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Homéostasie au sein des armées: comprendre la résistance au changement

cahier de la pensée mili-Terre
Histoire & stratégie
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Alors que la technologie est un paradigme que les armées utilisent pour prendre le dessus sur l'adversaire, il existe un conservatisme certain dans le milieu militaire. Le Chef de bataillon Cyrille Lacroix décrit cette résistance au changement, ou homéostasie, une propriété nécessaire pour assurer la résilience de l'organisation. Elle peut toutefois engendrer des conséquences néfastes pour les opérations. Il s'agit donc de prendre en compte cette résistance afin de réussir toute évolution stratégique basée sur l'innovation technologique.

 

 

«On the whole, military organizations tend to be conservative in their approach to technological innovation»1

Martin Van Creveld    

 


«Nous  sommes  prêts  et  archi-prêts.  La  guerre  dût-elle  durer  deux  ans,  il  ne manquerait pas un bouton de guêtre à nos soldats»2. Ainsi le Maréchal Edmond Le Bœuf, ministre de la Guerre, utilise ces paroles optimistes devant les parlementaires, juste avant le début de la sombre défaite des armées françaises de 1870. Mais ce n'est pas le ton optimiste que reproche le Général du Barail au maréchal dans ses Souvenirs, «c’est d’avoir cru à la réalité de conventions militaires qui ne signifiaient rien si elles ne devaient pas nous assurer les succès décisifs pour le reste de la campagne»3.

L'homéostasie est une propriété des cellules vivantes qui se traduit par un phénomène de régulation interne aux variations externes dans le but de maintenir les conditions optimales de survie. Issue de la recherche biologique et physiologique, l’homéostasie est d’abord découverte par Claude Bernard4, puis étudiée en détail par Walter Bradford Cannon5 et W. Ross Ashby6. Ce phénomène garantit autant la stabilité d’un système qu’il induit une résistance à tout changement provenant d’un signal ou stimulus extérieur. Ce paradoxe mérite aussi d’être étudié au sein des armées dans le cadre de l'évolution technologique.

Pour étudier les évolutions des stratégies face aux innovations, il est nécessaire de s’intéresser à la résistance au changement dans les organisations militaires. Comprendre la notion d'homéostasie permet de mieux appréhender toute transformation par l'analyse des capacités et des freins à l'innovation.

Nous commencerons par démontrer que le conservatisme de l’organisation militaire, s'il repose sur une nécessité de résilience, peut dériver en une simple justification du système établi. Cette propriété, qui doit apporter une garantie de survie, peut alors se révéler contre-productive, voire néfaste pour l’action militaire. Enfin, pour dépasser ce paradoxe, il faut considérer la dualité flexibilité/stabilité induite par la synergie civilo- militaire comme un véritable atout pour les armées dans le domaine du développement technologique.

 

«Résiste, prouve que tu existes»7

Deux traits caractérisent le conservatisme militaire: il se manifeste autant pour assurer la survie du système existant que pour mieux justifier sa pertinence. Pour le démontrer, nous commençons par expliquer comment cette propriété de survie existe dans toute organisation, et notamment dans le monde militaire. Nous verrons ensuite que le phénomène d’autojustification n’est pas, non plus, à écarter.

En s’attachant à l’analyse systémique8, Joël de Rosnay explique que toute organisation, étudiée comme un système9, comporte une propriété fondamentale10, une volonté de survie: l'homéostasie. Face aux événements extérieurs qui viennent perturber le fonctionnement optimal de l’organisation, des actions de régulation (rétroaction) sont effectuées. À tous les niveaux de l'organisation, des mesures sont prises pour rétablir un ordre connu. En imaginant une organisation dans laquelle cette propriété est fortement développée, Joël de Rosnay conclut que «les systèmes homéostatiques sont ultra-stables; toute leur organisation interne, structurelle, fonctionnelle contribue au maintien de cette même organisation»11. Même si les armées possèdent les structures pour faire évoluer leur doctrine, la résistance induite par leur conservatisme est fondamentale. Elle vise, d’abord, à garantir la résilience d’un système qui fonctionne, face à un changement d’organisation qui pourrait être prématuré.

