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Mata Hari, ou le badinage fatal 2/2

cahier de la pensée mili-Terre
Histoire & stratégie
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Mata Hari… Il y a 100 ans, à quelques mois près, la plus célèbre espionne de la Grande Guerre était arrêtée, condamnée et exécutée. Lequel des lecteurs des Cahiers ne s’est jamais intéressé à l’histoire et à la vie de cette femme hors du commun, aux écrits ou aux films qu’elle a inspirés? Mais comme le souligne l’auteur de cet article, la réalité a été tellement travestie au fil des années qu’il est aujourd‘hui difficile de démêler le vrai du faux dans le parcours de cette aventurière.

Nous remercions donc chaleureusement le Lieutenant-colonel Lahaie, contributeur fidèle des Cahiers, de rétablir dans cet article la vérité, grâce à un rigoureux travail de recherche historique.


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Trois conclusions à tirer de l’affaire Mata Hari…

  • Première conclusion: même si elle était une espionne médiocre, Mata Hari travaillait bien pour les Allemands… Dans un article d’après-guerre, l’ex-adjoint du chef des S.R. allemands a écrit: «On a inventé des fables sans nombre sur le service secret allemand; il aurait accompli les performances les plus impossibles et commis d’innombrables forfaits. Des cas comme celui de la malheureuse danseuse Mata Hari ‒ qui d’ailleurs n’a, en réalité, rien fait pour le service d’information allemand ‒ ont été singulièrement exploités. Elle n’était bonne à rien!». Son ancienne formatrice à Francfort appuie cette opinion: «H. 21 n’a pas nui à la France. Pas une des nouvelles qu’elle nous a envoyées n’était utilisable; ses informations n’avaient pour nous aucun intérêt politique ou militaire. Son destin est tragique puisqu’elle est morte pour rien». Revenir en France en janvier 1917 ‒ tandis qu’elle se savait surveillée et suspectée ‒ est d’ailleurs une attitude qui témoigne qu’elle était soit imprudente, soit totalement inconsciente des risques qu’elle prenait… En revanche, dans un livre édité à Berlin en 1933, on peut lire: «Mata Hari a fait de grandes choses pour l’Allemagne. Elle était parfaitement instruite des choses militaires. Son éducation avait été faite parmi les meilleurs spécialistes de notre S.R. Elle était prudente et habile. Aucun des hommes qui la fréquentaient n’a jamais pu concevoir le moindre soupçon de ce que tramait l’espionne la plus dangereuse que l’Allemagne possédait à son service». Il y a certainement de l’exagération dans chacun de ces avis... Mata Hari était assurément une courtisane, une mythomane aussi, mais surtout une espionne néophyte. Autre défaut, elle n’était aucunement fidèle à ses employeurs (quels qu’ils soient), puisqu’uniquement motivée par l’appât du gain.

Ladoux finit par l’admettre en 1932: «Mata Hari était un soldat de l’Allemagne qu’elle a servie par orgueil ou par haine de notre race, plus encore par intérêt (et, fort heureusement pour nous, sans beaucoup de métier). Son éducatrice a dit d’elle dédaigneusement que celle-ci n’a pas rendu les services qu’on attendait, que c’était un obus inutile… un obus qui ne tue pas!». C’est d’ailleurs l’avis d’un rapport secret, rédigé dès 1916 à Düsseldorf, qui la dépeignait comme «une espionne n’ayant jamais espionné personne», et surtout «trop payée pour le travail effectué»! Tout bien considéré, la danseuse-espionne ne s’est jamais conduite de manière appropriée, puisque c’était une femme qui ne supportait pas de passer inaperçue. Certes, elle possédait certaines des qualités requises pour être un agent redoutable, mais elle avait un défaut capital: elle se faisait remarquer trop facilement partout où elle allait; or ce travers constituait une grave menace pour sa sécurité. Son utilisation était donc très dangereuse puisque, par ses frasques et sa cupidité, elle se mettait en position d’être confondue et arrêtée à tout moment. Ses incessants besoins d’argent en faisaient une proie rêvée pour les contre-espions alliés. En cas d’arrestation, pouvait-on compter sur son mutisme? Nullement, car elle était «tout»… sauf fidèle! Bref, elle n’a rien apporté aux services secrets berlinois, si ce n’est des complications.

