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Le doute, vertu fondamentale du militaire

cahier de la pensée mili-Terre
L’Armée de Terre dans la société
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Le Chef de Bataillon Emmanuel DUBOIS a reçu, pour cet article, le 2ème prix de la Fondation du Maréchal Leclerc de Hautecloque, fondation récompensant les meilleurs articles publiés sous l'égide du CESAT.


La sociologie des organisations répond à un besoin de l’homme moderne: savoir où est sa place dans la société, en particulier dans le monde du travail. En France, dans un contexte de moral en berne, de morosité économique persistante et de modèle social en crise, l’individu cherche, aujourd’hui plus qu’hier, à se positionner par rapport à l’organisation. De la pleine adhésion au rejet, ce positionnement est complexe. Il s’agit d’un jeu de réciprocité qui influence à la fois le comportement des individus et l’identité de l’organisation. Confronté à un modèle social ébranlé et à un monde aux évolutions imprévisibles, l’individu a naturellement tendance à se désolidariser d’un système qu’il estime défavorable. Pour le moins, il garde ses distances.

Influencés par les interrogations de leurs concitoyens et malgré un contexte tout autre, les militaires s’interrogent également sur leur rapport à l’institution. La caractéristique principale de cette dernière est d’être très structurée pour faire efficacement face à des situations marquées par l’incertitude, le chaos. Paradoxalement, alors que ses fondations reposent sur l’adhésion, la cohérence et la discipline, garder ses distances y est plutôt synonyme de hauteur de vue, et s’affranchir de l’organisation, assez bien toléré. Certains y décèlent même la marque d’un chef à l’esprit tranchant et possédant un caractère trempé qui saura défier les dieux et le destin.

Au-delà du goût prononcé de notre époque qui fait du rebelle un héros et de l’anticonformisme une norme (on n’est pas à un paradoxe près!), il est bon de s’interroger: pourquoi donc, après tout, chercher obstinément une pensée singulière? L’union ne fait-elle pas la force?[1] A quoi donc s’éreinter à risquer d’avoir tort?

Et quand bien même nous persisterions, comment faire? Prendre le contre-pied systématique, brandir son anticonformisme comme un trophée, tenir le verbe haut et fort suffit-il pour s’autoproclamer esprit libre?

En fait, le doute est la vertu cardinale du militaire. L’indépendance d’esprit n’est pas une affaire de rapport de force, mais le fruit du doute. La vertu est ce qui guide l’action humaine, une doctrine en somme. Le doute est la vertu du pragmatisme, de la mise à l’épreuve volontaire de ses propres croyances. Le doute exige une rigueur scientifique. Il est aux autres vertus ce que les sciences appliquées sont aux sciences fondamentales: une confrontation au réel. Mais bien plus qu’une méthode de raisonnement, c’est une façon d’être. Douter, c’est créer délibérément un désordre dans un modèle stable (donc rassurant). On peut avoir du courage (deuxième vertu du militaire). S’il n’a pas traversé l’épreuve du doute, il n’est que forfanterie ou témérité. Le doute est une mise en abîme, un cheminement personnel et souvent difficile. Il génère l’humilité et appelle à la prudence (troisième vertu du militaire). Dès lors, la pensée est forgée, équilibrée, aboutie, mature et s’affirme avec la force de la conviction. Elle devient la foi (quatrième et dernière vertu du militaire), source de confiance, rempart contre le désespoir et guide dans l’incertitude.

 

L’incertitude est irréductible

Tout d’abord, le doute ne se conçoit que si l’on accepte l’incertitude comme champ irréductible des actions de l’homme en guerre. Sans la conviction profonde que beaucoup de choses nous échapperons quoi qu’il arrive, douter est absurde.

Le métier de militaire est par essence lié à l’incertitude. C’est ce que Clausewitz appelait le brouillard de la guerre. Il engendre des phénomènes de friction qui rendent complexes des actions de guerre en apparence très simples. Comme le soulignait le Général Desportes[2] le plus grand enseignement des Lessons learned[3] de la deuxième guerre d’Irak est que l’incertitude demeure, quel que soit le niveau technologique atteint et la puissance de ses capacités de commandement et de communications. Les nouvelles technologies permettent de comprendre plus vite et de voir plus loin, c’est un fait. Elles ne modifient cependant rien à la nature de la guerre. Pourquoi? Tout simplement parce que la guerre est une chose humaine qui voit s’affronter d’abord des intelligences et des volontés. Il est primordial d’en être convaincu à l’heure ou les FELIN, SIR[4] et autres systèmes sophistiqués pourraient donner l’illusion que la chape de brouillard est définitivement percée. Cette tentation empreinte d’idéalisme rappelle fortement le scientisme du XIXème ou tout, pensait-on, pouvait être expliqué par la science. Candeur ou vanité, chacun se fera son opinion. Dans tous les cas, les conséquences sont potentiellement dévastatrices.