Pour Daniel Ventre, qui étudie les stratégies liées au cyberespace, «le techno- scepticisme (ou prudence salutaire) est de mise dans nombre de milieux, le milieu militaire n’échappant pas au phénomène»12. Et le changement ne se réalise que s’il est démontrable que l’agression extérieure peut prendre le système en défaut. Ainsi, «disposer d’une technologie nouvelle, c’est avoir un avantage sur l’adversaire tant que celui-ci n’a pas rattrapé son retard en se dotant des mêmes nouveautés»13. Béatrice Heuser illustre cette résistance des armées face à l'innovation au cours du temps. Pour l’historienne14, la transformation de la stratégie ne s’effectue pas selon une relation fonction de l’évolution technique: il n’y a pas de linéarité entre les deux évolutions.

Un combat d’idée entre tenants de l’ancien modèle et défenseurs de nouvelles idées naît à chaque révolution technologique. Béatrice Heuser démontre comment l’étude des stratégies napoléoniennes est au centre des réflexions françaises avant la Première Guerre mondiale: «Tout comme les hommes de la Renaissance avaient ressenti le besoin de faire appel à la sagesse des anciens et de modeler leurs stratégies sur celles des grands généraux de l’Antiquité, l’imitation du mode de guerre napoléonien devint le fil directeur de la stratégie durant la période 1860-1918»15. Mais, si les avancées technologiques importantes dues à la révolution industrielle sont comprises, elles ne sont pas introduites sans réticences: «Leur importance ne fut pas remise en cause. Cependant, leurs conséquences faisaient débat. […] La technologie devint au milieu du XIXème siècle un sujet ardemment débattu et le resta»16. L’adoption du changement n’est donc pas immédiatement consécutive à l’invention technique.

 

Mais, si la solution du changement paraît évidente au premier abord, Joël de Rosnay démontre toutefois que le maintien de l’ordre établi peut être la réponse la plus répandue. En effet, la non-renonciation à un modèle existant et qui a fonctionné, le maintien d’une habitude dans laquelle toute l’organisation travaille de manière plus rapide, ou la volonté, qui peut paraître orgueilleuse, d’imposer ses choix antérieurs sont bien souvent un frein à toute tentative de changement. Cette tendance à se concentrer sur les acquis et les fonctionnements existants se retrouve aussi dans le domaine militaire, comme le prouve l’histoire.

Lorsque le Maréchal Philippe Pétain est reçu à l’Académie française le 31 janvier 1931, Paul Valéry rappelle sa compréhension réaliste de la puissance de la mitrailleuse et de l’artillerie. Il faut pourtant attendre les premières hécatombes, dues à la doctrine en vigueur préconisant l’offensive à outrance, pour faire évoluer les modes d’actions.

«Vous avez découvert ceci: «Que le feu tue…»

Je ne dirai pas qu’on l’ignorât jusqu’à vous. On inclinait seulement à désirer de l’ignorer. […]

Il vous parut, Monsieur, que les règlements tactiques en vigueur ne donnaient point de ce feu qui tue une idée très importante. Les auteurs y voyaient surtout quantité de balles perdues, et de temps perdu à les perdre. On enseignait un peu partout que le feu retarde l’offensive, que l’homme qui tire se terre, que l’idéal serait d’avancer sans tirer; […]

Ayant fait votre découverte, Monsieur, vous ne pouvez que vous n’en tiriez les conséquences. Vous vous faites une tactique séparée; bien différente de celle que l’on enseigne, et dont les formules que vous en donnez s’opposent nettement aux préceptes qui commandaient le mouvement sans conditions»17.

Plus tard, John Keegan relève l'insuffisance des moyens nécessaires pour appliquer ces formidables moyens de feu que sont la mitrailleuse et le canon d’artillerie. De par le manque de recherches dans le domaine des transmissions et la quasi absence de sécurité des communications, «les généraux se trouvent alors à la merci de retards et d’incertitudes, comme aux périodes les plus reculées de la guerre. […] Avec le recul, et malgré l’optimisation de la puissance de feu qu’elle promet, il apparaît que cette technique balbutiante n’est pas assez développée pour faire la différence»18. Les effets de cette résistance n'entraînent pour autant pas les armées alliées dans la défaite, et d’autres évolutions seront nécessaires pour arriver à la victoire face à un agresseur soumis aux mêmes contraintes d’innovation et de résistance systémiques. Il faut cependant reconnaître que cette volonté de conservation des procédés établis peut- être aussi comprise de manière psychologique comme un refus d’accepter son erreur initiale. Résister est alors à la fois une nécessité pour la survie de sa structure, mais aussi un mouvement de revendication du bien-fondé de son opinion, indépendamment ou en dépit des évolutions du monde extérieur.