Un témoignage capital et cependant peu connu, recueilli par un journaliste français en 1936, mérite ici d’être cité, car il facilite la compréhension de certains éléments obscurs de cette affaire. Voici ce que déclara un des anciens membres du S.R. allemand, en poste à Madrid pendant la guerre: «Non seulement Mata Hari ne nous rendit aucun service, mais je peux vous affirmer que nous-mêmes envisageâmes, fin 1916, de la faire disparaître, convaincus qu’elle nous dupait et était l’une de vos indicatrices. Elle avait malheureusement de hautes amitiés en Allemagne, et la supprimer nous parut risqué. Toute l’histoire des télégrammes déchiffrés par vous fut truquée depuis le début… En réalité, nous lançâmes la danseuse dans un traquenard, préférant qu’elle fût fusillée par vous que par nous. C’est une fin que l’on réserve souvent aux agents doubles. On les brûle et on les fait exécuter par l’adversaire. Comment pouvez-vous penser que nous aurions rédigé nos télégrammes de si explicite manière si nous n’avions pas cherché à perdre la Hollandaise?»

Le journaliste: «Ils étaient chiffrés».

L’Allemand: «Oui, mais nous savions que vous aviez découvert notre chiffre, puisque depuis quinze jours nous en avions changé et que l’ancien chiffre ne fut utilisé que pour cette unique occasion».

Mais peu importe finalement pourquoi et comment Mata Hari fut confondue… Malgré ses piètres qualités, Mata Hari était bien un agent du Reich: le 23 mai 1917, la danseuse avouait avoir transmis des renseignements à l’Allemagne contre rémunération. Certes, ce n’était pas des renseignements purement «militaires», tout juste des informations de type diplomatique, à la limite même du «potin de salon»... Mais à l’époque, la loi militaire condamnait les personnes s’étant rendues coupables «d’intelligences avec l’ennemi» à la même peine que les espions, c’est-à-dire à la peine capitale. Mata Hari était donc «légitimement coupable», au vu de la législation militaire française et, comme telle, elle a été fusillée. C’est ce que son défenseur a senti, écrivant en 1919: «Mata Hari n’était pas innocente, mais non coupable au point de mériter la mort»; mais l’avocat exprimait son propre avis, ne prenant pas en compte le régime d’exception mis en place avec la guerre pour faits «d’espionnage» ou «d’intelligences avec l’ennemi». Qu’on s’en persuade, il ne s’agissait pas là d’un acharnement spécifique au cas Mata Hari: pendant le conflit, la peine capitale fut pareillement appliquée aux agents français découverts en Allemagne... Pour Bouchardon, en revanche, l’affaire était «claire comme de l’eau de roche»; pour la résumer, elle ne fut pour lui qu’un flagrant délit, une banale affaire d’espionnage purement commercial, comme tant d’autres cas pendant la Grande Guerre… Rappelons que la démarche volontaire de la danseuse pour entrer dans le monde ‒ sans pitié ‒ du renseignement ne s’est pas faite de façon désintéressée. Lorsque le magistrat récapitula le total des sommes reçues des Allemands, il aboutit à 34.000 francs, dont 14.000 perçus entre novembre 1916 et janvier 1917 (c’est-à-dire au moment où la danseuse était censée travailler pour la France). Or, ces fonds provenaient exclusivement du S.R. allemand, et ne pouvaient être le tarif de ses faveurs, ainsi qu’elle se plaisait à le répéter. Et quand elle déclara s’être ingéniée à berner Kalle, Bouchardon lui fit remarquer que Berlin n’avait jamais signalé que «H. 21» était un traître, raison pour laquelle l’attaché avait continué de la payer. Lorsqu’on sait qu’à l’époque, les «bons renseignements» pouvaient être achetés entre 20.000 et 30.000 francs par les Allemands, cela tendait à prouver que pour ses employeurs, Mata Hari était une espionne «dans la norme».

Cette affaire fut assurément une affaire importante pour le contre-espionnage français car, en temps de guerre, la trahison n’a pas la même valeur. Membre du S.R. allemand, Mata Hari avait parallèlement accepté de travailler pour les Français, espérant gagner un million de francs pour son propre compte; or, il n’y a pas de pire danger qu’un agent double auquel on ne peut se fier en raison de sa vénalité: il peut masquer les activités d’agents ennemis qu’il est censé combattre; il connaît aussi les agents que l’on suspecte et peut les avertir; enfin, il est en mesure de surprendre les secrets du service d’espionnage qui l’a enrôlé et les communiquer à son véritable employeur… Les services français auraient-ils pu prendre le risque d’enrôler la danseuse malgré tout? Certainement pas, et ils n’avaient aucune raison de le faire. Mata Hari avait beau promettre de réussir «le coup du siècle», elle affabulait à chaque phrase: dès lors, comment lui témoigner la moindre confiance?

