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Le commandement opérationnel et la complexité, de quoi parle-t-on aujourd’hui ? 4/4

La complexité : que trouve-t-on finalement derrière les concepts ?
Histoire & stratégie
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Le quatrième facteur de complexité dans la prise de décision opérationnelle est une Arlésienne nommée approche globale29(comprehensive approach). Arlésienne parce que bien qu’évo­quée depuis de nombreuses années, cette approche globale peine encore à se matérialiser dans les faits. Il n’est pas question ici de se limiter aux aspects civilo­militaires bien connus, mais de traiter plus largement du cloisonnement de la totalité des acteurs globaux amenés à contribuer à la gestion d’une crise30.


Cette complexité est liée d’une part à celle du concept et d’autre part aux capacités, en particulier en matière de coordination, que cette approche requiert. La compréhension du concept et de sa déclinaison militaire reste en premier lieu confuse, car sa mise en œuvre repose en grande partie sur des théories élaborées par l’armée américaine au début des années 1990, après Desert storm, et adoptées par l’OTAN au milieu des années 2000, au moment où les Américains l’abandonnaient...L’idée d’approche globale n’est, en soi, absolument pas révolution­naire. Depuis les noces de Suse, tous les grands chefs de guerre occidentaux, d’Alexandre au général Petraeus, en passant par Galliéni, Lyautey et de Lattre, ont bien intégré le fait que le succès militaire n’était souvent rendu possible qu’en employant égale­ment des leviers d’action autres que la force armée, et que la seule victoire militaire n’était pas une condition suffisante pour garantir la paix. La conceptualisation de l’approche globale est en revanche plus récente et trouve ses origines intellectuelles dans l’approche holistique développée en sociologie, notamment par Emile Durkheim à la fin du XIXe siècle, et dans les théories systémiques développées dans les années 1950 aux États-Unis, en économie et en management. L’application de ces théories par les militaires a donc pris corps au milieu des années 1990, avec deux notions clés, l’analyse systémique de l’environnement opérationnel et les opé­rations fondées sur les effets (Effect based approach to operations - EBAO et Effects based operations - EBO), conjuguées au principe de supériorité informationnelle (info dominance) de la RMA. Pour rester simple, les méthodes d’analyse systémique correspondent à une tentative pour intégrer au mieux la complexité dans la ges­tion des crises, mais nécessitent une grande capacité de collecte, d’analyse et de gestion de l’information. L’EBAO, formalisée par l’OTAN à partir de 2006, consiste en « une application cohérente et globale des différents instruments de l’Alliance, combinée avec des coopérations pratiques avec des acteurs non otaniens, afin de créer les effets nécessaires à l’obtention des objectifs et donc de l’état final recherché par l’OTAN »31. Ces théories recon­naissent ainsi la nécessité de produire des effets « cinétiques » et « non-cinétiques », complémentaires ou successifs, pour résoudre une crise. Elles impliquent donc une coopération et des synergies optimales entre tous les acteurs internationaux, civils et militaires. Elles impliquent surtout une volonté et des objectifs communs de la part des différents acteurs. C’est à la fois tout le fondement et tout le problème du concept. L’EBAO a donné lieu à l’établis­sement de processus d’état-major complexes, visant à garantir la compréhension de l’environnement opérationnel et l’emploi synchronisé de leviers d’actions divers, permettant d’agir sur l’en­semble du spectre d’une crise. Après les avoir expérimentés en Afghanistan et en Irak, les Américains sont finalement revenus sur ces concepts, jugés inappropriés et au-delà de leurs capacités techniques. En 2008, le général James Mattis, commandant à ce moment l’US Joint Forces Command, estime ainsi que le concept a été «misapplied and overextended to the point that it actually hinders rather than helps joint operations »32. Si le concept a été partiellement abandonné par les Américains, il n’en continue pas moins de sous­tendre encore fondamentalement la doctrine d’emploi, les méthodes et le fonctionnement des états-majors otaniens. Le Knowledge Development, la COPD, les opérations d’information (Info Ops), le ciblage large spectre (full spectrum tar­geting) reposent en effet encore intégralement sur ces concepts d’approche systémique et d’opérations fondées sur les effets. Or les ressources nécessaires et la coordination induite trop com­plexe, ne contribuent pas à créer de réelles synergies et obtenir une performance avérée dans le domaine de l’intégration des vec­teurs, de la coopération interagences et de l’« interministérialité ». Engluées en Irak et en Afghanistan dès le milieu des années 2000, les forces armées américaines sont amenées à remettre au goût du jour des principes de contre-rébellion français, hérités des conflits de décolonisation33, pour en tirer une doctrine de contre-insur­rection (COIN), dans laquelle s’opère un amalgame confus entre coopération civilo-militaire, théories systémiques et principes tac­tiques. Cette doctrine est reprise à l’OTAN à la fin des années 2000, pour connaître le succès que l’on sait en Afghanistan. Ainsi, l’ap­proche globale peine à se concrétiser, principalement parce que les forces armées n’ont ni vocation à, ni les moyens de piloter un tel processus. Elles ne peuvent qu’y contribuer. Or, la réalité de la ges­tion des crises modernes montre la faiblesse, voire l’inexistence, d’instances efficaces dédiées à la planification et la coordination interagences, susceptibles de fédérer les actions de l’ensemble des acteurs, dont les intérêts et les tempos diffèrent parfois nota­blement. Conscientes de cette difficulté et elles-mêmes engagées depuis trois décennies dans des opérations dites de « basse inten­sité », les forces françaises s’efforcent depuis une dizaine d’années de décliner le concept de façon plus pragmatique et moins méca­niste. Après avoir développé pour les forces terrestres un concept de manœuvre globale34 à la fin des années 2000, l’armée de Terre met aujourd’hui en avant dans ATF, la compréhension35 et la coo­pération36, parmi huit facteurs de supériorité opérationnelle (FSO).Ceux-ci ne se substituent pas, mais précisent plutôt, la notion de contribution des forces terrestres à l’approche globale de la ges­tion d’une crise. Pour autant, ces deux FSO reposent avant tout sur des capacités d’échanger à temps des informations et éventuelle­ment de partager des systèmes de productions d’effets, de toute nature, entre des acteurs distants et hétérogènes.

