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Le style de commandement dans les armées depuis le XVIIIème siècle: évolutions et perspectives pour les notions de commandement

Cahiers de la pensée mili-Terre n° 49
Commandement
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Fort des enseignements de l’histoire militaire, et alors que plusieurs tendances contemporaines pourraient étouffer le sens de l’initiative des chefs tactiques, Mme Géraldine Soulié, le Chef d’escadrons Christophe Maurin, le Chef de bataillon Vincent Lehmuller et le Chef d’escadron Rémy Jaillet estiment pertinent d’engager une action déterminée pour consolider aujourd’hui la culture du commandement par objectifs dans l’armée de Terre car ce style favorise la vitesse dans la prise de décision, facteur majeur de domination de l’adversaire.

Ils proposent des regards croisés entre «style de commandement dans les armées» et «transformations managériales en entreprise» en prenant comme exemple le cas du groupe Renault™.


«Monsieur, le roi vous a promu officier afin que vous sachiez vous-même quand vous ne devez pas obéir». Alors que les grenadiers prussiens de la guerre de Sept ans incarnent la discipline comme «force principale des armées», Frédéric II fait reposer dans cette réplique l’efficacité du chef militaire sur sa capacité, au-delà de la lettre de l’ordre reçu, à en saisir l’esprit et à accomplir ce que le sens de la mission lui commande[1]. Ce paradoxe illustre un des lieux communs de la réflexion sur l’art du commandement: l’initiative n’est-elle jamais qu’une insubordination qui a réussi ou, au contraire, le produit d’une alchimie délibérée destinée à la favoriser?

 

Plus fondamentalement, cette question met en évidence un enjeu essentiel pour la pensée et la pratique militaires: l’adoption d’un style de commandement adapté aux conditions et possibilités opérationnelles du moment. «Co-mandare»: l’étymologie met en valeur le lien entre celui qui commande et celui qui est commandé, relation d’interdépendance et non application mécanique d’une faculté sur un objet inerte.

 

Quant aux modalités du commandement, le Général Lagarde[2] les décrit dans une formule à la valeur intemporelle: «Le commandement s’articule autour de trois composantes indissociables: prévoir, ordonner et contrôler». Or, dans le cadre d’organisations complexes engagées dans des situations extrêmes, le style caractérisant l’exercice de l’autorité ne dépend pas de la seule personnalité d’un individu. En effet, il puise plus largement ses spécificités dans la rencontre d’une organisation (dans ses aspects humains et techniques) avec des moyens, méthodes et doctrines, dans un contexte historique donné. Depuis la seconde moitié du XVIIIème siècle, la résolution de cette équation se joue pour une grande part dans la relation entre les différents échelons hiérarchiques et dans l’articulation de leurs prérogatives; en d’autres termes, dans l’organisation de la subsidiarité, c’est-à-dire l’attribution de responsabilités décisionnelles aux niveaux les plus qualifiés pour les exercer.

 

Schématiquement, les écoles de pensée militaire modernes ont développé deux modèles types pour répondre à cette problématique. D’une part, un commandement centralisé visant à la réduction maximale des frictions affectant la manœuvre, par les biais d’une planification détaillée en conception et d’un contrôle étroit en conduite: le commandement par tâches. D’autre part, un style misant sur la liberté d’action accordée aux échelons subalternes pour atteindre un but défini par l’autorité supérieure: le commandement par ordre ou par objectifs. Entre les deux, la doctrine française actuelle semble ne pas trancher[3], préférant décrire les conditions tactiques dans lesquelles chacun de ces styles apparaît le plus approprié. Cette position est-elle efficiente et cohérente avec les impératifs de la formation au commandement et de son exercice au combat?

 

Fort des enseignements de l’histoire militaire, et alors que plusieurs tendances contemporaines pourraient étouffer le sens de l’initiative des chefs tactiques, il est pertinent d’engager une action déterminée pour consolider aujourd’hui la culture du commandement par objectifs dans l’armée de Terre car ce style favorise la vitesse dans la prise de décision, facteur majeur de domination de l’adversaire.

 

L’étude de trois siècles d’histoire militaire met en évidence la complexification de la conduite de la guerre ainsi que la vanité d’une course vers des ordres exhaustifs et un contrôle étroit de l’ensemble des subordonnés. Toutefois, aussi justifié et historiquement fondé que soit le choix d’un commandement par objectifs, le contexte contemporain fait de cette option un défi ambitieux requérant adaptation et remise en question en matière d’organisation et de formation.

 

Accepter le chaos

 

À partir du XVIIIème siècle, la question de l’organisation du commandement se cristallise autour du défi de la conduite d’armées toujours plus grandes sur de vastes territoires. L’étude de l’histoire militaire tend à démontrer que la réponse la plus efficace réside dans l’acceptation d’une incertitude indépassable et l’adoption d’un style de commandement décentralisé reconnaissant au subordonné une capacité d’initiative au titre d’une meilleure perception de la situation. Surtout, l’étude des facteurs qui ont présidé aux évolutions du style de commandement dans les armées donne les clés de compréhension indispensables pour évaluer la pérennité de ce commandement par objectifs.

 

Le défi de l’organisation du commandement : réponses originelles

 

Le XVIIIème siècle constitue en Occident une période charnière pour la place et le style du chef au combat. Depuis l’Antiquité, c’est l’image héroïque du chef à la tête de ses troupes qui domine. L’articulation sommaire des armées en campagne limite les possibilités de manœuvre au contact et permet, dans la préparation de l’action, voire dans sa conduite, de commander à la voix et de ne s’entourer que d’un conseil restreint. La complexification progressive de leurs structures et leur capacité à se scinder et manœuvrer sur des espaces de plus en plus vastes changent la donne. Une des manifestations du génie napoléonien réside ainsi dans son organisation du commandement, comme l’illustre la bataille d’Iéna (1806). Dans cette confrontation, la vision prussienne est celle de l’ordre et de la préservation du contrôle par la concentration des moyens et la centralisation de la prise de décision. La victoire napoléonienne repose à l’inverse sur l’autonomie laissée aux corps d’armée, autosuffisants en structures de commandement et en appuis.