Même pendant l’instruction de son procès, tandis qu’elle aurait dû «jouer franc jeu» pour espérer sauver sa tête, Mata Hari a menti sur de nombreux points, points que ‒ malheureusement pour elle ‒ le déchiffrement des télégrammes allemands avait mis en lumière. D’abord, elle n’a pas été engagée dans le service secret du Reich en mai 1916, puisqu’à cette date elle avait déjà deux missions en France à son actif; ensuite, renvoyée en mission en France par les Allemands, elle n’a pu que faire mine d’entrer au service de Ladoux.

De son côté, Ladoux ‒ convaincu de sa duplicité ‒ a feint de l’engager pour mieux la piéger. Il savait qu’elle transmettait des informations aux Allemands et ne pouvait s’y fier.

Sans s’en douter, Mata Hari s’est donc mise en péril en acceptant de servir les deux camps par cupidité. Le S.R. français avait la conviction que la danseuse avait tenté de l’abuser… Le 24 mai 1917, la déposition du Lieutenant-colonel Goubet en témoigna.

Pour Ladoux, qui n’avait pas vraiment voulu «retourner» MataHari et l’engager dans son service, il s’agissait de démontrer qu’elle était une prise majeure. Il défendit ce point de vue afin de mieux dissimuler les propositions d’enrôlement qu’on aurait pu lui reprocher; il déclara que la danseuse était un agent de l’Allemagne, et cela depuis longtemps. «Ce qui m’a surpris, dit-il, c’est son initiale, le «H», que nous n’avons jamais rencontré depuis la guerre parmi les agents en activité. J’en ai été amené, sans pouvoir rien conclure, à me demander si ce n’était pas une initiale d’avant la guerre».

Pour Bouchardon, il y avait peu de preuves, mais elles étaient de poids et soutenues par tout un faisceau de présomptions… Parmi les pièces à conviction saisies dans la chambre d’hôtel de la danseuse, figuraient par exemple un tube contenant du bi-iodure de mercure et de l’iodure de potassium, substances que la danseuse affirmait utiliser comme «préservatif», mais qui pouvaient servir de révélateurs à une encre secrète. Il y avait aussi des comprimés espagnols d’oxycyanure de mercure, antiseptique délivré uniquement sur ordonnance en France. Une fois dilués, ils constituaient «une encre sympathique à l’abri des investigations courantes», ainsi que l’écrivit un expert chimiste. Et puis il y avait le courrier qui transitait par la valise diplomatique hollandaise (non «pour gagner du temps», comme le prétendait Mata Hari, mais pour échapper au contrôle postal), de même que tous ces officiers alliés qu’elle avait aguichés. Bouchardon la soupçonnait de recueillir des confessions sur l’oreiller et de pratiquer ce que l’on appelle, dans ce milieu très particulier, «l’espionnage horizontal». En Allemagne, Mata Hari était indubitablement en relation avec des personnages influents; mais en temps de guerre, difficile pour le C.E. français de savoir lesquels, comme de déterminer avec précision quelle sorte de relations elle entretenait avec eux. À n’en point douter (compte tenu du parcours de la courtisane), il s’agissait de conquêtes sans lendemain, mais nullement désintéressées…

Dans une lettre à Bouchardon, elle tenta de marchander sa libération du fond de sa cellule: «Si le capitaine Ladoux peut me faire donner ma liberté immédiate, et le permis de partir pour la Hollande, je lui donnerai dans un mois ce qu’il a demandé à connaître, et ce dont je ne sais actuellement rien: les détails de l’organisation de l’espionnage en France et à Paris. C’est cela qu’il désire savoir. Eh bien, qu’il me donne l’occasion de m’en occuper. Je ne suis pas au courant des secrets allemands, mais je peux les savoir». Encore une fois, il pouvait s’agir d’affabulation. Le détecteur de mensonges n’existait pas à l’époque… L’analyse graphologique de l’écriture de Mata Hari ne fut réalisée qu’une fois dans les années vingt. Voici ce que le spécialiste écrivit à son sujet, sans savoir à qui elle appartenait: «On ne saurait accorder sa confiance à une nature aussi versatile, agitée, trépidante, toujours prête à des déterminations extrêmes. C’est un caractère téméraire qui mesure mal l’obstacle, obscurément confiante dans son destin, passionnée et orgueilleuse. Sa nature très exaltée, exagérée, l’oblige à bâillonner la vérité, elle réalise le mensonge dans l’impulsion».

