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Le Général Lyautey, l’inventeur du Soft Power?

cahier de la pensée mili-Terre
Histoire & stratégie
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Le titre peut paraître provocateur tant la formule semble de prime abord anachronique et par-delà surprenante, car elle reviendrait à prêter à un officier général du début du XXème siècle l’invention d’une formule politique qui apparaît en 1990 sous la plume de l’Américain Joseph S. Nye[1]. Il n’empêche. L’analyse doit être tentée, car rétrospectivement la stratégie politico-militaire menée par Lyautey en son temps au Maroc correspond peu ou prou aux définitions actuelles du Soft Power, à savoir la capacité d’un État à influencer le comportement d’un autre État par des moyens non coercitifs quand le Hard Power (le recours aux moyens coercitifs) devient inopérant ou impossible. Si l’on retient cette définition, le Soft Power, ou sa version intermédiaire le Smart Power[2], seraient ainsi des formes dérivées sinon dégradées du Hard Power en même temps qu’une modalité impériale[3]. C’est ce point que nous nous proposons d’analyser en le replaçant dans la perspective historique de la réflexion et de l’action du Général Hubert Lyautey au Maroc au début du XXème siècle.

 

[1] Joseph Nye, “Bound to Lead: The Changing Nature of American Power, New York, Basic Books, 1990.

[2] Le Smart Power serait une combinaison du Soft et du Hard Power. Le terme a été récemment popularisé par Hillary Clinton.

[3] Voir les travaux de Pierre Vermeren qui tendent tous à montrer l’influence encore réelle que Lyautey exerce sur les élites marocaines. Voir notamment «La Formation des élites marocaines», Paris, La Découverte, 2002.


Sans être issu de l’infanterie ou de l’artillerie coloniale, le Général Lyautey fut sans doute l’un des meilleurs penseurs du fait colonial en ce qu’il n’a jamais pensé la colonisation en termes de seule occupation mais bien de développement économique et d’influence. Perçue en son temps comme originale, cette pensée tient moins cependant aux capacités proprement intellectuelles d’Hubert Lyautey – car elle est partagée par de nombreux autres coloniaux tels Théophile Pennequin, Etienne-François Aymonier, Auguste Bonifacy ou Pierre Ibos – qu’à son souci de ne jamais détacher les préoccupations tactiques et militaires de l’environnement politique dans lequel elles s’inscrivent. Cependant, bien davantage que d’autres officiers, Lyautey fut un «politique». Très tôt, c'est-à-dire lors de son expérience tonkinoise auprès de Gallieni (1894), celui qui apparaît alors simplement comme le disciple du catholicisme social d’Albert de Mun à travers son célèbre article sur le «Rôle social des officiers» entreprend de critiquer et de déconstruire le principe de la colonne expéditionnaire telle qu’elle est appliquée au Soudan, sous couvert de pouvoir critiquer plus discrètement celles déployées au Tonkin par le Général Duchemin[1]. Cette dénonciation des colonnes soudanaises (Brière de l’Isle, Borgnis-Desbordes, Archinard[2]) tient en réalité peu compte des contraintes climatologiques – des expéditions réduites à six mois en raison de l’hivernage – qui, en imposant leur rythme à la tactique, entraînent ipso facto le recours à une force qui cherche d’autant moins à être pacifique que chaque expédition doit être victorieuse pour pouvoir être annuellement reconduite par Paris.

 

Or, si Lyautey ne pose pas la question de la dimension politique des colonnes soudanaises, il n’oublie pas de l’aborder pour lui-même dès lors qu’il se trouve en situation de commandement. Il l’entreprend pour la première fois dans un rapport qu’il remet au gouverneur du Tonkin, Armand Rousseau, en 1896, dans lequel il assigne un triple rôle à tout officier colonial: diplomatique, politique et militaire. Cette dimension nouvelle attribuée à la guerre coloniale l’autorise à écrire l’année suivante qu’au Tonkin, il a «vu et fait la guerre sous sa seule forme noble et féconde, la guerre productrice de vie»[3]. En réalité, il ne fait qu’exprimer là sous une forme qui lui est propre les préceptes de «l’école Gallieni», celle de l’action combinée de la force et de la politique sur des zones parfaitement déterminées (les «secteurs» ou «territoires militaires») qui permet d’entreprendre une conquête de façon progressive en s’associant aux élites locales afin de n’avancer qu’une fois les territoires pacifiés. Ces principes sont théorisés dans les instructions de Gallieni de mai 1898 sous le terme de «conquête civilisée» tandis qu’il affirme par ailleurs que «l’œuvre militaire a été, malgré la contradiction apparente des mots, une œuvre pacifique»[4]. Quant au vocable de tache d’huile – au demeurant très difficile à trouver dans les écrits de Gallieni – il a simplement pour fonction de subsituer à l’image de la progression linéiaire et violente de la colonne celle plus souple et plus douce du cercle afin de démarquer les deux écoles de pensée coloniale.

 

Plus fondamentalement, alors que le temps de la conquête s’achève, les coloniaux comprennent bien que l’usage de la force à outrance n’est plus de mise et qu’il faut envisager des occupations pacifiques des territoires encore convoités. Les réflexions sur la «pénétration pacifique» proviennent cependant moins d’une réflexion sur l’art de la guerre ou d’une résistance indigène qui commence à prendre de l’ampleur que d’une compréhension plus fine des obligations financières inhérentes à toute campagne. La loi de finance d’avril 1900 ayant imposé à toute colonie la nécessité de subvenir à ses propres besoins – hors les soldes des officiers et soldats – il devient impératif de penser l’occupation impériale en termes économiques. C’est pourquoi les principes de «conquête» initialement attachés à l’image de la colonne se muent en «pénétration pacifique», accélèrant ainsi la réflexion sur la «mise en valeur» des colonies, laquelle se traduit par la création d’un Office colonial au ministère des Colonies afin de développer le commerce[5]. La plupart des officiers de l’équipe de Gallieni sont pénétrés de ces notions de développement économique qui viennent renforcer celle d’État protecteur inscrite dans les protectorats (Tunisie en 1882, Madagascar en 1895, Maroc en 1912).

