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Le maréchal Lyautey. Un grand lord colonial de la IIIe République

Revue militaire générale n°54
Histoire & stratégie
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Saint-cyrien, appartenant à la promotion Maréchal de Turenne, breveté de la 102ème  promotion de l’École supérieure de guerre, le colonel (er) Claude Franc s’est spécialisé dans l’histoire militaire de l’époque contemporaine, considérée sous le prisme du commandement, sujet sur lequel il a publié de nombreux livres et articles au cours de la décennie écoulée.

Le colonel (er) Franc rappelle l’action du Maréchal Lyautey en tant que résident général du Maroc, plus proche dans ses attitudes d’un « lord » ou d’un aristocrate que d’un colonisateur, nous montrant comment il a su se servir du Protectorat pour construire le Maroc.

 

 

 


Lyautey et l’initiation marocaine.

En mai 1912, en prenant ses fonctions à Rabat, Lyautey a conscience de marcher dans le vide et de ne disposer d’aucun point d’appui ferme au sein de la société marocaine : «C’est en toute sincérité que je suis très pessimiste  ; la situation est tellement difficile, presque inextricable, que je ne vois encore apparaître sur aucun point sérieux, la manière d’en sortir1 », écrit-il à Paris, trois mois après son arrivée. Mais, il ne se contente pas de ces commentaires, sous cette forme d’autant plus alarmistes qu’ils s’adressent directement à des autorités métropolitaines susceptibles de faire aboutir ses demandes de renforts militaires. Cette interprétation à chaud de la situation marocaine, qui prend la forme de lettres fleuves, parfois enfiévrées, dont le contenu dépasse de très loin le simple rapport de la situation du moment pour se perdre dans des considérations générales, surprend autant qu’elle agace les bureaux de la Guerre et du Quai d’Orsay à qui elle est destinée, même si elle en avive la curiosité.

C’est dans cette initiation à chaud du Maroc en pleine agitation que le nouveau Résident général va imprimer sa marque inimitable sur un protectorat qui débutait sous des auspices bien défavorables, et va néanmoins aboutir à une construction singulière, parfois grandiose et ingénieuse, en dépit de contradictions évidentes, d’équivoques manifestes et, parfois même, d’échecs avérés2.

À Paris, le milieu dirigeant est tenu en haleine par le parti colonial, de gauche et franc-maçon, soutenu par les chambres de commerce de Marseille et Bordeaux, les deux grands ports coloniaux, alors que la droite nationaliste, les yeux fixés sur la ligne bleue des Vosges, varie de l’indifférence polie à l’opposition ouverte vis-à-vis de toute entreprise coloniale, notamment au Maroc, où la crise d’Agadir de l’année précédente l’a rendue encore plus circonspecte en la matière. Le soulèvement marocain de 1912 contre la France n’est pas perçu à Paris comme un « Valmy musulman », comme  la culture républicaine du parti colonial pourrait l’y pousser, mais comme une manifestation de fanatisme musulman et de brutalité rudimentaire berbère. Se référant à un amalgame un peu rapide autant fantasmé qu’hors de propos entre la situation marocaine et celle de la France révolutionnaire, les « coloniaux » français imaginent une « nuit du 4 août indigène » au cours de laquelle, les nantis mobilisés contre le « nouveau régime » institué par le Protectorat seraient mis au pas. Cette notion apparaît d’ailleurs très explicitement dans l’article premier du traité de Fès3. Le Protectorat  serait donc doué d’une dimension émancipatrice et civilisatrice. Il s’agirait en quelque sorte de diffuser l’esprit des «Lumières» dont les membres du parti colonial ne doutent pas un seul instant que la France soit prédestinée à cette mission par la grande Révolution.

 

Selon cette logique, le traité de Fès, instituant le Protectorat, constituerait donc une rupture, instauratrice d’un nouveau sens de l’histoire marocaine. Il y avait le « Vieux Maroc », correspondant à l’Ancien régime en France, avec toute la connotation que le terme possède au sens d’un passé irrémédiablement révolu. Il y aura le Maroc de demain, issu des mains civilisatrices et administratives des Français. À cet égard, le parti colonial se situe bien dans l’héritage du mandat républicain français mêlant un universalisme abstrait, le lyrisme du genre humain et son ambition à diffuser partout les grands principes de 1789.