  • Deuxième conclusion à tirer au sujet de l’affaire Mata Hari: même si la danseuse était une célébrité, elle a été convaincue «d’intelligence avec l’ennemi  et ‒ au même titre que d’autres condamnées ‒ elle a été fusillée pour ses crimes… L’épargner uniquement parce qu’elle était célèbre, alors que d’autres, anonymes, étaient passées par les armes, aurait-il été toléré par la population française? Pourquoi aurait-elle bénéficié d’un traitement de faveur, au moment où les dirigeants français affirmaient haut et fort que l’heure était à un raidissement, seul gage de victoire? Le romancier cocardier Louis Dumur, contemporain de cette affaire, écrivit: «L’ouragan défaitiste qui soulevait la France continuait de souffler. Pouvait-on supposer qu’au moment où on jetait à Paris des suspects aux conseils de guerre et où on fusillait, derrière le front, de malheureux soldats coupables d’avoir cédé à un moment de défaillance (sic.), pouvait-on croire que l’espionne, prise sur le fait et condamnée à l’unanimité par ses juges militaires, avait une seule chance d’échapper à son châtiment?»

À la fin de l’instruction, Bouchardon dit à la danseuse, qui avait hâte de passer en jugement: «Il vaut mieux ne pas le faire maintenant; le mois dernier (juin 1917), nous avons vécu de pénibles moments. Les grèves, des mutineries dans l’armée. Les plaies ne sont pas refermées et les esprits encore chauds. Ne soyez pas pressée». La thèse du «complot» mené à l’arrière, thèse qui se répandait, exigeait bien sûr de frapper fort, au moment précis où l’Union sacrée se désagrégeait, et alors que l’armée française était convalescente après l’échec de l’offensive Nivelle et la crise des mutineries. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, un mois après l’exécution de Mata Hari, Clemenceau accèdera au pouvoir sur un programme jusqu’au-boutiste. Cette toile de fond, douloureuse et cruelle, née après trois années de guerre, est bien réelle, mais elle n’explique aucunement le sort réservé à la danseuse, ainsi que certains historiens l’ont écrit. Certes, plus que jamais en cette fin de 1917, il était important pour le gouvernement de prouver que l’arrière soutenait l’avant, et que la capitale n’était pas qu’un «repère d’embusqués», ainsi que les «Poilus» avaient tendance à le croire.

En 1917, Mata Hari était connue du plus grand nombre. Ce fut d’ailleurs la seule espionne pour qui un public passionné ‒ en raison de sa notoriété galante et artistique ‒ se posa la question de savoir si elle avait mérité la mort, ou si le conseil de guerre ne s’était pas trompé en statuant trop rapidement sur son sort... Des historiens (toujours les mêmes) ont prétendu qu’on avait voulu ‒ avec l’aide des journaux ‒ faire de la danseuse un bouc émissaire dont l’immolation, réclamée et attendue par les Français, pouvait asseoir la réputation des services de C.E. Pour ces derniers, il fallait frapper l’opinion et montrer leur efficacité. Or, avec Mata Hari, Ladoux avait tout à gagner: elle était «le fruit mûr» que tout service de propagande aurait rêvé de voir tomber. Pourtant, cette thèse est inexacte puisque la presse ne fut prévenue de l’arrestation de Mata Hari qu’à la fin de l’instruction de son procès. Ce n’est que le 24 juin 1917 que Le Petit Parisien publia un article sur le procès en cours, puis ce fut au tour d’autres journaux. Un journaliste, qui ne croyait pas en la culpabilité de celle qu’il dépeignait comme «une demi-mondaine écervelée» écrivit: «Mata Hari, une espionne! Cela, vraiment, ne semble pas possible».