Cette résistance à la nouveauté, qui ne favorise pas l'émergence de modes de fonctionnement différents, peut donc être dommageable alors que seule l'innovation permet de rester concurrentiel.

 

Quand la résistance ne gagne pas

Malgré son objectif de résilience, cette résistance au changement peut, si elle est mal appréhendée, mener à la perte de tout le système. En effet, il est indéniable qu’une réflexion sur le changement est nécessaire pour adapter un modèle aux évolutions technologiques. Nous pourrons ensuite établir comment un trop fort attachement à un modèle existant peut mener à la défaite.

Réfléchir à la nouveauté technologique n’est pas un fait nouveau, comme nous l’avons vu précédemment avec Béatrice Heuser. À l’heure où les moyens et les usages de se connecter et de partager des idées et des données sur des applications informatiques en réseau se généralisent, il est naturel d’appeler à une réflexion générale sur l'informatique et les nouveaux moyens de communication. Pourtant, tant la portée sociale de l’invention que les conséquences sur l’organisation de la société ou des armées ne peuvent être perçues a priori. Il devient donc utile, d’abord dans une vision systémique, puis en tenant compte de la résistance inhérente au système, de réfléchir aux conséquences des choix sur la pérennité de son organisation. Comme l’analyse Martin Van Creveld au sujet de la transformation due à la technologie, «had it been rapid, both the process itself and its social consequences would surely have received greater attention»19.

En poursuivant son étude sur le commandement et les opérations militaires, l’historien identifie la dispersion des unités comme le facteur principal engendrant la difficulté de commander. Cette vision d’ensemble du combat, et notamment dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, met au final en relation les capacités de transmissions et de commandement avec les capacités offensives et défensives. «Of these [factors], the most important was probably extreme dispersion, which caused each soldier and each unit to spread out more than before. Dispersion in its turn led to problems in command and control, particularly on the move and in offensive warfare, when wire-band communication systems could only be used with difficulty, and sometimes not at all. Though, few historians have discussed these problems at any length, they did as much to shape trench warfare in World War I as did barbed wire and machine gun»20.

De plus, la perpétuation d’un système qui ne prend pas en compte les évolutions extérieures peut mener à la perte du système. Se maintenir dans un mode de fonctionnement dépassé par les possibilités d’agressions adverses en ne faisant qu’amplifier les variables d’un mécanisme déjà éprouvé, peut mener à la chute de toute

l’organisation. Loin de constituer à lui seul la raison de l’échec des armées allemandes lors de la Première Guerre mondiale, nous pouvons l’illustrer par le maintien d’un système établi dans le domaine des moyens de commandement allemands.

La maîtrise de l’information ayant été un point fort des campagnes précédentes pour les armées prussiennes, la même organisation, les mêmes procédés, les mêmes outils perdurèrent entre 1871 et 1914. Puisque l’ensemble s’était révélé efficace pour vaincre la France une première fois, l’armée allemande conserva donc en 1914 un système de commandement qui était grevé, pourtant, de profondes lacunes. Ces lacunes n’étaient pas intrinsèques, puisqu’inexistantes en 1870, mais dues à deux facteurs: une inadaptation à la manœuvre envisagée et, surtout, une confiance trop grande accordée à la technologie.

Ainsi, selon le comte Alfred Von Schlieffen, général prussien, chef d’état-major des armées allemandes de 1891 à 1906: «The warlord will be located farther in the near, in a house with spacious offices, where wire and wireless telephone, and signaling equipment are available. […] There, seated on a comfortable chair, in a front of a large desk, the modern Alexander will have the entire battlefield under his eyes on a map. From there he telephones inspiring words, receives the reports of army and corps commanders, captive balloons, and dirigibles, which all along the front watch the enemy’s movements and register his positions»21.Succédant à Von Schlieffen, malgré ses réticences à cette vision, Helmuth Von Moltke (dit Moltke le Jeune et neveu de Moltke l’Ancien) lance l’invasion allemande en direction de la France en 1914, selon cette vision basée sur la technologie22. En conséquence, son quartier général se situe bien en arrière du front, au Luxembourg, quand ses troupes combattent sur le sol français. La doctrine préconise une liaison de l’avant vers l’arrière, laissant un travail considérable aux hommes sous le feu, ralentissant d’autant plus la mise en œuvre de lignes téléphoniques et télégraphiques, quand les transmissions ne sont pas brouillées. Moltke se retrouve coupé du commandement de ses armées, incapable d’envoyer des ordres et même de connaître la situation tactique.