Lyautey se trouve être à des années-lumière de ce lyrisme républicain. Les cris de vengeance qui s’élèvent partout, à Paris comme au Maroc, à l’issue des évènements tragiques des « journées d’avril » à Fès, révulsent cet esthète. Les militaires, forts des réminiscences versaillaises de la Commune, ne sont d’ailleurs pas les derniers à donner de la voix en ce sens : le général d’Amade, commandant supérieur des troupes au Maroc propose à Poincaré « de profiter des circonstances actuelles pour ouvrir dans Fès des voies qui pourraient être utiles militairement et hygiéniquement. » Il sera révoqué par Lyautey. À Fès même, où le général Moinier a instauré l’état de siège, la ville est désarmée et astreinte à s’acquitter d’un lourd tribut de guerre. Lyautey est atterré et ce grand émotif ressent cette atmosphère comme une blessure.

Il va sciemment et résolument s’engager à contre-courant de ce recours au « tout répression », que toute sa personnalité, très complexe, rejette : sa double expérience tonkinoise et malgache lui a appris à se décaler en permanence par rapport à un système de pensée et de raisonnement métropolitain (à Hanoï avec Gallieni au moment de l’affaire Dreyfus, il s’est affiché comme un ardent défenseur du capitaine incarcéré et un partisan résolu de la révision) ; par ailleurs, soignant à l’envi le personnage d’un aristocrate décalé par rapport à son époque, il cultive le paradoxe d’un être passéiste (homme du XVIIIe, qui poursuit 1789 et la Révolution d’une répulsion instinctive) et futuriste (grand admirateur de l’Amérique, de ses institutions et de sa jeunesse). Outre la référence chouanne, Lyautey compare la résistance marocaine à l’emprise française à celle des afrancesados espagnols soulevés contre la Grande Armée : depuis Fès, il écrit au ministre des Affaires étrangères : « Je ne suis pas loin de regarder que la comparaison qui vient naturellement  à l’esprit est celle avec l’Espagne de 1808 à 1812, où, sous la légère façade d’autorités autochtones groupées par intérêt, par complaisance ou par force autour du souverain étranger, donnant l’illusion d’un Maghzen indépendant, tout le monde se soulevait sous la poussée de xénophobie et de fanatisme religieux que l’on connaît. »

 

Ces deux références poussent Lyautey à comprendre de l’intérieur ce que cette très forte réaction antifrançaise possède de passion patriotique, de désarroi social et de terreur religieuse, le tout demeurant étroitement et extrêmement imbriqué. Dès lors, il va s’engager sur une ligne politique visant à restaurer et non à instaurer, à conserver et non à effacer. Ce faisant, jetant à bas la statue de commandeur qui a été édifiée plus tard par ses thuriféraires, d’emblée, Lyautey se montre très réservé vis-à- vis du principe même du Protectorat  : au terme d’une longue conversation qu’il a tenue avec le sultan Moulay Hafid, au bord d’abdiquer pour ne pas être déposé, Lyautey écrit à son ministre de tutelle4: « Conversation très logique, très informée, très calme, que j’écoutais avec d’autant plus d’intérêt que, je dois l’avouer, je partage à peu près entièrement sa manière de voir ». Si cette phrase effare et indispose fortement le Quai d’Orsay au moment où elle est rédigée, elle projette surtout un éclairage pour le moins paradoxal et aberrant sur tous les écrits hagiographiques visant invariablement à présenter Lyautey comme « l’âme du Protectorat », notamment lors de la crise dynastique qui a conduit à l’indépendance du Maroc au cours des années cinquante. Si Lyautey va s’accommoder du Protectorat, c’est comme garde-fou contre les visées annexionnistes des jusqu’au-boutistes du parti colonial, particulièrement virulents à l’issue de la Grande Guerre. Face à eux, Lyautey veillera, selon ses propres mots, à ne jamais « algériser » le Maroc, l’exemple algérien constituant, à ses yeux, l’exemple même de ce qu’il ne faut pas réaliser en matière coloniale5. Face à Lyautey, le lobby algériste qui dispose de puissants relais et soutiens à la Chambre dans les rangs radicaux, pense évidemment que le Maroc ne vaut que comme prolongement de l’Algérie.