Une note fut expédiée le 24 juillet pour prévenir la presse que le jugement de l’affaire se déroulerait à huis clos, par application de l’article 113, paragraphes 3 et 4 du Code de justice militaire ainsi rédigés: «Les séances sont publiques à peine de nullité; néanmoins, si cette publicité paraît dangereuse pour l’ordre et pour les mœurs, le conseil ordonne que les débats auront lieu à huis clos. Dans tous les cas, le jugement est prononcé publiquement, le conseil peut interdire le compte rendu de l’affaire; cette interdiction ne peut s’appliquer au jugement». Ainsi, si on avait réellement voulu faire de l’affaire Mata Hari une manipulation médiatique, les journaux auraient été prévenus bien avant pour que la capture de l’espionne serve de faire valoir aux services de C.E. La politique des services secrets, en matière de communication d’informations à la presse, échappait à ces considérations; elle n’avait pas évolué depuis 1916 et ne souffrira pas d’exception, même pour Mata Hari… Une note, transmise début 1916, stigmatisait le danger qu’il y avait à laisser publier les motifs des condamnations à mort d’espions et regrettait que les avertissements, communiqués à ce sujet à la «Direction générale des relations avec la presse», restassent sans effets. Une autre note de juin 1916 rappelait: «Afin de ne pas gêner l’instruction des affaires, les journaux devront garder le silence sur l’arrestation des personnes soupçonnées d’espionnage et de contrebande de guerre. Mais on pourra, sauf avis contraire et motivé de la justice militaire, laisser publier les sentences». 

L’affaire Mata Hari prenait même trop d’ampleur au goût des services secrets: le 29 juillet 1917, ils envoyèrent cette note au cabinet du ministre au sujet de son traitement par les journaux: «La publicité donnée au détail de cette affaire est nuisible à l’exécution du service de C.E.». Le 6 août 1917, tandis que la danseuse s’était pourvue en cassation, la «Section presse» du ministère de la Guerre répondit ceci aux récriminations du contre-espionnage: «Il est difficile, en pratique, d’obtenir que les journaux, même prévenus à l’avance, fassent le silence complet sur les questions d’espionnage et de contre-espionnage, alors surtout qu’une condamnation est intervenue, comme cela était le cas pour la femme Zelle, dite Mata Hari». Les censeurs étaient pourtant particulièrement attentifs: l’un d’eux écrivit: «Mata Hari: le bruit de son exécution court périodiquement; nous l’avons échoppé plus de dix fois». Ainsi ‒ et a contrario de ce que d’aucuns prétendent ‒, les circonstances dans lesquelles la danseuse a été confondue ont provoqué un excès de discrétion. Cela est compréhensible: lors du procès, la possibilité qu’avaient les Français de déchiffrer les télégrammes secrets ennemis était une information capitale; en conséquence, elle devait absolument être tenue secrète. Les Français ‒ qui ignoraient la volonté du S.R. allemand de sacrifier la danseuse ‒ ne savaient pas non plus que ses employeurs comptaient sur le fait que leur chiffre avait été percé… Rappelons que ce n’est pas avant la fin d’avril 1917 que Ladoux a transmis à Bouchardon le texte des 14 télégrammes compromettants pour Mata Hari, et encore le fit-il parce que, faute de preuves, elle pouvait être relaxée. Lors du procès, Paul Painlevé ‒ ministre de la Guerre ‒ prit la peine de rappeler l’impérieuse nécessité de maintenir cet avantage caché. Le 3 mai, Ladoux précisa de nouveau à Bouchardon l’enjeu consistant à garder le silence sur ce point, puisque le percement du code avait déjà permis l’arrestation d’espions et devait permettre d’en arrêter d’autres. Parallèlement, il fallait conserver un maximum de discrétion au sujet de ceux qui, quotidiennement, en France et à l’étranger, travaillaient dans le cadre des enquêtes de contre-espionnage, qu’ils soient policiers ou militaires. Le 15 octobre 1917, les services de censure reçurent enfin l’ordre d’interdire toutes les photographies détournées qui pourraient être prises lors de l’exécution de la danseuse. Rappelons qu’il n’y eut donc pas de photographe sur les lieux, et que les clichés qui circulent de-ci de-là ne sont que des reconstitutions d’après-guerre.

