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Nouvelles technologies, tactique et stratégie

Cahiers de la pensée mili-Terre n° 47
Tactique générale
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Françoise Thibaut nous livre avec sa force de conviction habituelle une vision personnelle de l’évolution de la guerre au fil des siècles. Sans exclure la possibilité du maintien de conflits «classiques» ou «dématérialisés», (frappes à distance de plus en plus automatisées), elle voit apparaître un nouveau type de guerre, «vraie… douce et silencieuse»: la guerre numérique et informatique. Les nouvelles technologies prennent bien sûr une place écrasante dans cette évolution, et le dernier type de guerre décrit permet à l’auteur de jeter les bases de son concept «d’appropriation technologique de l’adversaire».


L'ennemi. Tel est le problème. Le soumettre, l'anéantir, l'éliminer...

L'état de guerre et de violence organisée est profond, inscrit dans l'humanité, tout en étant ambivalent. D'un côté, appartenir à une société organisée (qu’elle soit petite ou grande) autorise sa protection, par tous moyens; ainsi les instincts les plus violents trouvent leur accomplissement à pourchasser un adversaire. Mais d'autre part, les barrières morales instaurées par cette même société inscrivent la haine et la destruction délibérée d'autrui dans la plus totale réprobation. Ce dilemme oblige donc à organiser cette irrépressible violence afin de la rendre acceptable et justifiée: accepter le meurtre d'autrui, l’entourer de qualités, le rendre indispensable, éventuellement le magnifier.

Cet aspect est simpliste, voire primaire, et s'enrobe parfois de l'instinct de vengeance. Le problème est ailleurs: comment dévaster l'autre sans risques, sans s'anéantir soi-même? Là intervient la technique, le savoir-faire, l'invention. L'évolution humaine est nourrie de cette problématique: au tout début, comme pour toutes les espèces, c'est la survie qui compte; on tue pour manger, pour continuer à vivre. Les hominidés courent après le gibier, pourchassent aussi leurs concurrents dans la même quête. C'est ainsi que cela commence: la survie, la nourriture, sécuriser le territoire alimentaire, la ressource en eau, en feu, en abris. La guerre est donc indissociable, dès l'origine, de l'économie. La lutte est enserrée dans la nécessité de survivre, de posséder les moyens de cette survie. Une fois cela accompli, on peut désirer l'aisance, la continuité, la croissance, la puissance: posséder territoires et gens qui pérenniseront cet acquis. Gaston Bachelard a très bien décrit cela.

Tuer l'autre sans risque suppose technique et savoir-faire. Le corps à corps, le gourdin, l'arme blanche ? même allongée d'un manche ? ou la baïonnette, c'est trop dangereux. C'est le «lui ou moi» aléatoire. Même s'il est héroïque. Vient l'idée de la distance. Éliminer de loin, voilà l'idée; arcs et flèches, machines à envoyer des pierres, le feu, le saccage, et puis «la poudre» ...Quelle merveille! On tue de loin. D'abord maladroitement, lentement, avec des outils peu commodes. Mais cela progresse vite: on dépasse la prime préoccupation de survie. Tuer sans être tué: voilà toute la technologie de la guerre. Mais ce n'est pas encore une technologie militaire, laquelle suppose administration et organisation. Toutefois, invention et technique sont définitivement liées à l'argent: plus la guerre est intelligente, plus elle est onéreuse. Elle ne peut donc être pratiquée que par des groupes stables et prospères. Nous sommes à la croisée des chemins: fini les hordes barbares inorganisées pour accéder à l'administration de la guerre. D'abord l'Empire romain, puis les principautés familiales limitées. Fernand Braudel l'a magnifiquement narré dans «La Méditerranée».

L'organisation moderne de la guerre large, autre que dynastique, vient tard en Europe, pourtant lieu d'incessantes querelles. C'est au détour de 1620 que Maurice de Nassau crée la première académie pour la formation des officiers. Les Français, les Russes complètent cette approche en y adjoignant des ingénieurs. Vauban passera trente ans de sa vie à améliorer les techniques de siège et fortifications. Borda est spécialiste de balistique, Carnot sait répartir ses troupes en fonction du terrain, Koutouzov est le meilleur des météorologistes. Les débuts de la conception innovante, donc commerciale, de l'entreprise militaire s'étalent sur environ deux siècles avec de foudroyantes avancées suscitant une grande partie de l'innovation industrielle. C'est un paradoxe, mais si l'on fait l'inventaire de tous les biens matériels, matières, objets, transports qui améliorent la vie civile des peuples, presque tous sortent de l'innovation militaire (sans parler des avancées médicales). Les princes sans ressources ne peuvent profiter des progrès et doivent se résigner à la défaite, à moins d'être de remarquables tacticiens. Mais plus on avance dans le savoir technique, plus la tactique – art mental d'anticipation, de pratique et d'élimination – dépend de la maîtrise technique. À cela s'ajoute un adage vérifié: sur le plan tactique «on a toujours une guerre de retard».