Il en résulte iné­vitablement des problèmes d’interopérabilité, de confidentialité, qu’il est de plus en plus souvent nécessaire d’étendre au­delà de la sphère militaire, afin de prendre en compte des organisations civiles, gouvernementales ou non. Pour les militaires, en tant que contributeurs à l’approche globale de la gestion des crises, cette notion devrait pouvoir se décliner à plusieurs niveaux : doctrinal (harmonisation des concepts d’emploi) ; procédural (interopé­rabilité des systèmes de commandement) ; organisationnel afin d’atténuer le risque de multiplication des chaînes décisionnelles et fonctionnelles ; et enfin technique (standardisation des équipe­ments, normes, formats, etc.). Force est de constater qu’on en est très loin et que pour le moment encore, l’approche globale relève davantage, au mieux d’une prédisposition intellectuelle et au pire d’un effet d’affichage, que d’une réalité opérationnelle.La dernière explication de la complexification de la prise de déci­sion opérationnelle aujourd’hui tient en fait à la conjugaison de deux facteurs, la dissociation du temps des opérations et « l’in-fobésité ». Un premier facteur constaté depuis quelques dizaines d’années se rapporte au raccourcissement des cycles d’état­ma­jor, la boucle OODA évoquée précédemment. L’accroissement des capacités de partage d’information permet effectivement d’accé­lérer considérablement l’ensemble des processus mis en œuvre, notamment ceux liés à la production et à la diffusion des ordres et des comptes rendus des unités subordonnées (reporting). Pour autant, si les états-majors sont plus rapides, les délais de réalisa­tion des effets dans le milieu terrestre, et en particulier sur l’envi­ronnement humain des opérations, eux restent globalement les mêmes. À titre d’exemple, la manœuvre offensive américaine vers Bagdad en 2003 n’a pas été plus rapide en valeurs absolues, que la percée allemande en 1940. Les progrès technologiques, notam­ment en termes de mobilité terrestre n’ont pas foncièrement atté­nué la viscosité du champ de bataille. Les effets dans les champs immatériels, donc sur les perceptions, outre le fait qu’ils soient souvent difficiles à quantifier, restent quant à eux longs à produire. Parallèlement, les technologies de l’information et les systèmes modernes de diffusion de cette information, qu’il s’agisse des médias traditionnels et maintenant de l’internet, ont au contraire accéléré les temps décisionnels politiques et médiatiques. Ces accélérations différenciées ont créé de facto un décalage entre les horizons, les effets attendus par les donneurs d’ordre poli­tiques et les opinions occidentales, et leur réalisation effective sur le terrain. Ce fait, là non plus n’est pas nouveau, mais prend une dimension particulière dans les opérations modernes, justi­fiant par-là, comme nous l’avons vu précédemment, un entrisme parfois contre-productif dans la planification et la conduite des opérations.