Conserver les méthodes du passé, pousser au maximum le modèle existant sans réaliser les conséquences de son inadaptation au temps présent conduisent ici à une erreur irrémédiable. Ayant des difficultés à commander, Moltke envoie donc un officier d’état-major, le Lieutenant-colonel Hentsch, pour s’informer de la situation tactique. Arrivé sur le front, ce dernier va décider, sans en référer au grand quartier général, du sort de l’offensive allemande en l’arrêtant, malgré une planification minutieuse faite en amont. Le manque d’informations a entraîné une mauvaise prise de décision par un échelon subordonné qui ne pouvait pas être commandé.

Alors que les transmissions avaient joué un rôle prépondérant dans les campagnes victorieuses allemandes entre 1866 et 1870, une confiance aveugle dans l’ancien modèle et une surévaluation des capacités technologiques réduisirent à néant cet avantage lors de la Première Guerre mondiale.

Après avoir étudié les rapports entre stratégie et évolution technologique, soulignons que les armées s’appuient aussi sur les capacités d’invention civiles.

 

La force d’un modèle réside dans la dualité flexibilité et stabilité

L’association de la flexibilité du monde civil et de la stabilité apportée par le monde militaire favorise le développement technologique. Constatons en premier lieu que le monde militaire fut un temps initiateur de la recherche et du développement. Engageons-nous enfin sur la nécessité d’un modèle civilo-militaire équilibré, où les objectifs militaires restent présents dans la démarche d’innovation.

De nos jours, et pour de nombreux pays, la recherche et le développement ne sont plus une responsabilité ou une prérogative étatique, ni même militaire. Pour autant, afin d'assurer la pérennité de leur nation, les décideurs politiques favorisent l'utilisation de l'innovation à des fins militaires pour ne pas se retrouver dépasser ou dépendant technologiquement. Outre les débats liés aux usages militaires des inventions et l’homéostasie inhérente à l’organisation des armées, la défense est donc un moteur de l’innovation. Pour mettre en œuvre certaines options militaires au service d’une politique de maîtrise de son environnement géopolitique, la défense est même à l’origine de véritables ruptures.

Par exemple, de véritables bonds technologiques ont en effet eu lieu à l’occasion des recherches pour obtenir une capacité de feu nucléaire crédible et résiliente. C’est dans cette optique que les États-Unis d’Amérique, au travers de leur défense, ont participé grandement à la naissance du cyberespace. Engagée dans un affrontement de démonstration de puissance contre le bloc soviétique (la guerre froide), la défense américaine souhaitait avoir la capacité de commander depuis tous les postes de commandement situés sur tout le pays en imaginant la destruction de l’un d’entre eux. Dans cet affrontement où l’arme nucléaire était brandie comme première et dernière réponse, la capacité de commander, donc de diriger les frappes, était alors une priorité. Deux avancées majeures dans le domaine des communications, issues des recherches de la DARPA23, ont donc eu comme origine les contraintes d’emploi de l’arme nucléaire: Internet et le Global Positioning System (GPS). ARPANET24, l’ancêtre technique de l’Internet25, répond techniquement aux besoins des armées de communiquer à distance des données entre terminaux informatiques. De même, afin de pouvoir situer avec précision les lanceurs de la composante sous-marine de la force de dissuasion nucléaire et de cibler avec la même précision les objectifs, la DARPA a participé aux recherches sur le positionnement géographique à l’aide de satellites. Ces révolutions, aujourd’hui amplifiées et généralisées pour les utilisations civiles, sont à l’origine issues de recherches effectuées pour des besoins militaires.

Comme nous l’avons montré, et comme l’écrit Martin Van Creveld26, c’est la nature de la guerre, son caractère imprévisible, qui imposent aux organisations militaires de s’appuyer sur des structures rigides: subordinations, discipline, hiérarchie. L’innovation, quant à elle, sera favorisée par une flexibilité des esprits et des organisations. Ainsi, dans le cas des technologies duales entre monde civil et militaire, tout en bénéficiant d’un terreau fertile au sein de centres de recherches publics ou d’entreprises privées, l’invention peut s’appuyer sur la structure rigide militaire. Les avantages induits sont importants: capacité d’essai, projet sur le long terme, puissance financière étatique, etc.

La dualité civilo-militaire du développement technologique constitue avant tout une dualité de propriétés: flexibilité du monde civil qui peut s’appuyer sur la stabilité du monde militaire, avant d’être une dualité d’utilisation et de débouchés économiques: déploiements dans les armées et réinvestissement pour des usages civils. Dans cette complémentarité résident à la fois le besoin des armées pour acquérir une supériorité sur l'adversaire au moyen de la technologie, et les conditions nécessaires d’effectuer une recherche coûteuse.