Autre paradoxe de réalité, la guerre est protectrice du marché du travail, de l'industrialisation et du commerce: elle détruit et tue, mais suscite la production de guerre, mobilise les énergies et protège transports, ravitaillement et transmissions. La prodigieuse expansion industrielle et commerciale des Occidentaux est due à l'alimentation incessante de conflits variés, coloniaux ou dits de pacification, ou encore entre les Puissances. Ce fracas permanent entretient une organisation militaire: nulle part hors de l'Europe les armées n'auront été aussi efficaces. La guerre détruit et reconstruit, décime et déplace, redistribue les biens, les personnes et les possibilités de survie. Alep est un bon exemple: réduite en cendres, dix fois détruite et reconstruite en 3.000 ans, mais toujours présente parce que nœud de transit et de relations, donc toujours recréée.

Ce faisant, les princes, puis les leaders politiques se sont efforcés de créer un fossé entre l'autorité militaire qu'ils ont créée et la population civile. La caste particulière des gens de guerre est dite indispensable, mais isolée car elle est crainte: sa lourde organisation hiérarchique et bureaucratique prémunit – si possible – des amateurs de coups d'État et d'accaparement autoritaire. La recette n'est pourtant pas garantie: Bonaparte, Boulanger, Franco, Pinochet, Hitler et Mussolini autoproclamés chefs de guerre, et tant d'autres, ont renforcé la méfiance et la mise à l'écart. N'évoquons pas les civils... Toutefois, chacun connaît l'influence fondamentale de son lobby militaire sur la politique nord-américaine... et, d'une manière plus générale, du poids des investissements de recherche avancée dans les budgets de défense.

Mais on en reste à la lutte terrestre, encore humaine. Tout va changer avec les conquêtes séparées mais concomitantes de la mer et de l'air: ces nouveaux espaces d'affrontement entraînent dématérialisation de la lutte, distanciation de l'ennemi et développement des communications abstraites. Peu importe désormais les pauvres types, militaires ou civils, cloués au sol ? d'ailleurs les chefs répugnent à envoyer des troupes au sol; quant aux civils... disons qu'ils sont un embarrassant fardeau. Mais la guerre terrestre traditionnelle occupe, alimente l'information et les esprits, permet d'éviter de plus totales destructions. Le vertige conçu depuis l'usage militaire de l'énergie nucléaire protège d'actes plus totalement dévastateurs: on sait désormais que la recherche de l'élimination totale d'autrui peut conduire à la disparition de l'humanité toute entière, du moins telle que nous la connaissons.

Le flot continu et renouvelé des techniques modernes est par ailleurs très sensible aux crises et conflits. L'efficacité industrielle et technique diminue les coûts, permet la fabrication de masse, mais exige une parfaite maîtrise socio-productrice et la coordination des nombreux maillons secondaires, qu'ils soient humains ou matériels: toute interruption du système transforme très vite l'efficacité en impuissance notoire. Plus la guerre est sophistiquée, plus elle est coûteuse et tactiquement fragile: donc seules les autorités riches et stables peuvent la pratiquer. C'est ce qui autorise ces autorités riches et stables à intervenir chez les pauvres (au prétexte de rétablir l'ordre et éventuellement la démocratie). Cette démarche est d'ailleurs très contradictoire si on examine les arguments avancés: qu'est-ce qu'un État-voyou? Une guerre juste? Le couloir humanitaire permet en fait l'ingérence, voire le clientélisme si on ne considère que la lutte et l'occupation terrestres.

En fait, maintenant, l'innovation et les stratégies qui en ressortent nous obligent à considérer qu'il y a trois niveaux de lutte, dissociés mais inséparables:

 

  • La guerre classique au sol, avec ses pertes, ses destructions, ses massacres, sa famine, le délabrement de toute chose, la poursuite des individus: c'est ce qu'on a eu dans les Balkans, ce qu'on a au Moyen-Orient avec les désastres du Liban, puis d'Irak, le califat, la Syrie, les exodes monstrueux, les ruines à n'en plus finir. Sont greffés là-dessus des économies de guerre très prospères, un usage massif d'équipements dits classiques, et des perspectives de reconstitutions et reconstructions (quand elles existent) pour au moins cinquante ans. L'amplitude des désastres urbains vient de la force et de la violence des armes utilisées. En 1915, les hommes se sont enterrés car ils étaient incapables de lutter contre les armes utilisées et en étaient horrifiés. On a répétitivement le même spectacle et les mêmes résultats depuis la fin du XIXème siècle, donc depuis la maîtrise des armes de grande puissance.

 

  • La guerre dématérialisée. Très efficace; son usage tactique bien calibré permet de mettre fin aux affrontements au sol ou, du moins, de les limiter; il y a l'intimidation par le déploiement de forces navales, l'usage de porte-avions, de sous-marins et, surtout, le bombardement aérien répétitif et sans parade, découvert avec la Seconde Guerre mondiale, le Blitz. Puis de nouveaux bombardiers sortis des usines ont pilonné l'ennemi et mis définitivement fin à ses ambitions. Celui qui appuie sur le bouton à très haute altitude ne voit rien du résultat, ou parfois aperçoit de belles fleurs explosives. C'est «ah! Dieu que la guerre est jolie!» avec les héros de la reconquête d'une paix libératrice.