Le deuxième effet induit des progrès dans les communications relève des masses considérables d’informations maintenant mises à la disposition des états-majors. Cet accroissement est dû à une augmentation significative des capacités des moyens de collecte du renseignement, en particulier celle des capteurs aériens et spatiaux, dédiés à la surveillance du théâtre des opérations. Tous ces capteurs ont en outre été adossés au fil du temps à des sys­tèmes d’informations différents, souvent cloisonnés, générant de véritables difficultés dans la gestion, l’actualisation, l’analyse et le partage de l’information. Ainsi, la numérisation a générale­ment conduit à cloisonner dans une logique de satisfaction des besoins « métiers », les différentes fonctions des états-majors37. Par ailleurs, le manque de convivialité et la complexité des outils mis en place (TOPFAS, SICF pour ne citer qu’eux) n’ont pas facilité jusqu’à présent l’émergence d’une numérisation efficiente. Pour tenter de remédier à ces difficultés, les Américains ont introduit à partir des années 2000 dans leurs structures, le concept de gestion des connaissances (information knowledge manage­ment - IKM). L’IKM est à l’origine une démarche managériale pluridisciplinaire regroupant l’ensemble des méthodes et des techniques permettant de percevoir, identifier, analyser, organi­ser, mémoriser, partager les connaissances des membres d’une organisation, les savoirs créés par l’entreprise elle-même (mar­keting, recherche et développement), ou acquis de l’extérieur (intelligence économique), en vue d’atteindre un objectif fixé. Dans les faits pour le moment, la mise en œuvre de ce concept ne donne pas entièrement satisfaction et génère des besoins supplémentaires en ressources, contribuant à alourdir les struc­tures de commandement. De façon très pratique, la gestion de l’information nécessite désormais à la fois une coordination plus poussée, mais en même temps une superposition de niveaux de synthèse et de tri de l’information. Le chef d’état-major se voit désormais assisté dans les grosses structures (à partir du niveau de la division) par un directeur d’état-major (director of staff­DOS), des adjoints fonctionnels (deputy chief of staff - DCOS), des chefs de branches (assistant chief of staff - ACOS), etc. Les tentatives de suppression de ces niveaux ont jusqu’à présent débouché sur une saturation informationnelle des niveaux déci­sionnels et à une déresponsabilisation des niveaux subordon­nés. Cette inflation des effectifs des états-majors conduit donc dans certains cas à des structures macrocéphales, générant elles-mêmes, outre leur alourdissement logique, une inflationdes besoins et des productions d’information. On aboutit ainsi trop souvent, pour donner une illustration frappante, à des ordres beaucoup trop longs à élaborer et à exploiter, très éloi­gnés de la page recto des ordres de Leclerc pour s’emparer de Paris ou de Strasbourg en 1944. On est typiquement là dans la loi des rendements décroissants. Ce paradoxe de la numérisation se traduit par une perte de confiance des décideurs dans leurs états-majors, et se vérifie par le renforcement d’équipes rappro­chées de conseillers autour du général, (command group et red teams), dont le rôle revient finalement à faciliter la prise de déci-sion du chef. C’est-à-dire, la vocation première d’un état-major...Cet état des lieux très bref et forcément incomplet nous conduit à nous interroger sur le risque d’éloignement des états-majors opérationnels de leurs finalités premières que sont : réduire l’incertitude et la complexité ; permettre au chef de décider en mesurant les risques encourus ; mettre en œuvre son inten­tion. En première approche, le progrès technique et les théories managériales, bien qu’elles conservent une valeur indéniable dans bien des domaines, ont jusqu’à présent contribué à ampli­fier le phénomène de complexité des opérations et nos derniers engagements le démontrent. Cette complexification est-elle incontournable ? L’amélioration de la performance du comman­dement devra vraisemblablement passer par une simplification raisonnée des outils de commandement et une dé-complexifica­tion globale des structures. Néanmoins, c’est en fait l’ensemble de la philosophie actuelle du commandement qui doit être ques­tionné, car les principes de la prise de décision opérationnelle eux ne changent pas. Les systèmes, les organisations et les pro­cessus ne constituent pas les facteurs exclusifs du succès à la guerre. Davantage que les outils, c’est la culture décisionnelle du chef au combat et son aptitude à décider dans l’incertitude qui très certainement et principalement, continueront durable­ment de garantir la victoire ou la défaite.