Au-delà de l’évaluation des risques, des menaces futures et de la veille sur les technologies prometteuses, une véritable maîtrise de cette innovation implique d’inclure la définition d’une vision sur les futures utilisations dans les armées. Il ne s’agit pas seulement de penser les outils de demain, mais également les usages et implications intrinsèques sur le commandement, les opérations à mener sur l’ennemi et les vulnérabilités induites. Dans son rapport final de 2014 sur la Vulnérabilité et résilience du C2 moderne27, la Fondation sur la recherche stratégique établit non seulement une cartographie assez exhaustive des moyens de commandement, d’actions sur les réseaux, mais aussi les conséquences sur les processus ou les effets liés à la densification et la complexification de l’environnement informationnel. Selon cette étude, les bénéfices des outils de communication et informatiques sont réels pour les opérateurs, qui voient une rapidité améliorée de leur action. Pour les niveaux supérieurs, où l’information s’accumule et devient omniprésente, l’amélioration de la rapidité ou de l’opportunité de la prise de décision est moins évidente. Que ce soit par entrisme, effet tunnel28 ou suppression des relations formelles, le commandement serait contraint par une technologie qui n’apporterait pas avec son déploiement un mode d’emploi, des limites, une capacité de travail en mode dégradé et une capacité de simulation pour appréhender son environnement.

Faisant nôtre la conclusion de Victor Hugo dans son «Histoire d’un crime»: «On résiste à l’invasion des armées, on ne résiste pas à l’invasion des idées»29, nous nous attachons ici à démontrer comment les armées se font envahir par de nouvelles idées. Afin de promouvoir l'émergence de ces nouvelles idées, et leur capacité à s'imposer, il est nécessaire de comprendre les ressorts du conservatisme militaire. Ce dernier, utile pour assurer la résilience d'un système, peut également produire des effets néfastes sans une remise en question face aux changements d'époques.

L'homéostasie est donc une propriété pérenne au sein des armées qu'il s'agit d'utiliser pour transformer et s'adapter aux défis futurs. Changer au sein des armées, c’est donc accepter autant la stabilité, fondement de sa légitimité, que la rigidité qu’elle induit et l’invitation à une flexibilité au contact du monde civil. Dans ce cadre, un juste équilibre entre le monde civil et le monde militaire permet de garantir une évolution convaincante et acceptée.

En 1948, dans son ouvrage établissant comme science la cybernétique, Norbert Wiener décrivait l’homéostasie comme «une application physiologique importante du principe de rétroaction»30, et qui «s’avère encore plus essentielle à la continuation de la vie», que tout autre forme de rétroaction. À l’heure où le terme cyber ne quitte plus le devant de la scène tant médiatique que sécuritaire, il peut devenir intéressant de s’intéresser aux autres apports des principes de la pensée cybernétique sur l’évolution technologique.

 

À l’issue de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, promotion «Général de Galbert», le Chef de bataillon Cyrille LACROIX choisit l’arme des transmissions. Il effectue sa première partie de carrière au 40ème régiment de transmissions, puis au 5ème régiment de transmissions. Breveté

de l'École de guerre, promotion «Général Gallois», le Chef de bataillon Lacroix suit actuellement une scolarité à Télécom ParisTech.

 

1 «De manière générale, les organisations militaires tendent à être conservatrices dans leur approche de l’innovation technologique» Traduction du rédacteur, dans van Creveld Martin, “Technology and War, From 2000 BC to the present”, Simon and Schuster, n.c., 2010, 352p., p.223.

2 Du Barail, François-Charles, général, «Mes Souvenirs, Tome 3,1864-1879»,11 ed., Plon, Paris, 1897-1898, 616p., p.148.

3  Id., p.148-149.

4 Bernard, Claude, «Introduction à l’étude de la médecine expérimentale», 1865. Dès 1950, l’auteur étudie le milieu intérieur des organes et les phénomènes de régulation par rapport au milieu extérieur.

5 Cannon, Walter Bradford, “The Wisdom of a body, 1932.

6 Ashby, William Ross, «Principles of the self-organizing dynamic system» dans Journal of General Psychology, volume 37, p.125-128, 1947.