 

En écho à ce choc culturel, le XIXème siècle est marqué par des développements théoriques et pratiques pour apprivoiser ces nouvelles formes de la complexité inhérente au combat. Au sein de l’école allemande, l’effort est porté sur la fonction commandement. La conception est professionnalisée avec la création du «grand état-major». Mais les limites des moyens de communication atténuent le caractère centralisateur et déterministe de la planification. Se posant en pragmatique, Moltke l’Ancien laisse ainsi une part importante de décision dans la main de ses grands subordonnés[4]. Fruit de l’empirisme, ce style de commandement n’est pas dénué de failles, comme le démontre Foch dans ses leçons sur les principes de la guerre[5]. Il devient toutefois l’enjeu des débats théoriques au sein du haut commandement allemand, qui tranche pour une formalisation: c’est la naissance de l’Auftragstaktik comme concept[6]. Le style personnel de Moltke fait donc école, pour le meilleur… et parfois le pire. L’exemple du plan Schlieffen illustre ce contraste. Horlogerie réglée pour mettre la France en coupe en 42 jours, mais conduit «rênes longues» par Moltke le Jeune depuis le Luxembourg, il échoue en partie du fait de la malheureuse initiative du Général von Kluck, commandant la Ière armée allemande. 

 

Côté français, le réveil intellectuel consécutif à la défaite de 1870, s’il a également des conséquences sur la formation des officiers, se concentre davantage sur des questions de style tactique. Le chef, entraîneur d’hommes plutôt que concepteur, demeure un symbole de fougue et de volonté dans une conception «spiritualiste»[7] de la guerre et une vision quasi mystique de l’offensive, en particulier sous l’influence des Jeunes Turcs[8]. Il faut toutefois noter l’émergence, en parallèle, de modes d’action alternatifs qui favorisent l’initiative individuelle dans le cadre des engagements coloniaux.

 

L’affirmation du commandement par objectifs comme facteur de supériorité opérationnelle

 

La Première Guerre mondiale stimule l’évolution distincte de ces écoles de commandement, en réaction aux blocages tactiques auxquels les belligérants sont confrontés. Côté Alliés, obtenir le rendement optimal des moyens par une planification méticuleuse puis par un contrôle étroit devient l’alpha et l’oméga de la manœuvre. Le plan est rigide, et l’autonomie des subordonnés inexistante dans sa mise en œuvre, entravant la saisie d’opportunités. Conséquence de cette centralisation du commandement, le combat est conduit de façon processionnelle et les rapports de force favorables sont obtenus par les concentrations planifiées de feux et d’unités, comme l’illustre la formule «L’artillerie conquiert, l’infanterie occupe»[9]. Sur les fronts russe (Riga) puis italien (Caporetto) et français (offensives de mars 1918), l’armée allemande développe jusqu’aux petits échelons tactiques, au travers des Stosstruppen, ses principes de commandement décentralisé. Le chaos des tranchées se révélant incontrôlable, il s’agit de s’infiltrer dans les intervalles jusqu’aux arrières de l’ennemi. Dans le feu de la conduite, le subordonné qui détient la meilleure information doit recevoir l’autonomie de décision et bénéficier d’une décentralisation dans l’emploi des appuis.

 

Insuffisants pour emporter la décision en 1918, mais assimilés et érigés en système au sein de la Reichswehr puis de la Wehrmacht[10], ces principes de l’Auftragstaktik démontrent leur supériorité opérationnelle au cours de la campagne de France de mai-juin 1940. Ordres brefs, primauté accordée à la compréhension de l’esprit de la mission, saisie d’opportunités par des chefs commandant de l’avant en sont les piliers. L’Auftragstaktik permet de prendre de vitesse le commandement français, dont elle invalide ou inhibe le cycle décisionnel fondé sur une conduite méthodique de la guerre et des ordres détaillés[11]. Face au dilemme entre vitesse et détention de l’information dans la prise de décision, les Allemands donnent la priorité à la première. Dans la bataille conçue comme «chaos organisé»[12], la vitesse repose sur les initiatives, orientées par la compréhension commune du but à atteindre. À l’inverse, «les généraux français n’étaient nullement des lâches, mais le style de commandement dont on les abreuvait depuis 1914 soulignait pour eux la nécessité de rester à leur quartier général, assis devant de grandes cartes déployées montrant toute la bataille»[13]: les situations tactiques extrêmement fluides générées par l’offensive allemande ne pouvaient qu’échapper à cette posture holistique.

 

Aujourd’hui, la technologie, et en particulier les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), ne modifie pas fondamentalement les termes du dilemme. Elle apporte l’information et non la compréhension et ne garantit pas la vitesse. La centralisation des données remontées par les subordonnés et leur analyse allongent les cycles décisionnels. L’historien militaire israélien Martin van Creveld évoque durant la guerre du Viêt-Nam un délai de sept mois entre la remontée d’un renseignement faisant état d’un camp de prisonniers et le lancement du raid de libération qui tombe sur un camp vide[14].

 

Facteurs déterminants dans l’évolution du style de commandement

 

Ces descriptions historiques doivent mettre en valeur les facteurs qui façonnent l’émergence et l’évolution d’un style de commandement. Force est d’abord de constater que l’adversité, la confrontation à l’échec et la volonté de revanche sont de formidables vecteurs de remise en question, notamment dans le domaine du commandement. Le rôle décisif de la capacité d’adaptation dans l’évolution de l’outil militaire prussien, puis allemand, vers un style de commandement par objectifs est notamment souligné par le lieutenant-colonel Jason M. Bender[15] de l’US Army. Tout comme l’humiliation des défaites face aux armées napoléoniennes a entraîné une modernisation radicale du commandement, les restrictions imposées à l’Allemagne dans l’entre-deux-guerres ont incité la Reichswehr à maintenir un corps d’officiers sélectionné sur des standards d’éducation élevés. Changer n’est pas indolore: il faut prendre la mesure de la réalité d’un échec pour en tirer la leçon[16].

 

Le style de commandement est également indissociable des moyens de commander et des moyens à commander, avec leurs potentialités et les contraintes inhérentes à leur emploi. Le facteur technologique, en particulier, ne doit pas apparaître comme univoque. Ainsi, l’évolution des moyens de communication a débouché sur des utilisations radicalement différentes. En 1940, la radio est pour les chefs allemands un démultiplicateur d’efficacité du commandement décentralisé: elle permet de préciser les ordres au vu du développement de la situation et de saisir les opportunités. Au XXIème siècle, le même outil modernisé sous la forme de la NEB entraîne plutôt une recentralisation de la décision.