 

En bon disciple de son maître, Lyautey souscrit très tôt au projet de «pénétration pacifique du Maroc»[6], présenté alternativement comme une opération de police algérienne ou comme une politique d’assistance à l’égard d’un gouvernement central, le Maghzen, défaillant. Il est d’autant plus prêt à suivre son exemple qu’il a écrit dès 1900 qu’il voyait dans les voies de communication, la route en particulier, «non plus seulement la ligne d’opération, la route d’invasion, mais la voie de pénétration commerciale de demain»[7]. Au début du XXème siècle, pas un article colonial sur la conquête marocaine ne manque de faire l’apologie de cette forme de colonisation en rappelant combien la conquête doit se faire par les voies de communication. Route, rail et voie ferrée, ports deviennent ainsi l’alpha et l’oméga de toute campagne tout en posant la difficile question des modalités de financement. L’obligation de recourir aux emprunts d’État ou autres subventions publiques[8] entraîne cependant Lyautey vers une nécessité, celle de devoir souscrire à l’adage des coloniaux: «savoir faire et faire savoir». Son programme de développement économique le pousse ainsi à développer une stratégie de communication qui devient d’autant plus nécessaire qu’on lui retire, dès le début de la Grande Guerre, une grande partie de ses troupes et de son matériel. Lyautey exige alors de son ministre, Millerand, des «moyens compensateurs»[9], c'est-à-dire la possibilité de développer encore davantage le commerce comme réponse à l’usure des cadres. Pour conserver sa liberté d’action – répondre à la propagande allemande et justifier la capacité du royaume chérifien à soutenir l’effort de guerre français – le Résident du Maroc développe alors, en pleine guerre, une politique commerciale dynamique en direction des industriels français, ses campagnes d’expositions commerciales à Casablanca doublées d’une exposition d’art marocain au Pavillon de Marsan en 1917 à Paris apparaissant comme des «expositions de combat»[10].

 

À cette date, le disciple s’est complètement dissocié de son maître Gallieni qui était en réalité plus proche du «colon-soldat» de Bugeaud que de l’industriel-entrepreneur cher à Lyautey. En construisant ce programme de développement commercial du royaume chérifien sur fond de lutte contre la presse allemande, le Résident a su utiliser avec une grande maîtrise tous les registres de la propagande par voie de presse. Il est devenu ainsi un propagandiste hors pair, comme en témoigne quelques années plus tard l’Exposition de 1931, tout en ayant consacré l’usage du Soft power dans le cadre impérial.

 

[1] Commandant en chef des troupes de l’Indo-Chine de décembre 1892 à mai 1893. Voir l’ouvrage du Commandant Chabrol, «Opérations militaires au Tonkin», Paris, Lavauzelle, 1900 qui décrit les colonnes tonkinoises et leur tactique.

[2] La critique des «Asiatiques» à l’encontre des «Africains» se double d’une rivalité entre les «Africains», entre ceux des Rivières du Sud et les Soudanais. Archinard s’en plaint dans «Le Soudan en 1893», «Renseignements coloniaux, supplément du Bulletin du comité de l’Afrique française», avril 1895, n°2, p. 43-46.

[3] Lyautey à Louise Baignères, le 9 septembre 1897.

[4] Gallieni, «Chemins de fer, routes et sentiers à Madagascar», L’Année coloniale, 1899, p. 1-26, p. 2.

[5] Le processus de réflexion sur la «mise en valeur» existe dès l’été 1898. Il ne cesse de prendre de l’ampleur jusqu’aux années 1920, date à laquelle le ministre des Colonies, Albert Sarraut, en fait un discours-programme.

[6] Camille Sabatier, «  La pénétration pacifique et le Maroc », Revue Politique et Parlementaire, janvier 1904, n°115, tome XXXIX, p. 27-60.

[7] Hubert Lyautey, « Du rôle colonial de l’Armée », Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1900, T. CLVII, p. 308-328, p. 315.

[8] Lucien Hubert, « Les travaux publics au Maroc. Ports, routes, chemins de fer », Bulletin de la Société des études coloniales et maritimes, avril 1914, p. 97-111

[9] Pierre Lyautey, Lyautey l’Africain. Textes et lettres de Lyautey, tome III, 1915-1918, Paris, Plon, 1956, lettre du 11 juin 1915, p. 3-23.

[10] Charles Mourey, « Le Maroc pendant la guerre et l’Exposition de Casablanca », Annales de Géographie, 1915, n°132, T. XXIII, p. 437-442. Henry Froidevaux, « L’Exposition d’art marocain au Pavillon de Marsan : ses enseignements historiques », Revue de l'histoire des colonies françaises, 3e trimestre 1917, tome V, p. 331-348.

 

Agrégée et docteur en histoire, Julie d’Andurain est chargée de cours à l’université de Paris-Sorbonne et enseignant-chercheur au CDEF (École militaire). Ses travaux de recherche portent sur l’histoire coloniale de l’Afrique et du monde arabe.

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Titre : Le Général Lyautey, l’inventeur du Soft Power?
Auteur(s) : Madame Julie d’ANDURAIN
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