  • Troisième et dernière conclusion: celle que la littérature ou le cinéma ont voulu présenter comme «l’espionne la plus représentative du XXème siècle» était avant tout une aventurière et une prostituée… Aux yeux de ceux qui l’ont jugée, Mata Hari n’était «qu’une fille de petite vertu», personne peu recommandable pour la morale d’alors… Ses passages à Paris en 1915-1916 avaient encore été l’occasion pour elle de se prostituer dans des établissements du quartier de l’Étoile pour arrondir des fins de mois toujours difficiles, comme en témoigna le médecin de la Préfecture de police qui fit sa connaissance dans ces circonstances. Rappelons que Marguerite Zelle était une femme qui avait érigé le libertinage en mode de vie. Partout où elle se rendait, cette provocatrice était précédée par sa réputation sulfureuse… Et d’ailleurs, en 1917, son charme provenait moins de sa personne que de l’idée qu’on se faisait d’elle (et du parfum de scandale qui l’entourait). Pour le jury qui la condamna, elle était l’espionne idéale, utilisant ses charmes pour mieux trahir. Elle répondait parfaitement à tous les stéréotypes en la matière… Rappelons que, parmi les officiers qui formaient le 3ème conseil de guerre, figuraient un garde républicain et un gendarme, représentants d’un corps dont l’une des missions était justement «la répression de la prostitution», notamment comme «mesure de lutte contre l’espionnage».

En outre, pour une population qui souffrait et qui se privait depuis 1914, Mata Hari représentait la vie facile; elle incarnait aussi la tentative de ruine morale entreprise par l’Allemagne contre l’âme française… Étrangère, elle venait (au surplus) de la Hollande, un pays neutre honni par les Français puisqu’il ravitaillait secrètement l’Allemagne, contrariant ainsi son blocus économique et son affaiblissement. Aucun sentiment de pitié ne pouvait donc intervenir en sa faveur. Même devant ses juges, Mata Hari ne fit pas profil bas. Elle était orgueilleuse, possédant une idée très exagérée d’elle-même. Pire: elle affichait un désir immodéré de briller en société pour ce qu’elle était, c’est-à-dire une courtisane. Or, ce comportement - qui contrariait la morale bourgeoise de son temps ‒ était considéré comme odieux par la majorité des gens… Le médecin de la Préfecture de police de Paris, présent à l’exécution, entendit cette phrase, juste après la fusillade: «C’était une coquine, on a bien fait de s’en débarrasser». Et d’écrire dans ses souvenirs: «On peut affirmer que la fin de la danseuse n’a retiré du monde aucune victime nouvelle; mais, au moins, elle a mis un terme à l’exécrable carrière de cette femme sournoise et cruelle». Comme le déclara Bouchardon, tandis qu’on détachait le corps sans vie de Mata Hari du poteau d’exécution: «Même innocente, il fallait qu’elle disparaisse». En 1953, néanmoins, l’ex-capitaine, soucieux de justifier ses actes passés, écrivit dans ses Souvenirs: «Féline, souple et artificieuse, habituée à se jouer de tout et de tous sans scrupules, sans pitié, toujours prête à dévorer des fortunes ‒ dussent ses amants, ruinés, se brûler la cervelle ‒ elle était ʺl’espionne néeʺ et elle le fit bien voir». En 1947, le procureur général Mornet déclara à un journaliste: «Dans ce qu’on reprochait à Mata Hari, il n’y avait pas de quoi fouetter un chat». Il ajouta encore: «Elle n’était nullement ce personnage démoniaque que certains ont dit, une sorte de génie de l’espionnage et du mal, et pas davantage l’innocente condamnée à tort pour je ne sais quelles raisons d’État. Une courtisane, une simple courtisane, comme tant d’autres, mais âpre au gain!».

Mata Hari, un subtil mélange des genres, semble-t-il, au point in fine de ne plus très bien se rappeler, dans l’inconscient collectif, le motif réel de sa condamnation à mort: espionnage ou dépravation ?

 

Lieutenant-colonel, docteur en histoire, Olivier LAHAIE a été plusieurs années chef du département histoire et géographie à Saint-Cyr après un passage au Service historique de l’armée. Il sert actuellement au Centre d’études stratégiques de l’armée de Terre; il est également chercheur associé au centre de recherches des Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan.

 

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Titre : Mata Hari, ou le badinage fatal 2/2
Auteur(s) : Lieutenant-colonel Olivier LAHAIE
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