 

 

 

29 Les lecteurs intéressés pourront utilement se référer à l’analyse de Wendling, Cécile, L’approche globale dans la gestion civilo-militaire des crises : analyse critique et prospective du concept, Cahier de l’IRSEM n° 6, 2010. https://www.defense.gouv.fr/content/download/153056/1551029/file/Cahier%20n%C2%B06%20Approche%20globale.pdf

30 RDIA n° 2011/001_AG-CM, Approche globale (AG) dans la gestion des crises extérieures (contribution militaire), CICDE, 2011. http://portail-cicde.intradef.gouv.fr/images/documentation/RDIA/20110124-NP-CICDE-RDIA-2011-001-AG-CM-2011_future-DIA-3.4.pdf

31 MCM 0052-2006, Military committee position on an effects based approach to operations, 6 juin 2006.

32 Henriksen, Dag, A Misapplied and Overextended Example. Gen J. N. Mattis’s Criticism of Effects-Based Operations. Air & Space Power Journal, 2012. http://www.airuniversity.af.mil/Portals/10/ASPJ/journals/Volume-26_Issue-5/V-Henriksen.pdf

33 Valeyre, Bertrand et Guerin, Alexandre, De Galula à Petraeus, l’héritage français dans la pensée américaine de la contre-insurrection, Cahier de la recherche doctrinale, CDEF, 2009. http://www.bleujonquille.fr/documents/docs/Galula_Petraeus.pdf

34 La manœuvre globale, CDEF, 2008.

35 ATF : Le FSO du jour « la compréhension », 2016. https://www.defense.gouv.fr/terre/mediatheque/documentations/action-terrestre-future-les-facteurs-de-supe-riorite-ope-rationnelle-fso/atf-le-fso-du-jour-la-comprehension

36 ATF : Le FSO du jour « la coopération », 2016. https://www.defense.gouv.fr/terre/mediatheque/documentations/action-terrestre-future-les-facteurs-de-supe-riorite-ope-rationnelle-fso/atf-le-fso-du-jour-la-cooperation

37 Les lecteurs intéressés pourront utilement se référer au point de situation du groupe de travail C2IA diffusé en mai 2018. Numérisation du commandement des opérations interarmées : Vaincre par l’anticipation technologique, site internet du ministère des armées. https://www.defense.gouv.fr/actualites/economie-et-technologie/vaincre-par-l-anticipation-technologique

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Titre : Le commandement opérationnel et la complexité, de quoi parle-t-on aujourd’hui ? 4/4
Auteur(s) : Colonel Fabrice CLÉE, chef du pôle études et prospective
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