 

Par ailleurs, le style de commandement évolue au gré de la troupe à commander. Vaincre implique une analyse de ses propres forces: la troupe et ses chefs sont-ils effectivement capables d’une large autonomie? N’y-a-t-il pas un besoin, profond ou passager, de discipline formelle et de dirigisme? Construction politique et sociologique, vision éthique et héritage culturel d’un pays imprègnent son armée et la manière dont le commandement y est exercé. L’écrivain italien Curzio Malaparte évoque les différences de comportement des hommes et des chefs au combat[17]. À l’inverse d’armées allemandes ou soviétiques «ouvrières» et culturellement disciplinées, il décrit une armée roumaine de paysans, requérant la poigne d’un régime et d’un commandement autoritaires. Sans céder aux clichés nationaux, importer une organisation du commandement «étrangère» à sa propre culture comporte le risque de rejet de la greffe.

 

Un modèle a l’épreuve de la réalité

 

Se dégage de cette analyse historique un mouvement de balancier entre le besoin d’information et l’impératif de vitesse pour décider et agir. Alors que la quête de certitude semble vouée à dégénérer en poursuite éperdue, la vitesse permise par l’adoption du commandement par objectifs paraît le meilleur des compromis. Toutefois, confronter cette appréciation à la réalité contemporaine permet de mettre en évidence plusieurs facteurs qui peuvent contribuer à brider le développement de la subsidiarité au sein de l’armée de Terre aujourd’hui.

 

Moyens de commandement et organisation au sein de l’armée de Terre: logique d’optimisation contre subsidiarité.

 

 

Les NTIC permettent aux différents niveaux opérationnels d’échanger rapidement des informations. Le processus décisionnel est susceptible d’en être accéléré. Toutefois, plusieurs retours d’expérience sur l’emploi des NTIC ont également mis en évidence une tendance à focaliser sur des points particuliers et à s’affranchir des différents échelons hiérarchiques. Ces tentations de micro-management présentent des risques: pour le chef qui s’y livre, ceux de perdre la vision générale de la situation et donc de fausser l’appréciation de son niveau; pour les subordonnés qui la subissent, ceux d’une déresponsabilisation et d’une inhibition dans la prise de décision.

 

Cette contrainte à la mise en œuvre du principe de subsidiarité peut également se produire par une forme de déni de service[18] du chef ou du subordonné. Au XIXème siècle, le télégraphe avait permis une diffusion plus rapide de l’information, mais la contrainte du temps de rédaction (format papier et transcription en signal visuel puis électrique, et inversement à la réception) obligeait les chefs à formuler des ordres relativement concis. Actuellement, la numérisation et ses interfaces autorisent une augmentation exponentielle des débits d’information, tant en volume qu’en délais. Mais ce progrès peut générer des effets contre-productifs, notamment en consacrant toujours plus d’efforts à gérer et comprendre les masses de données mises en circulation au détriment de la prise de décision. C’est une des failles du commandement américain au cours de la deuxième guerre du Golfe débutée en 2003 et décrite par le Colonel Goya qui en conclut que «l’illusion scientiste de la connaissance parfaite qui permettrait d’agir avec une grande efficience, et donc d’avoir peu de moyens d’action, a fait long feu»[19].

 

En réponse, les développements en cours des NTIC, et notamment ceux liés à l’intelligence artificielle, ne sont pas non plus dénués de risques pour l’exercice du commandement. Le pan-numérique et les outils informatiques connectés favorisent le travail collaboratif, mais conduisent surtout à une division des tâches. Celles-ci sont confiées de façon cyclique aux mêmes groupes de personnes (ciblées pour leurs compétences) ou sont automatisées grâce aux outils d’aide à la décision dont l’algorithme d’analyse est inconnu du décideur et non modifiable. La part croissante de la technologie dans l’élaboration de la décision peut donc conduire aussi à un appauvrissement de l’analyse, au cloisonnement au sein du système de commandement, et donc à un affaiblissement de l’esprit d’initiative par manque d’interaction humaine et de dialectique.

 

Enfin, en termes d’organisation, l’écart entre emploi en conditions opérationnelles et fonctionnement en garnison permet difficilement aux chefs de créer les conditions nécessaires à la mise en œuvre du commandement par objectifs. De fait, la marge d’initiative dévolue aux échelons subordonnés dépend entre autres des moyens mis à leur disposition[20]. Ceux-ci se réduisant sous l’effet des mesures successives de rationalisation, le niveau de subsidiarité diminue mécaniquement, et appliquer la maxime «train as you fight» devient une gageure. Concrètement, cela se traduit par la multiplication des processus d’arbitrages, une forme d’insécurité pesant sur les programmations, et une rigidification: autant de contraintes pour la décentralisation, la liberté d’action et le développement de la confiance mutuelle entre les chefs.

 

L’environnement des engagements opérationnels contemporains

 

Les caractéristiques physiques et humaines des zones d’engagement ont toujours conditionné la conduite et le style des opérations, imposant là des mesures de coordination développées, autorisant ailleurs une plus grande souplesse. En revanche, l’exercice du commandement est plus spécifiquement contraint, en fonction du contexte, par l’environnement politique et militaire.

 

La forte pression politique qui pèse sur les chefs militaires est d’abord liée au cadre interministériel des engagements, qui réclame des efforts de synergie accrus au-delà du périmètre des armées. C’est vrai à l’étranger, et plus encore sur le territoire national: si l’opération Harpie est aujourd’hui un bon exemple de coopération interministérielle et d’une liberté d’action permettant un emploi de la composante militaire conforme à ses capacités, c’est le résultat de plusieurs années de travail en commun; à l’inverse, la subsidiarité reste certainement à développer dans le cadre de l’opération Sentinelle, d’autant plus que le pion élémentaire y est couramment formé par le groupe de combat. À ce facteur endogène de pression politique, il faut ajouter celui de l’écart entre le temps long du continuum des opérations militaires et une exigence de résultats à court terme et d’occupation de l’espace médiatique. La gestion de ce double horizon temporel comporte des contraintes supplémentaires pour le maintien d’une bulle de liberté d’action effective à chaque niveau: pour un même état final recherché, les objectifs intermédiaires politiques et militaires peuvent diverger; en outre, l’écho médiatique peut passer par une conduite ponctuellement directive et par la restriction des marges de manœuvre concédées aux échelons subordonnés.