Lyautey,  véritable intellectuel non conformiste en tenue militaire, va entreprendre de donner à l’institution du Protectorat une direction diamétralement opposée à celle que la République avait instaurée en Tunisie. Son modèle en termes d’intelligence coloniale, est les Indes britanniques, nouveau paradoxe chez ce monarchiste légitimiste intransigeant, mais secrètement libéral.

Pour bien saisir la manipulation par Lyautey du système du Protectorat, il convient d’explorer les diverses facettes de l’extraordinaire personnalité du personnage.

 

Lyautey, proconsul incomparable et inimitable.

Dresser un portrait de Lyautey, c’est-à-dire le fixer dans son rôle de proconsul au Maroc, n’est guère aisé car s’il est un être à plusieurs personnages à la fois, c’est bien lui, et, qui plus est, il épouse à la perfection cette pluralité. En fait, on ne comprend rien à Lyautey si on gomme le fait qu’il est un homme de théâtre, en représentation permanente, adorant par-dessus tout, selon ses propres termes, être « gobé ». Séduire, faire équipe, entraîner derrière soi, ce sont les ressorts d’un conquérant, c’est- à-dire d’un dominateur. En fait, ce séducteur né joue sur les mêmes registres, mais placés sur des claviers différents pour conquérir une tribu du bled berbère insoumis, pour s’attacher un jeune fonctionnaire, généralement issu d’un excellent milieu, attaché à la Résidence, ou pour s’imposer aux dignitaires du Maghzen.  Ce charmeur à la fois fin, délicat, et torturé, mais autoritaire et impérieux, et à l’égo à nul autre pareil, ne pouvait vivre qu’entouré de « féaux », qu’ils fussent européens ou indigènes, civils ou militaires, métropolitains ou colons, affichant un comportement de « ralliés » à sa personne, et à la cause dans laquelle il s’identifiait. Guillaume de Tarde, le prototype accompli de ces hommes liges, a laissé un témoignage particulièrement vivant de cette vie de cour qu’était la Résidence6. L’appartenance à l’équipe de Lyautey relève du rite quasi religieux : Tarde remarque que « l’on s’agrège à la zaouïa du maréchal, au même titre que l’on entre dans un ordre, et servir la personne du maréchal s’apparente à la participation à un office ». En observant ce mode de fonctionnement quasi féodal, force est de constater qu’il ne prédispose nullement à l’exercice d’une quelconque liberté d’expression et au maintien de son libre arbitre par le personnel de l’« équipe ».

D'ailleurs, Lyautey n'en n'a cure, ne leleur demande pas, et condamne même vivement toute expression d’une quelconque idée personnelle. C’est ainsi que s’est créée une osmose exaltante entre le « patron » et son « équipe », mais ô combien semée d’ambiguïtés.

Assurément, Lyautey est avant tout un grand seigneur, attaché à la tradition et aux hiérarchies, rebelle de tous ses pores à la société individualiste et égalitaire issue de 1789. Ce bourgeois gentilhomme, caparaçonné d’aristocratisme autant inné que cultivé, se plaît à stigmatiser, par un évident réflexe de caste, une mission d’enquête de parlementaires qu’il reçoit à contre cœur à la Résidence  : il écrit ces lignes révélatrices à son ami Albert de Mun, le 23 octobre 1913 : « La horde de parlementaires abattus sur ce pauvre pays, énormes, encombrant, plastronnant, pérorant à tort et à travers, et si ignorants, si vulgaires ».

 

Ce penchant  aristocratique rend Lyautey sensible à la monarchie, à ses fastes autant qu’à ses principes, si bien que c’est tout naturellement qu’il s’enthousiasme pour toutes les élites marocaines qui peuplent le Maghzen. Par cet atavisme, Lyautey va se reconnaître dans l’empire chérifien, celui qu’il nomme le « vieil Empire fortuné », justement par son côté archaïque. Comme ce représentant de la France, puissance industrielle qui se veut l’archétype même de la démocratie parlementaire, se sent un « exilé dans son propre pays» (lettre de jeunesse à Albert de Mun), il donne à son proconsulat de treize ans au Maroc, le ton du temps enfin retrouvé : celui de l’Ancien Régime dont il a connu les derniers feux dans les propriétés terriennes de sa Lorraine ou les salons des hôtels particuliers du faubourg Saint-Germain. Il écrit le 19 juin 1919, à une amie, madame Godard-Decrais, ces lignes révélatrices7 : « Cette race marocaine est exquise. Elle est restée le refuge de la politesse, de la mesure, des façons élégantes, des gestes nobles, du respect des hiérarchies sociales, de tout ce qui nous ornait au XVIIIe siècle ». On croirait lire une description de la cour de Schönbrunn au temps où Mozart s’y produisait, alors qu’il s’agit des mêmes « fils de grande tente » qui, lorsqu’ils sont insoumis, assaillent nos postes et en coupent la tête des chefs européens pour en « orner » les ruines lorsqu’ils sont tombés!