 

Ce système s'est perfectionné avec des engins de plus en plus automatisés, drones et autres, ou des bombes dites «précises». C’est le cas de la Syrie ces derniers mois. Les chasseurs de très haute altitude sont-ils des combattants ou des horlogers de haute précision? Le robot est-il responsable? D'ailleurs, certains programmes automatisés signalent déjà aux hommes les décisions indécidables. Les concepteurs d'actions sont-ils responsables devant leurs écrans, à l'abri dans un bunker naval?

On en arrive ? enfin, peut-être ? au vieux rêve inaccessible: tuer sans être tué, anéantir sans risquer sa peau, éliminer en toute sécurité.

 

  • Enfin, il y a la «vraie guerre»: nouvelle guerre, récente, inattendue pour le commun des mortels. Elle ignore le terrain, les morts, les destructions, les pillages, la terreur; c'est la guerre douce et silencieuse, la guerre à zéro morts comme on la rêvait il y a vingt-cinq ans dans les états-majors: abstraite, toute numérique, en 0 et 1, dont le citoyen ordinaire n'a aucune conscience et qui, dans un premier temps, ne change rien à sa vie.

 

Affrontement technologique, tactique, stratégique global qui échappe aux militaires eux-mêmes s'ils ne sont au plus haut sommet de cette maîtrise ingénieuse; c'est le retour à Fermat, au programme de Hilbert, à la décidabilité et surtout aux nombres calculables de Turing datant de 1935. Nous voici de nouveau avec COLOSSUS contre ENIGMA, le fameux ACE (Automatic Computing Engine), mais dans d'immenses proportions. Ce gigantesque affrontement se situe à l'échelle planétaire et spatiale; celui qui maîtrisera le réseau stratégique et soumettra celui de l'adversaire gagnera. Torpiller les réseaux informatisés commerciaux, financiers, bancaires n'est pas très compliqué; cela a déjà été fait. De par le monde, quelques centaines de gentils surdoués au service des Puissances sont capables de déverrouiller n'importe quel système, même le plus sophistiqué, tout simplement parce que le cerveau humain l'a conçu. Un autre cerveau de même niveau peut le détruire ou, plutôt, se l'approprier ou le rendre inefficace. Ne parlons pas des réseaux privés, parfaitement ridicules avec leurs petits mots de passe...

Les États-Unis sont les rois du monde depuis pas mal de temps, non pas tant grâce à leurs armées, que grâce à leurs grandes «toiles» de renseignements et d'injonctions sur tout et n'importe quoi, leurs monstrueux stocks de mémoires, leur capacité à bloquer ou détruire ce qui ne convient pas à leur système globalisé de contrôle. C'est cela leur truc: contrôler. Faire le gentil, avoir bonne mine, utiliser Mickey et le Coca-Cola, compatir, transformer les nécessiteux en obligés... et contrôler. Mais ce bel Éden yankee trouve depuis peu un adversaire de taille. La Russie avait pris un retard considérable dans le domaine informatique, avant et après la dislocation de l'Union soviétique. La période Eltsine en particulier; une formation insuffisante; l'exode massif des informaticiens; une fabrication quasi nulle de matériel. Ce retard a été progressivement comblé; désormais, la Russie de Poutine a retrouvé ses grands matheux et peut prétendre pénétrer et court-circuiter les systèmes nord-américains. Les récents et graves couacs en sont l'indéniable preuve, au plus haut niveau. Evoquons également la Chine, dont le potentiel d'actions, de création, de fabrication et surtout d'investigations est désormais quasiment illimité.

Voilà un mode de guerre aussi inattendu que novateur. Inquiétant peut-être. Plus besoin de détruire, il suffit de s'approprier technologiquement l'adversaire. Attendons la suite. Elle risque d'être intéressante et de reléguer peut être l'increvable kalachnikov au grenier à côté de la lampe à pétrole. Il y aura toujours des amateurs de violence, des acharnés de la tuerie. «Tuer l'autre», l'éliminer, éliminer ce qui est «différent» reste très obsessif dans bien des esprits. Or l'être humain est une cible facile, peu protégée. Toutefois, si l'on réfléchit à une lutte plus abstraite, ne jamais oublier qu'en 1945 von Neumann a calculé à quelle hauteur la «bombe» devait exploser afin de faire un maximum de dégâts. Par ailleurs, un type sans treillis, tout seul, peut aussi produire des désastres avec une boite d'allumettes ou un camion volé.

 

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Docteur en droit et en sciences politiques, Madame Françoise Thibaut est professeur émérite des universités, membre correspondant de l'Académie des sciences morales et politiques. Elle a enseigné aux Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan le droit et la procédure internationale ainsi qu'à l'École supérieure de la gendarmerie de Melun. Elle écrit aussi des thrillers pour se distraire, tout en continuant de collaborer à plusieurs revues et universités étrangères. Elle est notamment l'auteur de «Métier militaire et enrôlement du citoyen», une analyse du passage récent de la conscription à l'armée de métier.

 

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Titre : Nouvelles technologies, tactique et stratégie
Auteur(s) : Madame le Professeur Françoise THIBAUT
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