 

Par ailleurs, l’environnement militaire des opérations aéroterrestres, interarmées et interalliées, est également porteur de limitations pour l’initiative. Les processus d’harmonisation au sein des coalitions, et en particulier de l’OTAN, s’ils sont nécessaires pour assurer l’interopérabilité des forces, entraînent aussi une standardisation sur le plan doctrinal. De même, l’interdépendance et les actions communes avec nos alliés, principalement anglo-saxons, oriente l’emploi des unités tactiques comme des états-majors. Or, bien que sa doctrine se réclame du commandement par objectifs (mission command), la pratique au sein de l’US Army tient plutôt du commandement par tâches (task command). Il est ainsi significatif que la figure du Général Patton émerge comme une exception parmi celles de ses pairs américains de la Seconde Guerre mondiale, par son culte de la vitesse et de la liberté d’action accordée (voire imposée) aux subordonnés[21]. L’intégration au sein de forces multinationales à dominante américaine peut conduire à transposer, volens nolens, cet usage d’un commandement dans lequel l’exigence d’initiative est relativement peu développée aux petits échelons tactiques.

 

Le contexte sociétal: un monde normé et judiciarisé

 

Plus largement, l’influence des normes émane aussi de la société civile, notamment des sphères de l’économie et de l’entreprise. Pour être non seulement plus efficientes mais aussi plus lisibles pour les décideurs politiques, les armées ont intégré les notions de pilotage, de contrôle interne, de normes[22], en vue de mesurer l’activité. Ces instruments sont susceptibles d’améliorer le fonctionnement interne. Toutefois, leur multiplication peut aussi relever d’un certain formalisme au détriment du sens réel de l’action. C’est d’autant plus vrai que la performance dans le «cœur du métier» militaire ? l’engagement opérationnel ? peut difficilement être présentée sous forme d’indicateurs et de données chiffrées; quant au concept de «qualité totale», sa transcription militaire rencontre d’évidentes limites de définition de critères. Mais surtout, au formalisme de la normalisation peut correspondre un formalisme des comportements dans lequel les sens de la responsabilité et de l’initiative tendent à se diluer: appliquer des processus prédéterminés devient la priorité, s’en affranchir constitue une prise de risque pénalisante, l’action collective se transformant en travail à la chaîne. Il serait excessif de rejeter l’apport de la normalisation, notamment pour les tâches redondantes dans des environnements stabilisés. Mais il faut aussi identifier les contraintes qu’elle peut générer là où créativité et autonomie sont des vertus essentielles; en quelque sorte, et pour poursuivre l’analogie avec le monde de l’entreprise, faire cohabiter les logiques de la start-up avec celles de l’industrie lourde.

 

Ces considérations rappellent également que le commandement par objectif et la mise en pratique de la subsidiarité dépendent de la confiance entre les échelons hiérarchiques et du niveau de risque assumé par chacun. Or, cette acceptation de l’aléa n’est pas innée, notamment dans nos modèles sociaux modernes. Avant le siècle des Lumières, la notion de risque est liée à des facteurs divins et irrationnels. C’est le cas au cours de l’Antiquité, qui glorifie le héros, mi-homme mi-Dieu, ou de la chrétienté occidentale, où le risque, remis entre les mains de Dieu, revêt les traits de la fatalité. Avec la sécularisation de la société initiée au XVIIIème siècle et le modernisme des révolutions industrielles du XIXème siècle, l’individu devient maître de son destin. Le risque est envisagé de façon plus rationnelle. En corollaire, la capacité à le maîtriser et la détermination des responsabilités dans la survenue de l’aléa deviennent déterminantes. En témoignent, par exemple, le développement des assurances et celui de la judiciarisation. Sous la menace de la sanction, la responsabilité de l’action n’est alors pas toujours pleinement assumée. Dans ces conditions, alors que l’imprévu et l’incertitude sont le ferment des combats, les comportements peuvent devenir attentistes ou timorés.

 

Trancher le nœud gordien

 

Que peut-on conclure de cet aperçu historique et de son appréciation au regard du contexte actuel? Il serait naïf d’envisager la question en termes manichéens, opposant bonnes et mauvaises méthodes. Mais il ressort également que la définition du style de commandement au sein d’une armée moderne dépasse le niveau des individus et de leurs facultés personnelles. Poser un choix collectif clair dans ce domaine est donc un enjeu institutionnel.

 

Quelle ambition en matière de style de commandement dans l’armée de Terre?

 

Les éléments de contexte décrits pourraient laisser penser à un hiatus croissant entre le souhaitable et le réalisable. L’autonomie et la subsidiarité apparaissent dans l’absolu comme des principes vertueux. Mais les conditions contemporaines d’exercice du commandement entraînent une remontée des décisions vers les échelons supérieurs. Ne conviendrait-il pas alors de reconnaître qu’un style de commandement directif serait finalement plus adapté aux circonstances? À l’inverse, promouvoir la subsidiarité comme principe de fonctionnement ne relèverait-il pas du dogmatisme ou d’une fascination exercée par le concept d’Auftragstaktik au détriment de la prise en compte de la réalité?   

 

Au-delà des enseignements historiques, c’est la nature du combat qui doit nous y inciter. À rapport de force équilibré – voire défavorable – le système qui accepte le caractère irréductiblement chaotique et dialectique de la guerre prend l’avantage sur celui qui cherche à le dominer ou à s’y soustraire. Mais les engagements actuels et à venir nous confirment-ils dans cette appréciation? L’expression de «caporal stratégique»[23] rend bien compte de la réalité des opérations contemporaines, dans lesquelles la décision tient pour une large part à la justesse de l’action des petits échelons tactiques. Surtout, elle renvoie au phénomène d’émiettement et d’extension du champ de bataille, observable depuis le XVIIIème siècle. Cette tendance a été initiée et soutenue par la modernisation des armées occidentales. Aujourd’hui, elle est le fait d’adversaires aptes à disperser les efforts des grandes machineries militaires et à faire chuter leur rendement. Cette dynamique est probablement durable et elle nous met au défi d’accroître la souplesse et la rapidité de nos processus décisionnels, dans des situations tactiques qui pourraient devenir encore plus complexes et exigeantes. À défaut, nous serons condamnés à l’hypertrophie et, finalement, à la paralysie: la fonction commandement produisant des efforts de plus en plus importants mais avec des ressources comptées, celles-ci seront toujours davantage concentrées, et les processus décisionnels centralisés et ralentis.