Un autre danger guette: le dogmatisme. Il ne s’agit plus de résoudre l’équation de l’incertitude, mais de la négliger ou pire, la nier. Il est de bon ton, aujourd’hui autant qu’hier, de clamer publiquement (et vigoureusement, cela va de soi!) sa détestation de la chose. Toutefois, un peu comme dans un rituel superstitieux, conspuer un fléau ne suffit pas à s’en prémunir. Le Général de Gaulle[5] affirmait du reste que les français avaient une fâcheuse tendance à s’enticher de la doctrine à la mode et d’en faire un dogme. Marc Bloch[6] eut des mots d’une impitoyable lucidité pour stigmatiser les effets désastreux de cette sclérose intellectuelle dans la (très courte) bataille de France. La défaite eut essentiellement pour origine une sorte de refus péremptoire de l’incertitude. Les Allemands «devaient» attaquer par la Belgique ou briser leur élan sur la ligne Maginot. Il fallut du temps pour accepter l’occurrence d’une surprise (les Ardennes). Pourtant, il est très probable qu’en 1940, le grand État-major considérait avec commisération ses anciens de 1914 sûrs de leur fait. Les fertiles innovations du jour, si on ne parvient plus à les mettre en doute, sont vouées à être les stériles archaïsmes du lendemain.

Un troisième facteur tend à négliger l’importance de l’incertitude. Il n’est pas incompatible avec les deux précédents mais plutôt complémentaire. C’est l’influence normative du groupe. Le stratège n’est jamais un homme seul. Un ensemble d’individus (l’état-major) l’aide dans sa prise de décision par un travail de groupe. L’utilisation des mêmes données, des mêmes méthodes d’analyse et la connaissance mutuelle au sein du groupe induit une forme de convergence des points de vue. Il ne s’agit nullement d’hallucination collective mais plutôt de l’élaboration commune d’une histoire collective. Le groupe s’approprie son propre récit. À la fois pour se préserver du conflit interne et pour être davantage productif, il a tendance à chercher un terrain d’entente. Il «s’auto-apprivoise» en quelque sorte. Cela se traduit par une modération accrue des acteurs dans leur rapport au groupe. Sans parler de paresse intellectuelle, dans le temps, il devient de plus en plus difficile de s’affranchir du groupe et du réconfort qu’il procure. La souplesse et la réactivité peuvent ainsi être érodées par l’habitude et le quotidien.

L’incertitude, donc, est un élément fondamental de la guerre. Elle est irréductible. Nier cette réalité ou la minimiser a des conséquences catastrophiques. Pourtant, par orgueil ou tout simplement par peur de l’inconnu, c’est vers cet écueil que nous nous dirigeons naturellement[7]. Comment se prémunir alors de cette tendance? Par le doute.

 

Le doute est un cheminement personnel mais pas solitaire

Le doute n’est pas qu’une méthode, c’est avant tout une disposition d’esprit. Douter est un cheminement personnel mais pas solitaire. Être convaincu de la pertinence du doute est un bon commencement. Mais comment s’y prendre au juste?

Une précision est alors indispensable pour dissiper tout malentendu. Faisons une très nette distinction entre le doute et l’opposition systématique. Le premier vise à s’abolir, le second à écraser l’autre. Il n’est donc pas question de faire ici l’apologie du révolté professionnel ni de l’empêcheur de «penser en rond». Ils ont le tort de confondre arrogance et force de caractère. En cela, ils ne traversent pas l’épreuve du doute, mais se complaisent dans la certitude en reniant la prudence (notre troisième vertu).

Sur un plan individuel, quatre piliers étayent le doute: la culture, la curiosité, l’humour et l’Autre. Tout le monde s’accorde sur la place de la culture. C’est du reste un des piliers de la formation des officiers, que ce soit aux écoles de Coëtquidan[8] ou plus tard. Elle vise à rendre le monde intelligible (encore faut-il vouloir le comprendre!), à donner du sens à l’action. On ne peut pas douter de ce qu’on ignore.

La curiosité, elle, est le «désir de connaître le pourquoi et le comment»[9]. Elle cherche la compréhension des systèmes et des mécanismes. C’est une qualité de l’enfance («Pourquoi le diable et le bon Dieu?») qui apporte ouverture d’esprit et souplesse intellectuelle. Si la jeunesse est un état d’esprit, l’âge de la vieillesse commence très probablement lorsqu’on cesse d’être curieux.

