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Le «goban» irakien

cahier de la pensée mili-Terre
Histoire & stratégie
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En avril 2003, en écrasant l’armée irakienne pour la deuxième fois en treize ans, les forces armées américaines ont semblé démontrer de manière irréfutable la supériorité de leur modèle opérationnel. Raisonnant en termes échiquéens, ils ont réussi non seulement à disposer de pièces plus puissantes que leur adversaire mais, grâce à leur supériorité aérienne et informationnelle, à faire jouer ce dernier en «aveugle» et à lui imposer un rythme de «blitz[1]» qu’il ne pouvait suivre. Dès lors, le «Mat», concrétisé par la prise de Bagdad, ne faisait aucun doute. Armée vaincue, pouvoir politique anéanti et population d’autant plus soumise au vainqueur qu’elle détestait majoritairement le régime en place, la logique de la trinité clausewitzienne était ainsi stratégiquement respectée. Le 1er mai, l’annonce de la fin des opérations militaires par le président Bush sur fond de bannière «mission accomplie» accrochée à l’îlot du porte-avions Abraham Lincoln, semblait donc légitime et même évidente.

 

[1] Partie d'Échecs jouée en temps très contraint.


Un nouveau jeu

Mystérieusement cependant, quelques semaines plus tard, les agressions contre les troupes d'occupation américaines se sont multipliées dans les provinces arabes sunnites. Le Pentagone estima alors qu’il ne pouvait s’agir que de quelques pions du «jeu» saddamiste qui continuaient à bouger encore, phénomène étonnant mais que l’on expliquait par la fuite du Raïs. Fidèles à leur style rapide et direct, les Américains lancèrent leurs «pièces» (leurs forces aériennes comme Reine et leur quinzaine de brigades terrestres) à la recherche de ce Roi caché et de ses derniers partisans. À leur grande surprise, ils constatèrent alors que non seulement les agressions rebelles ne diminuaient pas mais avaient même tendance à augmenter. Ce qui était présenté comme un phénomène résiduel était devenu une guérilla et les méthodes qui avaient si bien fonctionné contre l’armée régulière irakienne étaient inopérantes contre un adversaire qui ne jouait plus aux Échecs mais au Go.

Le jeu de Go est le jeu de stratégie roi en Extrême-Orient. Ses principes sont inverses de ceux du jeu d'échecs pour une complexité comparable. Au Go, pas d'ordre de bataille avec des pièces clairement différenciées mais une multitude de petits pions anonymes qui apparaissent un à un sur le plateau de jeu (le goban). Une fois placés, ces pions ne bougent plus sauf s'ils sont capturés. Les joueurs de Go construisent ainsi progressivement leur structure avec pour objectif non pas d'abattre un Roi adverse mais d'obtenir le maximum de points, en contrôlant le milieu ou, secondairement, en causant des pertes à l'adversaire. La partie s’arrête non pas sur un résultat objectif mais par commun accord (en fait lorsque plus aucune action n'est possible) et on compare alors le nombre de points accumulés par les deux adversaires. Les victoires y sont donc relatives et non totales comme avec un «Mat». Tactiquement, de nombreuses batailles se déroulent sur le goban mais elles se règlent en étouffant les pions ennemis et non en les écrasant comme sur un échiquier.

Le Go n'est pas pratiqué au Moyen-Orient, mais en s’appuyant sur leur culture et en cherchant l’inverse du style direct américain si puissant, les rebelles sunnites irakiens ont abouti à une logique qui en est très proche. Il n’y a pas sur le «plateau de jeu irakien» de «Roi»  ou même de comité directeur de la guérilla car celle-ci est organisée en «cartels» regroupant au total plusieurs dizaines de mouvements différents. Il n’y a donc pas de «Mat» possible même après l’élimination d’un Saddam Hussein ou d’un Zarkaoui. Cette guérilla-réseau dispose de petits pions divers, cellules d’anciens des services du régime baasiste, «sous-traitants» payés à l’acte ou simples sympathisants, dont le nombre est pratiquement illimité tant les ressources en hommes, armes et argent liquide sont importantes. Ces pions sont placés dans les villes sunnites le long du Tigre et de l’Euphrate ou dans certains quartiers des grandes villes multiculturelles comme Bagdad ou Mossoul. Ils s’y enracinent au sein de tissus humains locaux faits de multiples solidarités familiales ou tribales. Ces tissus les protègent mais les fixent tout autant. Ils ne peuvent agir que ponctuellement hors de leur zone d’origine mais il n’est pas question de s’implanter dans le sud chiite ou le Kurdistan. Les organisations radicales, comme Al Qaïda en Irak ou Ansar al-Sunna, plus idéologiques et plus largement composées d’étrangers sont un peu plus mobiles mais aussi moins incrustées dans les milieux hôtes. Comme au Go, avec ces pions faibles et peu mobiles mais invisibles et nombreux, les rebelles n’ont que deux stratégies possibles: étendre leur contrôle des provinces sunnites en s’emparant de l’«intérieur» de toutes les villes ou bien s’efforcer d’entraver la construction du système adverse, le «nouvel Irak» proposé par les Américains, par des attaques ponctuelles, des attentats, des assassinats ou des sabotages.