 

Un pas décisif pourrait être franchi en posant un choix net en faveur du style de commandement par objectif pour en faire un leitmotiv de la doctrine, de la formation et de l’exercice de l’autorité au quotidien. Laisser persister l’ambiguïté soulignée plus haut donne l’illusion de la réversibilité; en réalité, il n’en est rien car, s’il est toujours possible d’accroître ou restreindre la liberté d’action d’un chef formé à en faire bon usage, il est beaucoup plus hasardeux d’espérer une initiative de la part d’un subordonné habitué se cantonner à une stricte exécution. De plus, le commandement par tâche étant celui qui requiert, à court terme et en apparence, le moins d’efforts et la moindre prise de risque, il sera probablement choisi par défaut (le chef s’estime mieux servi par lui-même que par ses subordonnés). Pourtant, sur le long terme, cette option est la plus dispendieuse et la plus vulnérable: elle oblige le chef à s’accaparer une part de réflexion supplémentaire, elle ralentit les subordonnés dans le développement de leurs compétences professionnelles et elle concentre les risques inhérents à la prise de décision sur une seule tête au lieu de les répartir sur l’ensemble de la chaîne. Commander par objectif n’est donc pas une option ouverte en permanence, mais un choix structurant qui doit être explicite.

 

 

De quels atouts disposons-nous?

 

Pour développer et renforcer les facultés collectives et individuelles permettant une mise en œuvre efficace de ce style de commandement, l’armée de Terre peut s’appuyer d’abord sur un riche héritage conceptuel et opérationnel. Il recèle en effet des fondamentaux théoriques que nous pouvons aisément nous approprier. Foch et de Gaulle, par exemple, ont pensé, chacun dans leurs termes, la notion de liberté d’action: «Obéissance active, conséquence de l’appel constamment adressé à l’initiative» dans les «Principes de la guerre»; «Fixer le but à atteindre, exciter l’émulation, juger des résultats, c’est à quoi devra tenir, vis-à-vis de chaque unité, l’autorité supérieure. Mais quant à la manière de faire, que chacun soit maître à son bord», dans «Le fil de l’épée». Quant à la pratique, le commandement du Général Leclerc dans la campagne de France de 1944 ou du Colonel Bigeard dans le bled algérien sont des exemples particulièrement démonstratifs. La méthode du commandement participatif par objectifs (CPO) dans le cadre de l’instruction ou la notion d’effet majeur dans la conception des manœuvres sont également des bases utiles. Plus largement, la conjugaison de la pensée et de l’expérience forme la matrice d’une culture commune du commandement. Le maintien d’une capacité autonome de production doctrinale, de retour d’expérience et d’étude historique au sein de l’armée de Terre est un gage d’exploitation de ce patrimoine, sous réserve que ces travaux irriguent la formation et la réflexion des cadres.

 

En outre, la maturité acquise par l’armée de Terre du fait de la professionnalisation et de l’acquisition d’une expérience opérationnelle assez largement partagée, notamment au sein de l’encadrement, constitue un atout conjoncturel. L’homogénéité dans la maîtrise des savoir-faire opérationnels, l’unification des formations de cadres et, dans une moindre mesure, des militaires du rang, la rotation des unités sur l’ensemble des théâtres d’engagement favorisent la constitution de références communes, et donc la convergence des actions. Par ailleurs, sur un plan technique, la numérisation et l’info-valorisation peuvent être des facteurs d’extension de la liberté d’action aux niveaux tactiques. Leurs travers, évoqués plus haut, relèvent souvent autant d’un usage biaisé que de défauts intrinsèques. Mais, en partant du principe que les SIOC numérisés lèvent moins le brouillard de la guerre qu’ils n’atténuent ses frictions, il est probable qu’ils permettront d’alléger des mesures de coordination pléthoriques. Ils devraient alors ouvrir des espaces décisifs pour la souplesse des manœuvres et la saisie des opportunités.

 

Enfin, si le contexte socio-culturel contemporain peut brider la prise de responsabilité, certaines caractéristiques foncières de nos sociétés incitent au contraire à valoriser et motiver les subordonnés par le degré d’autonomie accordé: régime démocratique, niveau moyen d’instruction et de qualification élevé, primat de l’individu, accès élargi à l’information, culture économique et entrepreneuriale… Ces traits particuliers peuvent donner de l’efficacité à un commandement décentralisé comparable au fonctionnement d’une équipe sportive: le sélectionneur développe les tactiques et identifie les joueurs à engager, mais ne s’immisce pas dans la conduite; le meneur de jeu oriente l’action collective, mais ne dirige pas les placements individuels.

 

Commandement et Management

 

Une comparaison entre le commandement dans les armées et le management des entreprises a fait l’objet d’un texte de Madame Géraldine Soulié s’appuyant sur l’exemple du constructeur automobile Renault™. Son article, placé en annexe, est ici synthétisé.

 

La méthode de gestion dite PDCA (plan-do-check-act) illustrée par la roue de Deming[24], modèle d’amélioration continue utilisé en management de la qualité, interpelle par la similitude qu’elle présente dans la séquence des actions avec le triptyque prévoir-ordonner-contrôler du commandement dans les armées. De fait, le style de management en entreprise est soumis à des facteurs de succès et des contraintes similaires à ceux du chef militaire. Le manager est devenu un leader «augmenté» grâce aux nouvelles technologies, qui fixe les objectifs, laisse la liberté d’initiative à ses collaborateurs, tout en contrôlant leurs résultats.

 

En entreprise, le leader doit être porteur d’une vision stratégique qui donne du sens et doit pouvoir se décliner à tous les échelons sans sombrer dans la tentation du micro management. Cette vision met en mouvement l’ensemble des collaborateurs vers un même but. À titre d’exemple, le plan «Drive the Change», construit pour répondre à deux objectifs - assurer la croissance du groupe et générer du Free Cash-Flow de façon pérenne ? résume l’ambition de Renault™. À l’instar d’un régiment, chacun est conscient au sein de la structure de ses objectifs et de sa mission.

Naturellement, et à l’instar de ce qui est pratiqué dans les armées, la responsabilisation des individus et la subsidiarité qui leur est octroyée n’excluent en rien la nécessité d’exercer un droit de regard et de contrôle sur leur action. Si le chef énonce et incarne les valeurs du groupe, l’équipe doit également montrer un comportement en phase avec ces dernières. Renault s’est doté d’un référentiel commun de management, le «Renault Management Way». Élaboré par le comité exécutif du groupe en 2009, il définit les rôles, règles de conduite et l’état d’esprit attendu des managers: loyauté, transparence, ouverture, diversité… Pour assurer la convergence de ces pratiques, l’entreprise promeut particulièrement la formation continue.