 

Plus Lyautey s’attarde dans ses fonctions de Résident général au Maroc (qui s’apparentent à un enterrement de première classe), plus il s’attache à la matière indigène de ce pays qui a conservé la marque d’une civilisation non moderne. « La vie devient ici de plus en plus inepte, non par des musulmans de plus en plus sympathiques, loyaux et «gentlemen»8, mais de par l’odieux muflisme du colon français… Quelle race !… Et de par le peu d’appui que je trouve à Paris, notamment au Quai d’Orsay », confie-t-il, au lendemain de la guerre à Henri de Castries.

 

Dans cette optique, Lyautey va s’efforcer de restaurer l’ancien Maroc, celui magnifié par la mémoire de Moulay Hassan, le dernier sultan à avoir maintenu entre 1873 et 1894 l’orgueilleuse image, fictive il convient de le reconnaître, de l’indépendance de l’« Empire fortuné ». Chacun sera conservé (voire remis) à sa place hiérarchique, au nom d’une perception de la société marocaine, proche de la simple caricature, dichotomisée entre l’élite et les masses populaires, tant il est vrai que Lyautey ne comprend la société marocaine que par le haut.

 

C’est ainsi qu’il survole, ces masses populaires, réunies en tribus dans le bled, ou la multitude des artisans et boutiquiers urbains. À ceux-là, Lyautey applique le principe de Bernanos  : « Rétablir le pauvre dans son droit sans l’établir dans la puissance », ce qui est tout un programme. Il faut reconnaître que ces masses demeurent encore socialisées et encadrées dans des organisations fiables (tribus, douars, corps de métiers urbains, voire quartiers dans les grandes villes). Cette situation est opposée à ce qui se passe en Algérie, où les masses musulmanes se trouvent livrées à elles- mêmes, volatilisées et réduites à une masse d’individus atomisés. C’est en ce sens que Lyautey s’efforcera, dans la mesure du possible, de ménager aux masses paysannes du bled et au petit peuple urbain la conservation de leur outil de travail dans le cadre de la sauvegarde des liens de solidarité organiques fournis par la tribu ou la corporation.

 

En conclusion, ce serait un grand tort de considérer que Lyautey a agi selon un canevas rigide, codifié, répondant à une doctrine existante et préétablie. Il a toujours refusé de reconnaître quelque légitimité que ce fût à toute idéologie et à toute doctrine9. Aussi est-il abusif de vouloir parler de « doctrine de Lyautey ». Homme d’action, il raisonne sur les données du moment et du milieu considéré.

 

 

1  Lettre de Lyautey au directeur de cabinet du ministre de la Guerre, en date du 9 juillet 1912.

2 Contrairement à l’échec d’El Harri, en 1914, dans lequel la responsabilité de Lyautey ne se trouvait pas engagée, celui du Tafilalet, en 1918, est entièrement à mettre au débit du Résident général.

3 Traité signé en 1912 entre la France et le Maroc et qui institue le protectorat français sur l’empire chérifien. C’est dans la foulée de ce traité que Lyautey sera nommé Résident général de France au Maroc.

4 Lettre n° 69 de Lyautey au ministre des Affaires étrangères, en date du 13 août 1912.

5 Force est de reconnaître que l’avenir ne lui a pas donné tout à fait tort.

6 Lyautey : le chef en action, Paris, Gallimard, 1959.

7 Cité par André Le Révérend : Lyautey écrivain.

8 Le responsable de l’université d’Oxford aurait été, a minima, surpris si ces lignes lui étaient tombées sous les yeux !

9 Même au plan militaire

 

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Titre : Le maréchal Lyautey. Un grand lord colonial de la IIIe République
Auteur(s) : le colonel (er) Claude Franc
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