 

Fuseki[1]

Au Go, contrairement à l’échiquier encombré, le début de partie s’effectue sur une surface vide. Il existe donc pour chaque joueur une grande liberté de manœuvre dont ils profitent généralement pour essayer de s’emparer le plus vite possible des points clefs. L’action sur l’environnement l’emporte donc sur l’attaque de l’ennemi et les combats sont normalement plutôt rares. À l’été 2003, les Américains, adeptes de la «guerre éclair», ne sont pas capables de passer à la «paix éclair». Leurs grandes unités militaires considèrent que l’action sur l’environnement, c’est-à-dire la reconstruction économique et politique est du ressort du Département d’État. Elles restent donc immobiles sur ce qu’elles croient encore être un échiquier, tandis que le Département d’État, dont l’action n’a pas été planifiée, est incapable d’agir efficacement et rapidement. Seule la 101ème division d’assaut aérien, avec ses seuls moyens et sous l’impulsion du général Petraeus, s’efforce, à Mossoul et dans toute la zone nord-irakienne, d’investir les champs économiques (avec plus de 4.000 projets), politiques (en rétablissant aux plus tôt des institutions locales) et sécuritaires. En plaçant ainsi ses propres pions, elle parvient à contrôler la région pendant un an.

Les rebelles profitent de cette passivité pour s’implanter discrètement et lancer ensuite des opérations offensives contre les pièces de la Coalition, en espérant non pas les vaincre mais les «ronger» suffisamment pour saper la volonté de l’opinion publique américaine. Tactiquement, le résultat est désastreux puisque pour abattre un seul soldat américain, il faut sacrifier au moins vingt combattants, mais ces agressions finissent par faire bouger les brigades américaines. Conformément au code du soldat de l’US Army («Je détruirai les ennemis des États-Unis» et non pas «Je vaincrais»), celles-ci se lancent dans de grandes opérations de nettoyage afin d’éradiquer au plus vite les terroristes et les «nostalgiques de l’ancien régime». Mais cette fois, ce sont les pions adverses qui sont invisibles au sein de la population, alors que leurs propres mouvements scrutés par mille yeux, n’ont guère de secrets pour les rebelles. Les pièces américaines se comportent alors en géants aveugles qui provoquent des dégâts humains considérables par leur maladresse et leur propension à surréagir au moindre contact avec une menace (statistiquement, il leur faut plusieurs dizaines de milliers de cartouches pour tuer un seul rebelle). L’arrestation de Saddam Hussein en décembre 2003 et la diminution des attaques rebelles au printemps 2004 donnent cependant l’illusion d’une victoire prochaine. En réalité, les Américains ont simplement poussé la guérilla, qui n’est pas «décapitable», à agir de manière plus souterraine et indirecte contre les cibles économiques et les «collaborateurs». Toutes les villes arabes sunnites sont alors sous leur contrôle.

 

Chuban

Tirant les leçons de la première phase, les divisions américaines qui assurent la relève en mars 2004 sont décidées à agir avec plus de souplesse et à s’investir dans l’environnement irakien. Aux États-Unis, le général Chiarelli commandant la 1ère division de cavalerie destinée à Bagdad, a formé son état-major à la gestion des grandes villes. De leur côté, avant d’aborder la difficile province d’Anbar, les Marines se sont préparés à renouveler une expérience tentée au Vietnam de dispersion de petites unités au sein de la population et des nouvelles forces de sécurité irakiennes. Mais à leur arrivée en Irak, la partie est déjà bien engagée. Les organisations rebelles sont si implantées et le ressentiment anti-américain si fort que la marge de manœuvre est très étroite pour des politiques de pacification. Pire encore, un deuxième front a été ouvert dans le sud chiite avec la révolte de l’armée du Mahdi de l’ayatollah Moqtada al-Sadr. Les concentrations de pions rebelles sont désormais telles que beaucoup de villes échappent à tout contrôle de la Coalition ou du nouveau gouvernement irakien, jusqu’à envisager de résister fermement aux Américains. L’heure n’est plus à la pacification mais à la reconquête de ces bastions.