 

Les convergences entre management en entreprise et style de commandement dans les armées sont des atouts pour consolider le commandement par objectifs.

 

Que faire de plus?

 

Le domaine de la formation est essentiel pour diffuser une culture du commandement. L’expérience de la Reichswehr, prolongée par la Wehrmacht, en témoigne, avec le choix de former les chefs tactiques jusqu’au niveau N+2 et le maintien d’un effort de formation des cadres soutenu jusqu’à la fin de la guerre. Transposée aujourd’hui à l’armée de Terre française, elle pose par exemple la question des points de jonction possibles dans les cursus de formation des officiers et des sous-officiers. Plus fondamentalement, l’idée de cohérence entre style de commandement et formation renvoie, au-delà des apprentissages, à l’éducation du caractère des guerriers. Cette composante, la plus insaisissable de celles qui définissent le style, doit faire l’objet d’une attention particulière. Si la formation des chefs et des soldats au sein de l’armée de Terre stimule les qualités essentielles au combattant et à l’entraîneur d’hommes, elle pourrait comporter une part plus explicitement dédiée à la maîtrise de la notion de risque, notamment tactique. L’entraînement à l’audace individuelle, bien conduit au travers des stages variés, en constitue le socle. Mais il doit être mis en perspective avec la vocation du chef à s’intégrer dans un système de commandement. Il y a là un double enjeu: d'une part, assurer la transition du niveau personnel au niveau collectif; d'autre part, adapter l'influence de concepts issus du monde de l'entreprise (gestion des risques) à la spécificité militaire. Construire la confiance mutuelle, gérer les erreurs (laisser un droit à l’erreur mais aussi savoir en rendre compte), comprendre les problématiques du niveau supérieur et son environnement, mesurer précisément ses marges d’action… peuvent faire l’objet d’un entraînement, et même d’un aguerrissement spécifiques, dont l’initiation pourrait être facilitée par les ressources de la simulation avant de progresser vers les mises en situation réelles. Enfin, il paraît essentiel de développer le goût des chefs pour l’instruction spécifique de leurs cadres et de préserver des temps dédiés à cette activité. La structure de commandement y renforce à la fois sa compétence collective et la connaissance mutuelle.

 

Le développement de la subsidiarité passe également par des mesures d’organisation. Du point de vue des structures, aucun modèle ne peut garantir par lui-même cette subsidiarité. Une hiérarchie pyramidale présente à la fois l’inconvénient de la rigidité et l’avantage d’une identification claire des chefs, des différents niveaux et de leurs relations. Quant aux structures matricielles, en apparence plus souples, elles peuvent entraîner une dilution de l’autorité ou une centralisation rampante. L’enjeu se situe donc plutôt dans la définition des circuits décisionnels, pour lesquels il faut probablement s’attacher à porter un regard plus bienveillant sur les initiatives locales. Les récentes mesures prises dans le domaine de la gestion des ressources humaines pour renforcer les prérogatives des chefs de corps sont, à cet égard, encourageantes. Sur le plan opérationnel, l'organisation des circuits décisionnels dans le sens de la subsidiarité pourrait s'adosser sur la formulation d'une doctrine d'emploi des SIOC. Celle-ci ne devrait pas être conçue comme un simple manuel technique ou comme un carcan, mais comme un guide pour un emploi des moyens de la numérisation raisonné et conforme aux capacités réelles de chaque niveau. À cet égard, il pourrait également être pertinent, notamment dans la perspective du GTIA SCORPION, de revoir la corrélation entre échelon de commandement et moyens à commander. L'exemple des détachements interarmes (DIA, structure interarmes ad hoc de niveau 6) pose déjà cette question sous l'angle des limites en nombre de pions à commander et des possibilités techniques d'intégration. Si SCORPION devrait améliorer celles-ci, les compétences et la charge cognitive inhérentes à la mise en œuvre de moyens de combats sophistiqués devraient s'accroître. Cela pourrait contraindre la logique actuelle d'articulation interarmes[25].

 

Enfin, évoquer un choix structurant renvoie nécessairement à la gestion des ressources. Une des pierres angulaires du principe de subsidiarité étant la confiance, il importe que celle-ci soit favorisée concrètement, tant pour rassurer le chef qui délègue que pour encourager le subordonné à assumer une part d'initiative. Individuellement, bénéficier d’une protection fonctionnelle robuste est un premier gage; c’est l’un des enjeux de l’avenir des interventions militaires sur le territoire national. Collectivement, il serait souhaitable de se fixer un niveau minimum de permanence dans l'encadrement de contact. Un des leviers pour atteindre ce seuil pourrait être créé par une plus grande souplesse dans le déroulement des parcours de formation individuels afin d'atténuer l'indisponibilité opérationnelle qu'ils génèrent parfois, et qui peut être pénalisante à l'échelle des unités élémentaires. Enfin, à rebours des logiques d’optimisation macroscopiques, donner de la substance à la subsidiarité passe nécessairement par l’attribution des ressources humaines et matérielles aux chefs supposés user de leur esprit d’initiative[26]. Les réflexions actuelles sur la réforme de la politique de gestion et d’emploi des parcs est un premier pas en ce sens, qui pourrait être amplifié au fil du déroulement du programme SCORPION.

 

 

Pour qu’un mécanisme fonctionne, il est nécessaire d’y ménager du jeu. De même, et à plus forte raison dans le cadre d’une entreprise humaine caractérisée par le chaos et l’incertitude, apparaît-il cohérent de préserver des intervalles permettant le déploiement du potentiel de chaque partie prenante à l’action. C’est vrai pour la manœuvre physique, mais aussi pour la sphère intellectuelle où se joue tout autant la confrontation des volontés. Ce «jeu intellectuel» peut être créé au sein de la hiérarchie militaire par une subsidiarité clairement établie, dont le commandement par objectifs fournit une matrice adaptée aux engagements opérationnels.