7 Berger, Michel, Résiste, 1981, chanson interprétée par France Gall.

8 L’analyse systémique s’emploie «à définir les limites du système à modéliser; à identifier les éléments importants et les types d’interactions entre ces éléments, puis à déterminer les liaisons qui les intègrent en un tout organisé» dans Rosnay, Joël (de), «Le Macroscope, vers une vision globale», Paris, Seuil, 1975, 376p., p.101.

9CICDE, Réflexion doctrinale interarmées RDIA-008_AS «Éléments d’analyse systémique pour la planification opérationnelle», 2012.

10 Rosnay, Ibid. p.128.

11Id.

12 Ventre, Daniel, «Cyberattaque et Cyberdéfense», Lavoisier, Paris, 2011, 312 p., p.205.

13Ibid. p.203.

14 Heuser, Béatrice, «Penser la Stratégie, de l’Antiquité à nos jours», Picard, Paris, 2013, 434 p., p. 134-151.

15Ibid. p.134.

16Ibid. p.135.

17       Réponse   de    M.     Paul     Valéry    au     discours   de    M.     le     Maréchal    Pétain, https://fr.wikisource.org/wiki/R%C3%A9ponse_de_M._Paul_Val%C3%A9ry_au_discours_de_M.

_le_mar%C3%A9chal_P%C3%A9tain , consulté le 24 janvier 2017.

18 Keegan, John, «La Première Guerre Mondiale», Perrin, Paris, 2003, 560p., p.34-35.

 

19 «S’ils avaient été rapides, le processus lui-même comme ses conséquences sociales auraient sûrement reçu une plus grande attention». Traduction du rédacteur, dans van Creveld, Technology and War, op. cit., p.218.

20 «De tous ces facteurs, le plus important était probablement l’extrême dispersion, qui entraînait un étalement sans précédent des soldats et des unités. La dispersion, à son tour, conduisit à des problèmes de commandement et de contrôle, particulièrement dans les phases de mouvement et d’offensive, quand les systèmes de communication filaire ne pouvaient être utilisés qu’avec difficulté, et parfois pas du tout. Cependant, même si peu d’historiens ont discuté sur ces problèmes d’une manière ou d’une autre, ils ont autant participé à façonner la guerre de tranchée de la Première Guerre mondiale que le fil de fer barbelé ou la mitrailleuse». Traduction du rédacteur, dans ibid., p.265.

21 «Le chef de guerre sera situé bien à l’écart du front, dans une maison avec de vastes bureaux, où les téléphones à fil et sans fil, ainsi que le matériel de transmission, seront disponibles. […] Là, assis sur un fauteuil confortable, devant un large bureau, cet Alexandre moderne aura la totalité du champ de bataille devant les yeux, sur une carte. Depuis ce lieu, il téléphone ses bons conseils, reçoit des comptes-rendus des commandants d’armée et de corps d’armée, des ballons captifs, des dirigeables, qui, tout au long de la ligne de front, surveillent les mouvements de l’ennemi et enregistrent ses positions». (Traduction du rédacteur), cité par van Creveld, Command in War, USA, Harvard UniversityPress, 1985, 339p., p.153.

22Ibid. p.153-154.

23DARPA: Defense Advanced Research Projects Agency (agence pour les projets de recherche avancée de défense).

24ARPANET: Advanced Research Projects Agency Network (réseau informatique développé par la DARPA).

25 Waldrop, Mitch, DARPA and the Internet revolution, publié sur le site de la DARPA et disponible sur  le             lien             http://www.darpa.mil/attachments/%282O15%29%20Global%20Nav%20-

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%20Internet%20%28Approved%29.pdf consulté le 14/01/2017.

26 Van Creveld, “Technology and War”, op. cit., p.220.

27 Gros P., Joubert V. et Coste F., «Vulnérabilité et résilience du C2 moderne», rapport n°305/FRS/C2 du 2 juillet 2014.

28 Effet tunnel: focalisation de l'attention humaine sur un nombre réduits de canaux d'informations, lorsque les sources d'informations sont trop nombreuses.

29Hugo Victor, «Histoire d’un crime», Éditions Abeille et Castor, Angoulême, 2009, 505p.

30Wiener, Norbert, «La Cybernétique, information et régulation dans le vivant et la machine», Paris, Seuil, 2014 (texte de 1948), 370p., traduction et présentation de Le Roux Ronan, p.215.

 




 

 

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Titre : Homéostasie au sein des armées: comprendre la résistance au changement
Auteur(s) : Par le Chef de bataillon Cyrille LACROIX
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