Loin des raids aveugles de 2003, les opérations militaires américaines de 2004 et 2005 s’effectuent toujours avec des pièces échiquéennes mais avec beaucoup de prudence et de patience de manière à causer le moins de dégâts à l’environnement humain. Comme plus la partie avance et plus les pions ennemis sont nombreux, expérimentés et enracinés, il faut alors des mois aux Américains pour s’emparer de chaque ville. La rébellion mahdiste est matée au bout de sept mois et encore sur la promesse par Moqtada al-Sadr du renoncement à la lutte armée. Après un premier siège raté en avril 2004, première victoire arabe sur des Américains, Falloujah est reprise en novembre par les Marines et l’Army. Les Américains s’obstinent ainsi jusqu’à la reconquête de Tal Afar sur la frontière syrienne en octobre 2005. Le système rebelle est alors partiellement détruit, libérant ainsi des espaces de manœuvre pour la reconstruction politique avec les trois élections de 2005 et économique, avec, par exemple, la mise en place de «Provincial Reconstruction Team[2]» (regroupant tous les acteurs de la reconstruction dans les zones les plus sécurisées.

 

Shukyoku

Cet effort représente cependant le point culminant de la capacité d’adaptation des Américains. Incapables de suffisamment d’empathie avec la culture environnante pour sécréter les aventuriers qui ont fait la force des empires britanniques et français, ils restent également fermement attachés à une méthode de résolution des problèmes tactiques par une application directe de forces puissantes. Aussi malgré les efforts énergiques de quelques chefs, les brigades américaines restent avant tout des pièces d’échecs. Avec le temps, elles voient simplement un peu mieux les pions à détruire et agissent avec un peu plus de subtilité. Mais comme chacune d’elle ne peut espérer tenir, au mieux, qu’une ville ou un quartier d’environ 200.000 habitants, les Américains ne peuvent contrôler au maximum que la moitié de la population sunnite arabe d’Irak. Ils sont donc condamnés à bouger sans cesse pour reprendre toujours les mêmes villes avec à chaque fois plus de difficultés. Ce faisant, ils dépensent des ressources considérables, humaines et financières (au bas mot, vingt fois plus que pour la reconstruction civile) pour des gains toujours provisoires.

Après avoir laissé le gouvernement irakien tenter l’expérience de forces irrégulières qui ont rapidement pris des teintes d’escadrons de la mort incontrôlables, l’espoir sinon de victoire mais au moins de retrait dans l’honneur apparaît en 2005 et 2006 avec le développement accéléré, et toujours sur le modèle échiquéen, de la nouvelle armée irakienne. Les unités américaines croient alors pouvoir amorcer un premier repli en direction de bases géantes, «mini-Amériques» à l’intérieur même de l’Irak. Cette relève se révèle pourtant prématurée, les brigades irakiennes étant d’une grande faiblesse et, formées principalement de chiites, considérées par les sunnites comme à peine moins étrangères que les unités américaines. Tout le terrain reconquis en 2004 et 2005 est reperdu en 2006 alors même que le pays bascule dans la guerre civile.

Au jeu de Go, les fins de partie commencent lorsque les possibilités de manœuvre se raréfient nettement. Au printemps de 2006, tout l’espace irakien est occupé par des organisations solides: le Kurdistan est un bastion indépendant de fait et tenu par les deux partis kurdes alliés; la zone arabe sunnite est occupée par les tribus, la mouvance rebelle nationaliste et l’«État islamique» regroupant les organisations radicales, les deux premiers groupes s’opposant au troisième; la zone chiite est partagée entre les différentes organisations liées aux partis au pouvoir ou à l’armée du Mahdi et qui se livrent à un affrontement souterrain. En superposition de toutes ces milices l’armée irakienne cherche péniblement à assurer un minimum de contrôle tout en résistant aux forces centrifuges qui la tiraillent. Au centre de cette mosaïque, Bagdad est devenu un «trou noir» qui attire le chaos. Empêtrées dans toutes ces structures rivales, les pièces américaines, qui n’ont même plus la capacité de détruire une seule des organisations présentes sur le territoire et qui maîtrisent moins que jamais un environnement qui se délite, risquent l’étouffement progressif dans leurs bases-îles. Dans un dernier «sursaut», les voici donc revenues en première ligne depuis le printemps 2007 pour reprendre le contrôle de la capitale et essayer de retrouver une espace de manœuvre qui permette un départ qui ne ressemble pas trop à une fuite. Mais si le «Mat» échiquéen est impossible, la fin, par commun accord, du Go n’est pas aussi proche qu’il pourrait paraître tant la plupart des acteurs locaux, malgré les discours, espèrent la poursuite de la présence américaine. Iraniens et Syriens sont trop heureux de voir les Américains fixés en Irak; les régimes arabes modérés craignent un axe chiite Téhéran-Bagdad; les djihadistes peuvent frapper l’Amérique sans y aller et tous les acteurs irakiens ont besoin des Américains pour les aider contre les autres. Les Lilliputiens ont ligoté un Gulliver qui croyait les manipuler et les pièces américaines n’ont pas fini de souffrir dans ce jeu pour lequel elles ne sont pas faites.

 

 

[1] Fuseki: début de partie de Go; Chuban: milieu de partie; Shukyoku: fin de partie.

[2] Équipe de reconstruction provinciale

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Titre : Le «goban» irakien
Auteur(s) : le Lieutenant-colonel GOYA
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Armée