Le deuxième cas est un grand classique de la tactique, qui consiste à forcer l’ennemi à engager sa réserve de façon précoce ou sur un objectif secondaire pour lui faire perdre l’initiative. C’est dans cette optique qu’il faut lire la distinction «main operations/shapping operations», entre les opérations principales qui porteront l’effort et pour lesquelles le rapport de force devra être très favorable, et les opérations secondaires qui y contribueront, en particulier en provoquant la dispersion de l’ennemi.

 

  • Et le programme Scorpion?

 

Le problème tactique principal de la concentration est qu’il est nécessaire de se disperser pour provoquer la dispersion de l’ennemi et assurer sa propre sûreté. Il est également fondamental de pouvoir accroître rapidement la densité de ses ressources, les concentrer, pour bénéficier d’un rapport de force favorable. C’est dans la dynamique dispersion/concentration que Scorpion va permettre de réaliser un bond qualitatif considérable. Scorpion est conçu comme un système à part entière, voire un méta-système. C’est un gage de cohérence, et donc d’efficacité. La performance des matériels, la puissance et la précision des armements, les capacités des systèmes de transmission et la technologie collaborative seront des atouts précieux. Scorpion permettra d’aller très loin dans la division. À tel point que certains, dont le Général Hubin, s’interrogent sur la pertinence de notre modèle actuel d’organisation des forces en régiments, compagnies et sections. Qui dit grande division dit multiplicité des combinaisons. Scorpion permettra donc également d’aller très loin dans les manières d’obtenir un rapport de force favorable, probablement en exigeant une moindre densité des moyens et probablement aussi en se basant sur la vitesse et la surprise.

 

Toutefois, tout en se réjouissant des formidables capacités de Scorpion, il faut rester lucide et prudent. Tout d’abord, si Clausewitz raisonne le rapport de force sur l’hypothèse de deux armées possédant des équipements similaires, c’est qu’il sait (ou pressent) qu’une innovation technologique ne procure qu’un avantage temporaire, jusqu’à ce que l’adversaire la possède ou bien la contourne. La littérature sur les technologies nivelantes abonde. Le monopole technologique de l’Occident est en train de prendre fin. Le rythme des innovations et de leur diffusion à grande échelle s’accélère. La lutte de la coalition contre DAECH, dans un rapport du fort au faible (ou du fort au fou selon le point de vue), en est une illustration. Avec des moyens limités et dans un contexte de temps peu propice aux cycles de recherche et développement, DAECH a été capable de concevoir et d’utiliser tactiquement des drones armés.

Ensuite, il faut bien mesurer la révolution culturelle que représente Scorpion d’un point de vue doctrinal. Notre doctrine, disions-nous précédemment à propos des FT, considère le rapport de force sous l’angle de la puissance et de la coordination. Or Scorpion atteindra davantage sa plénitude dans le champ de la surprise et de la vitesse, ce qui correspond plutôt à une vision orientale. Il ne suffit pas de décréter la révolution pour qu’elle s’opère. Nous sommes tributaires de notre culture de guerre, et la modifier prend du temps et de l’énergie. Négliger cette réalité peut avoir de graves conséquences comme perdre pied avec le réel, transformer la doctrine en dogme. On se rêve chat sauvage agressif, on se découvre gros matou inoffensif.

Enfin, il faut se garder de pousser les limites de la dispersion trop loin. Si la simplicité est un des critères de choix les plus utilisés pour comparer les manœuvres, ce n’est pas par manque de créativité des chefs tactiques. C’est parce que le combat s’accommode mal d’une trop grande sophistication. Le brouillard de la guerre obscurcit encore un peu plus l’esprit humain, déjà focalisé par un affrontement où l’on risque sa vie. En outre, ce que la technique rend intellectuellement possible sera toujours limité par la dimension humaine de la guerre, en particulier par la somme d’incertitudes que nous serons capables de supporter et, incidemment, par les risques que nous serons capables de prendre.

 

 

En abordant le principe de concentration sous l’angle du rapport de force, nous avons pu mettre en évidence qu’il s’agit là d’une préoccupation permanente de tous les grands capitaines à travers les siècles. Finalement, la concentration est, de tous les principes, celui qui semble le plus aller de soi. Pourtant, son application a toujours mobilisé une énergie et une intelligence impressionnantes.

 

Bien que Foch n’emploie pas le mot «principe», nous pourrions légitimement nous interroger sur sa paternité à propos du principe de concentration. Quel est son mérite, après tout, une fois lus Jomini, Clausewitz et les théoriciens, une fois recueillies les expériences des praticiens?

La pensée militaire est un processus de création. Il ne s’agit alors ni de plagier, ni nécessairement d’inventer un monde nouveau. Steeve Jobs disait que «la créativité, c’est seulement mettre les choses en connexion». Foch a simplement connecté des expériences et des idées en les synthétisant sous une forme nouvelle. Son génie réside dans une formulation suffisamment claire et accessible pour faire consensus depuis près de cent ans dans le village gaulois.

En matière de pensée militaire, tout a peut-être été déjà dit depuis vingt-cinq siècles, mais, finalement, tout reste encore à inventer. À nous désormais d’interroger les évidences.

 

[1] Le lien entre celui-ci et le principe de concentration est d’ailleurs explicitement évoqué.

[2] Compréhension, coopération, agilité, masse, endurance, force morale, influence, performance du commandement.

[3] Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations. Sa devise reflète parfaitement sa mission: «Penser la guerre».

[4]«Capacité à générer et entretenir les volumes de forces suffisants pour produire des effets de décision stratégique dans la durée…»

[5] Mode d’action ennemi (ME)

[6]«La bataille napoléonienne», H. Camon (chef d’escadron d’artillerie), 1899.

[7] Napoléon Bonaparte

[8]Quick reaction force

[9] Sun Tzu, dans le premier chapitre de son «Art de la guerre», prétend que la «stratégie est l’art du mensonge».

[10] Aux États-Unis, dans les années 90, s’est développée une tendance qui reposait sur la certitude que les progrès technologiques en matière d’information et de communication transformaient radicalement la nature de la guerre.

[11] Doctrine, organisation, ressources humaines, équipements, soutien, entraînement.

 

 

À l’issue de l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr, promotion de la «France combattante» (1997-2000), le Lieutenant-colonel Emmanuel DUBOIS choisit les troupes de marine. Après avoir servi à la Direction de la coopération de sécurité et de défense (ministère des Affaires étrangères et européennes) et dans diverses unités de son arme, il sert actuellement au Centre de doctrine et d’enseignement du commandement (CDEC) en qualité de chef du bureau enseignement et études du cours supérieur interarmes (CSIA).

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Titre : Concentration des efforts et rapport de force
Auteur(s) : le Lieutenant-colonel Emmanuel DUBOIS
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