La bataille de Crèvecœur
Au mois de juin 1951, la situation des troupes sino-coréennes est précaire : les attaques du printemps ont échoué et causé des dizaines de milliers de morts. L’idée de rejeter les Américains et leurs alliés à la mer semble loin et, du côté communiste, la crainte que les offensives onusiennes à venir ne portent un coup définitif aux « volontaires » chinois et aux forces nord-coréennes est grande.
C’est dans ce contexte que les Soviétiques proposent l’ouverture de négociations marquées de scènes surréalistes. Elles commencent à Kaesong le 10 juillet et s’enlisent rapidement. En août 1951, le général Ridgway, conscient que les Sino-coréens profitent de l’atermoiement des discussions pour se renforcer militairement et construire une solide organisation défensive, décide de déclencher une opération qui doit contraindre les communistes à accélérer les pourparlers.
Mais, s’il s’agit de faire pression sur les négociateurs, il convient d’éviter des engagements majeurs (au-dessus du niveau bataillonnaire) au sol. Ces derniers, en effet, en plus d’être interdits par les clauses des négociations, seraient coûteux en vies humaines et rendraient les Américains responsables de l’arrêt des négociations d’armistice. Il revient donc à la 5e Air force de faire pression sur l’adversaire en menant une intense campagne d’interdiction, visant notamment le système ferroviaire nord-coréen. Cette opération, baptisée Strangle - comme en Italie en 1944 - est finalement un demi-succès. Elle n’empêche pas l’arrêt des discussions à la fin du mois d’août et la reprise des combats.
De fait, les attaques reprennent de manière accrue sur le terrain, notamment dans le secteur que les Américains appellent le Punchbowl et que les Français nomment plus simplement le « Bol », une zone située au nord-est du réservoir de Hwachon, à proximité de la côte orientale de la Corée. « Le bol, écrit le chef de bataillon Le Mire, qui commande le bataillon français, est une cuvette de 500 mètres [de diamètre] complètement ceinturée de chaînes dépassant 1 000 mètres. L’ennemi tient solidement les côtés nord et ouest, [alors que] les Marines se sont emparés de la face sud et d’une partie [de la face] est. » Le général Van Fleet, chef de la 8e armée américaine, conçoit une offensive pour « chasser l’ennemi du secteur du réservoir de Hwachon qui constitu[e] la source d’eau et d’électricité de Séoul » et d’harmoniser les positions alliées.
Crèvecœur, le « Verdun coréen »
La bataille s’engage à la fin de l’été 1951 et entre dans l’histoire sous le nom de « Crèvecœur », une appellation que l’ont doit aux combattants américains (« Heartbreak Ridge »). L’attaque débute le 13 septembre, immédiatement après les sanglants combats de la ligne de crête baptisée Bloody Ridge, et qui, tout en constituant un excellent observatoire pour l’ennemi, protège l’accès au Bol. Pendant un mois, Français et Américains de la 2e division d’infanterie (DI) s’usent pour conquérir cette parcelle de terrain abrupte avant d’emporter la décision, le 13 octobre. Un combattant français se souvient de la dureté des engagements : « Des cris de tous les côtés appelant les infirmiers, des visages ensanglantés. Les bruits assourdissants et le fracas des explosions faisant sauter des rochers et des buttes de terre, là, je me posais des questions et n’étais certes pas le seul car dans des moments tels que ceux-là, croyant ou incroyant nous faisions notre prière... ».
À l’issue de l’opération, la 2e DI enregistre la perte de 3 700 hommes – dont 597 tués –, le 23e Regimental Combat Teamauquel le bataillon français est rattaché compte à lui seul plus de 1 800 hommes hors de combat. Le bataillon français de l’ONU paie lui aussi un tribut important : 60 hommes sont tombés et 260 sont blessés. La violence des combats et l’aspect désertique des positions labourées par les obus, débarrassées de toute végétation, ne sont pas sans rappeler la Première Guerre mondiale. Le général Monclar, ancien combattant de la Grande Guerre, déclare au cours d’une inspection : « Vous pourrez dire à vos anciens que vous avez vécu quelque chose qui ressemble à Verdun ! », une déclaration qui n’est pas sans produire son petit effet sur la troupe.
Des erreurs dans la conception et l’exécution de l’attaque sont certes à l’origine de ce lourd bilan humain, mais il est également dû aux excellentes fortifications sino-coréennes qui rendent toute attaque extrêmement coûteuse. Dans l’organisation du terrain, les combattants des Nations-unies ont en effet incontestablement trouvé leurs maîtres. Malgré l’absence de béton, qui empêche toute construction de blockhaus « en dur », le savoir-faire en matière de fortification de campagne chez les communistes est tel que les abris construits selon des normes qui rappellent celles de la Grande Guerre s’avèrent particulièrement résistants. La disposition successive de couches de rondins (de 20 à 30 centimètres) et de couches de terre (de 1 à 2 mètres selon l’importance des ouvrages), puis la réalisation d’une couche d’éclatement et, enfin, l’entassement de pierrailles, rendent très difficile la neutralisation des casemates qui résistent parfaitement aux obus de 105 et de 155 millimètres, même équipés d’une fusée avec un dispositif de retard. Un officier français affirme d’ailleurs : « Il est clair qu’une préparation d’artillerie ordinaire sur de telles positions ne produit absolument aucun résultat. » De même, les bombardements aériens se révèlent largement inopérants. En fait, il apparaît que seul un coup d’embrasure direct, tiré par un blindé ou par une arme d’infanterie à tir tendu (bazooka, canon sans recul), peut venir à bout d’une telle fortification, chose souvent impossible pour les blindés, car il n’est pas toujours aisé de trouver une position de tir adéquate dans un terrain montagneux.
Ainsi, comme cela avait été le cas durant la Première Guerre mondiale, la seule solution pour venir à bout des fortifications communistes est le réglage de précision par pièce. Une technique qui demande du temps et d’excellents observateurs d’artillerie.
Guerre de position
Au cours de la bataille, les statistiques montrent qu’avec un obusier situé à 6 000 mètres, il faut en moyenne quinze coups et quarante-cinq minutes pour arriver à un résultat appréciable. Par ailleurs, malgré les reconnaissances à vue faites par avion et les photographies aériennes, les constructions ennemies se révèlent compliquées à déceler en raison de la qualité du camouflage, comme l’écrira ultérieurement le chef de bataillon Le Mire : « Il faut tirer dessus pendant des heures avant de voir s’écrouler le pan de verdures qui démasquera une meurtrière ou une entrée de chicane anti-grenades ». Pour le commandement américain, l’un des enseignements principaux des combats est la prise en compte du nouveau caractère des opérations qui, avec la stabilisation et la fortification du front, laissent augurer de la difficulté à percer et à exploiter les lignes ennemies, comme du prix humain qu’il sera nécessaire de consentir pour la conquête d’objectifs même mineurs.