L’encadrement de l’armée de Terre démontre depuis plusieurs années ses qualités tactiques: adaptation, réactivité, aptitude à la combinaison interarmes. Ce sont autant d’atouts pour miser sur les capacités d’initiative des chefs. Cependant, plusieurs facteurs peuvent rendre ce pari moins évident. Adopter résolument un style fondé explicitement sur la subsidiarité, c’est donc valoriser le potentiel déjà acquis, mais aussi prévenir ou atténuer les contraintes de tous ordres qui conduisent à la passivité et à la rigidité dans le commandement.

Derrière le «miracle» de la percée de Guderian à Sedan, en 1940, il y a surtout près de 150 ans de pensée et de pratiques militaires. Plutôt qu’une transposition sans adaptation des méthodes allemandes, c’est la maturation et la constance indispensable à la formation d’un style de commandement que l’histoire nous offre comme enseignement.

 

 

Saint-cyrien de la promotion «Général Vanbremeersch» (2001-04), le chef d'escadrons Christophe MAURIN a servi au 1er régiment de spahis de 2005 à 2012 en tant que chef de peloton, officier adjoint et commandant d'escadron. Durant cette période, il a été projeté à plusieurs reprises en Afrique et en Afghanistan. En 2016-17, il est stagiaire de la 130ème promotion du cours supérieur interarmes et projeté au Koweït en tant qu'assistant militaire du général représentant national principal de théâtre (SNR France) auprès de la coalition Inherent Resolve. Il a intégré en septembre 2017 la 25ème promotion de l'École de guerre.

 

À l’issue de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, promotion «Général Vanbremeersch» (2001-2004), le Chef de bataillon LEHMULLER choisit les parachutistes «coloniaux» , occupant tous les postes de chef de section à commandant d’unité, il a été projeté à quatre reprises en Afrique et au Moyen-Orient. Entre 2009 et 2011, il a servi au régiment du service militaire adapté de la Martinique. . Affecté en administration centrale, il a occupé un poste d’officier traitant à l’état-major opérationnel Terre puis à l’EMAT avant d’intégrer en septembre 2017 la 25ème promotion de l'École de guerre.

 

Saint-cyrien de la promotion «Général de Galbert» (2002-2005), le Chef d'escadron JAILLET choisit l'artillerie. Il effectue l'intégralité de sa première partie de carrière au 68ème régiment d'artillerie d'Afrique où il commande la 1ère batterie de tir entre 2012 et 2014. Affecté en 2014 aux Écoles militaires de Saumur, il occupe les fonctions d'officier instructeur artillerie puis d'officier traitant au sein du Commandement des Écoles du combat interarmes (COMECIA) à compter de 2016. Il est stagiaire de de la 1ère session de la 130ème promotion du cours supérieur interarmes.

 

Bibliographie succincte

 

  • Arbaretier Vincent, «L’école de la guerre SEDAN 1940», Économica, 2012.
  • Desportes Vincent, «Décider dans l’incertitude», Économica, 2007.
  • De Gaulle Charles, «Le Fil de l’épée et autres écrits», Plon, 1999.
  • Foch Ferdinand, «Principes de la guerre», Économica, 2007.
  • Goya Michel, «La chair et l’acier, l’armée française et l’invention de la guerre moderne», Tallandier, 2004.
  • Goya Michel, «Res militaris», Économica, 2ème édition, 2011.
  • Hubin Guy, «Perspectives tactiques», Économica, 2003.
  • Keegan John, «L’art du commandement», Perrin, 2006.
  • Laurent Boris, «Carnets secrets du général Patton», Nouveau Monde, 2015.
  • Malaparte Curzio, “Kaputt, Ed. Casella, 1944.
  • Mc Chrystal Stanley, “Team of teams, Portfolio Penguins, 2015.
  • Van Creveld Martin, “Command in war, Harvard University Press, 1985.
  • Yakovleff Michel, «Tactique théorique», Économica, 2006.

 

 

[1] Signification littérale du terme allemand d’Auftragstaktik.

[2] CEMAT de 1975 à 1980, en préface de L’exercice du commandement dans l’armée de Terre, 1980.

[3] FT-05 l’exercice du commandement en opérations pour les chefs tactiques, page 26-27.

[4] «Il y a souvent des situations où l’officier doit agir selon son propre sentiment. Ce serait une grave erreur qu’il veuille attendre des ordres à des moments, fréquents, où aucun ne peut être donné», Generalfeldmarschall Helmut von Moltke.

[5] Maréchal Foch, «Principes de la guerre», Économica, 2007

[6] D’autres termes ont coexisté pendant cette période (1891-1914) pour désigner des concepts analogues: freies Verfahren, freie Taktik, Auftragsverfahren, Initiativverfahren,…

[7] Colonel Michel Goya, «La chair et l’acier», Tallandier, 2004

[8] Les Jeunes Turcs constituent une tendance (https://fr.wikipedia.org/wiki/Jeunes_Turcs_(France)#cite_note-1) du Parti radical qui, dans l'entre-deux-guerres, a milité pour une rénovation de la doctrine de leur parti et, au-delà, pour une modernisation de la société française et des institutions de la Troisième République.

[9] Citation attribuée à Philippe Pétain, Maréchal de France.

[10] En particulier dans le manuel de commandement tactique Truppenführung (1933).

[11] Lieutenant-colonel Vincent Arbarétier, «L’école de la guerre SEDAN 1940», Économica, 2012.

[12] Ou balagan meurgen, expression ici empruntée au vocable de Tsahal.

[13] Robert Allan Doughty, “The breaking point: Sedan and the fall of France, 1940”, cité par V. Arbarétier, op. cit. p 94.

[14] Dans “Command in war”, Harvard University Press, 1985

[15] Dans «Non-Technical Military Innovation: The Prussian General Staff and Professional Military Education», 14 septembre 2016, disponible en ligne sur www.smallwarsjournal.com

[16] Voir aussi Colonel Michel Goya, «Res militaris», Économica, 2ème édition, 2011, chap. 22 «La résistance au changement. L’exemple des sous-mariniers américains».

[17] Dans «Kaputt», chap. 2 «Horse Kingdom», éd. Casella, 1944

[18] Par analogie avec les cyber-attaques par déni distribué de service, qui consistent à «faire converger des requêtes en provenance de multiples ordinateurs […] sur un site, de façon à provoquer l’obstruction et la surcharge dudit service et de le mettre ainsi temporairement hors service»; réf.: O. Kempf, «Introduction à la cyberstratégie», Économica, 2012.