Le troisième pilier, plus inattendu, mérite d’être développé. L’humour est une distance. Il n’abolit pas le sens des choses, bien au contraire, mais les met en perspective. La chose militaire est sérieuse, c’est indéniable. Les armées détiennent la force et la guerre provoque de la souffrance et des morts. On pourrait penser que rire de choses si graves est bien désinvolte. Pourtant, c’est indispensable. L’humour libère de la tentation du dogmatisme, et évite de prendre, en somme, les choses sérieuses trop au sérieux. Il empêche d’être tétanisé par l’enjeu, fixé[10] (en termes militaires) par la gravité des choses. Carlos[11], très malade, affirmait: «la mort ne m’aura pas vivant». L’humour se moque de ce qu’il aime et prévient de la vanité. Ainsi, alors même que des soldats français meurent en Afghanistan, il est indispensable de rire de soi, de ses frères d’arme et de l’institution militaire. Il est par ailleurs très sain qu’un esprit taquin, facétieux et un brin provocateur continue à souffler sur les landes bretonnes, berceau (humide et froid, ça facilite l’humilité!) de nos jeunes officiers.

L’Autre, enfin, et plus précisément la rencontre, est le dernier pilier du doute. Une armée est d’abord riche de ses relations humaines. L’Autre est le chef qui guide, qui encourage, exhorte et qui, à l’occasion, «remet à sa place». C’est aussi le camarade avec qui on croise le fer de ses idées. C’est enfin le subordonné qui saura poser les bonnes questions si son chef, trop lyrique ou pas assez pragmatique, a échoué à lui expliquer concrètement ce qu’il entend par «prendre l’initiative», respecter les ordres «dans la lettre et dans l’esprit» et tant d’autres formules aussi douces et familières à l’oreille du militaire que complexes à l’entendement.

Toutefois, bien que le doute soit avant tout une question d’initiative individuelle, le temps érode l’intensité de la démarche jusqu’à remettre en cause la volonté d’y recourir. Un phénomène humain et largement mis en évidence par la sociologie des organisations est incontournable: la lassitude des acteurs. C’est là que l’organisation a un rôle à jouer.

 

Rapport de l’institution militaire au doute

L’institution militaire est fondée sur un système d’hommes. Les problématiques de lassitude, de routine et de motivation y sont pris très au sérieux. La guerre est un affrontement des volontés. Quelle efficacité aurait donc une armée dont les soldats n’auraient ni motivation ni projet d’avenir? Aucune! De nombreuses stratégies existent déjà pour créer et maintenir une dynamique, de l’émulation, et pour motiver les personnels. On peut penser par exemple au très fort recrutement interne, aux concours et examens qui jalonnent les parcours professionnels, à la mobilité géographique. Elles sont probablement perfectibles mais fonctionnent déjà très correctement. Par ailleurs, certains facteurs exogènes sont de nature à atténuer les effets routiniers de l’organisation. Au premier rang de ceux-là, on trouve l’aventure des missions opérationnelles, aujourd’hui dans des contrées aux antipodes de la France. Une piste reste toutefois à explorer dans le rapport au doute: l’institutionnalisation de la contradiction dans les états-majors de tous niveaux.

L’influence normative du groupe, précédemment évoquée, et le phénomène d’auto-apprivoisement sont particulièrement d’actualité au niveau d’un état-major. Une initiative de l’ISAF[12] mérite toute attention et pourrait facilement être déclinée en France: la Red Team. Il s’agit d’un groupe dont le rôle consiste à être l’avocat du diable[13], à mettre en doute les lieux communs, à malmener les concepts (en particulier ceux qui sont le plus largement admis). Loin d’apporter la confusion, ils offrent un éclairage iconoclaste qui a pour but de donner de la profondeur de vue aux chefs et nourrir un débat. Nul risque ici de conflit d’ego puisque, par construction, cette équipe a pour mission d’apporter la contradiction. Ce point est très important compte tenu de la difficulté typiquement française à distinguer critique constructive et attaque personnelle. Une structure équivalente permettrait d’apaiser la susceptibilité de nos stratèges tout en favorisant le débat d’idées par l’utilisation du doute comme méthode.