[19] Dans M. Goya, «Res militaris», Économica, 2ème édition, 2011, chap. 11 «Savoir et croire pouvoir: l’illusion post-industrielle américaine».

 

[20] Ainsi que l’énonce la doctrine britannique dans sa définition du mission command, traduction du commandement par objectifs; réf.: Général Desportes, «Décider dans l’incertitude», Économica, 2007.

[21] «Les ordres doivent être courts et dire “ce qu’il faut faire, pas comment le faire?. Un ordre doit être considéré comme un mémorandum et une prise de responsabilité par celui qui le donne». Extrait des instructions du Général G.S. Patton à la 3ème armée US, le 6 mars 1944, cité dans «Carnets secrets du général Patton», présentés et annotés par Boris Laurent, Nouveau Monde, 2015.

[22] Exemple: la formation initiale des officiers fait l’objet d’une certification ISO 9001.

[23] Général Krulak, USMC, The Strategic Corporal: Leadership in the Three Blocs war, dans Marine Corps Gazette, janvier 1999.

[24] William Edwards Deming, était un statisticien américain du XXème siècle, professeur, auteur, et consultant. Bien que son nom soit attaché à la notion de qualité, son enseignement concerne toutes les composantes du management d'une entreprise.

[25] Sur ce sujet, voir Colonel Hubin, «Perspectives tactiques», Économica, 2009, chap. 10: «L’action tactique se décomposera toujours en trois grandes fonctions: conception, conduite et exécution, chacun des niveaux de commandement étant dédié au service d’une de ces fonctions».

[26] Voir M. Goya, «Res militaris», Économica, deuxième édition, 2011, chap. 15 «Le général Creech et la réforme du Tactical Air Command».

 

 

 

Annexe

 

Regards croisés - Enjeux des évolutions et des perspectives du style de commandement dans les armées et enjeux des transformations managériales en entreprise ; le cas du groupe Renault™.

 

 

Alors que le Général Lagarde définit les trois composantes du commandement par prévoir, ordonner et contrôler, l’industrie a développé une méthode de gestion dite PDCA (plan-do-check-act) illustrée par la roue de Deming, modèle d’amélioration continue utilisé en management de la qualité. La similitude de la séquence des actions interpelle.

Face à un monde en constante mutation (technologique, sociétale, environnementale…), l’entreprise et son système de management évoluent en permanence: quels parallèles avec les notions de commandement de demain?

 

En entreprise, le leader doit être porteur d’une vision stratégique qui donne du sens et doit pouvoir se décliner à tous les échelons. Elle met en mouvement l’ensemble des collaborateurs vers un même but. À titre d’exemple, le plan «Drive the Change», construit pour répondre à deux objectifs - assurer la croissance du groupe et générer du Free Cash-Flow de façon pérenne - résume l’ambition de Renault™. À l’instar d’un régiment, chacun est conscient au sein de la structure de ses objectifs et de sa mission.

Si le chef énonce et incarne les valeurs du groupe, l’équipe doit également montrer un comportement en phase avec ces dernières. Renault s’est doté d’un référentiel commun de management, le Renault Management Way. Élaboré par le comité exécutif du groupe en 2009, il définit les rôles, règles de conduite et l’état d’esprit attendu des managers: loyauté, transparence, ouverture, diversité… Pour assurer la convergence de ces pratiques, l’entreprise promeut la formation continue. Naturellement, la responsabilisation des individus et la confiance n’excluent en rien le contrôle.

 

La responsabilisation est cruciale pour faire face ensemble aux enjeux de vitesse, d’imprévus et de conflits qui touchent les sphères militaires comme industrielles. L’analyse de l’environnement joue également un rôle crucial. Dans l’industrie on peut la réaliser au travers d’un SWOT (forces, faiblesses, risques, opportunités), que les retours d’expérience et benchmarks viennent enrichir. Le regard porté sur le contexte est un élément clef qui doit permettre d’éviter les angles morts.

Une fois l’analyse réalisée, il s’agit de vaincre. Dans l’industrie, vaincre, c’est gagner des parts de marché. Cela nécessite d’innover, de capter les tendances et, parfois, de «sortir du carré» ou «think out of the box». Une remise en question permanente semble être indispensable aujourd’hui alors que le digital et la connectivité se développent à vitesse croissante, rendant les ennemis polymorphes (concurrents, espionnage industriel, hackers, cybercriminalité…). Tant dans le milieu militaire qu’industriel, la maîtrise des risques prend ainsi une place grandissante.

S’allier pour être plus fort est tout aussi pertinent dans le cadre d’un conflit (renseignement, force armée) que dans le secteur industriel. Créée en 1999, l’Alliance Renault-Nissan™ est un partenariat original entre deux grands constructeurs de l’industrie automobile. C’est un modèle unique de par sa longévité, son modèle d’intégration et les synergies mises en place. Un élément essentiel en est le respect des deux marques indépendantes pour éviter cannibalisation ou redondance entre les véhicules. Le modèle d’actionnariat croisé garantit aux deux partenaires un intérêt mutuel et les incite à adopter des stratégies «gagnant-gagnant».

 

En conclusion, le style de commandement militaire et le style de management en entreprise sont soumis à des facteurs de succès et des contraintes très similaires. Le chef devient un homme (ou une femme!) «augmenté» grâce aux nouvelles technologies; il fixe les objectifs en laissant la liberté d’initiative et d’action à ses troupes, et contrôle leurs résultats. Il est à la fois un meneur d’hommes, un éclaireur et un gestionnaire.

 

 

Madame Géraldine Soulié

Ingénieur INSA en mécanique, Madame Géraldine SOULIÉ a commencé sa carrière en 1997 auprès de deux grands équipementiers automobiles en France et en Allemagne dans les départements Qualité et Achats. En 2002, elle intègre le Groupe Renault et occupe divers postes de management à la Qualité et à l’Ingénierie. En septembre 2012, elle rejoint la Direction déléguée à la Présidence du Groupe où elle occupe actuellement le poste de Directeur Exécutif. Elle a été auditeur à la 1ère session de la 130ème promotion du Cours supérieur interarmes.

 

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Titre : Le style de commandement dans les armées depuis le XVIIIème siècle: évolutions et perspectives pour les notions de commandement
Auteur(s) : le Chef d’escadrons Christophe MAURIN, le Chef de bataillon Vincent LEHMULLER, le Chef d’escadron Rémy JAILLET, Madame Géraldine
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