Si cela semble assez simple à réaliser au niveau tactique et opérationnel, la contradiction au niveau stratégique est, elle, plus difficile à mettre en place. Nous portons toujours les stigmates du putsch d’Alger. De fait, trop souvent, la classe politique confond, par méfiance, méconnaissance ou dogmatisme, l’exigence légitime d’une absolue fidélité avec la servilité, une critique (fut-elle virulente) avec une trahison impardonnable[14]. Il s’agirait pourtant de former une sorte de Think tank traitant de stratégie et de doctrine. Point de corporatisme, mais une Red Team de dimension nationale et indépendante, capable d’animer un débat portant sur les grandes problématiques de la Défense et de la sécurité nationale. L’idée n’est pas, là encore, de créer des polémiques, mais d’utiliser le doute pour que les choix qui engagent l’avenir des Armées ne soit pas uniquement le fruit d’une étude des coûts. Aujourd’hui, malgré leur pertinence, les rares interventions individuelles dont la presse nationale se fait le relais, ressemblent trop à des barouds de francs-tireurs pour vraiment stimuler un débat d’ampleur. Pourquoi ne pas faire appel, par exemple, à nos officiers généraux qui quittent l’institution? Le monde de l’entreprise a bien compris le profit à tirer d’individus qui sont au faîte de leur puissance intellectuelle, de leur compétence et de leur compréhension des systèmes.

Nous nous sommes efforcés de montrer que le doute est la vertu fondamentale du militaire. Paradoxalement, ce qui pourrait apparaître comme une faiblesse bien insolite pour un guerrier sans hésitation est une force d’une infinie puissance. Procédé intellectuel mais avant tout état d’esprit, le doute n’est jamais acquis. Invariablement, chaque époque est tentée de croire qu’elle a résolu un mystère aussi vieux que l’humanité: l’incertitude de la guerre. Le doute nous garde à distance de cette vanité qui se paye cher. Examen sans concession de sa propre intelligence, risque d’être confronté à ses contradictions, le doute ne va pas de soi et demande du courage. C’est un cheminement personnel qui s’appuie sur la culture, la curiosité, l’humour et la rencontre avec l’Autre. Les armées tireront un bénéfice substantiel de son institutionnalisation.

Dans une perspective plus large, la certitude de la pérennité du modèle social est aujourd’hui ébranlée en France. Déstabilisée, la Nation aurait tout intérêt à utiliser le doute. Cela contribuerait probablement à substituer la réactivité au désarroi. Cela serait, en somme, un gage de résilience.

 

 

[1] Pour les lecteurs qui en douteraient, je rappellerai que statistiquement, le taux de réussite de l’avis du public est de 91% dans le jeu Qui veut gagner des millions.

[2] Général Desportes, «Décider dans l’incertitude», Économica, 2007.

[3] Enseignements tirés d’une expérience opérationnelle. C’est une procédure incontournable au sein des armées américaines pour apprendre de ses succès autant que de ses erreurs et ainsi accroître ses compétences.

[4] FÉLIN: Fantassin à Équipements et Liaisons Intégrés; SIR: Système d'Information Régimentaire. Le concept est que la rapidité de compréhension et de décision procure un avantage décisif sur un ennemi de facto incapable de prendre l’initiative et dont les réactions ont systématiquement un temps de retard.

[5] «Le fil de l’épée», Omnibus, 1999

[6] «L’étrange défaite», Gallimard, 1990

[7] Ayant le sens de la formule, le commandant de notre bataillon de jeunes saint-cyriens affirmait que «dans le thalweg de la facilité, l’EOA (élève officier d’active) emprunte toujours la pente au plus fort pourcentage».

[8] Écoles de formation initiale des officiers de l'armée de Terre.

[9] Thomas Hobbes, «Le Leviathan», Gallimard, 2000.

[10] On dit d’un ennemi qu’il est fixé quand on est parvenu à l’empêcher de manœuvrer. Il ne peut plus prendre d’initiative, avancer ou reculer. C’est en général l’étape qui précède sa destruction.

[11] Le chanteur et comique, fils de Françoise Dolto et inoubliable interprète de « Rosalie », pas le terroriste !

[12] International Security Assistance Force. C’est la coalition de près de 50 pays qui intervient actuellement en Afghanistan.

[13] C’est le terme exact employé officiellement pour décrire le concept.

[14] On peut penser par exemple aux critiques du Général Desportes sur la pertinence de la doctrine de contre-insurrection en Afghanistan en juillet 2010. Un débat doctrinal potentiellement très riche a été bien vite occulté par celui, plus convenu, du devoir de réserve.

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Titre : Le doute, vertu fondamentale du militaire
Auteur(s) : le Chef de Bataillon Emmanuel DUBOIS
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