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Mata Hari, ou le badinage fatal

Cahiers de la pensée mili-Terre
Histoire & stratégie
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Mata Hari… Il y a 100 ans, à quelques mois près, la plus célèbre espionne de la Grande Guerre était arrêtée, condamnée et exécutée. Lequel des lecteurs des Cahiers ne s’est jamais intéressé à l’histoire et à la vie de cette femme hors du commun, aux écrits ou aux films qu’elle a inspirés? Mais comme le souligne l’auteur de cet article, la réalité a été tellement travestie au fil des années qu’il est aujourd‘hui difficile de démêler le vrai du faux dans le parcours de cette aventurière.

Nous remercions donc chaleureusement le Lieutenant-colonel Lahaie, contributeur fidèle des Cahiers, de rétablir dans cet article la vérité, grâce à un rigoureux travail de recherche historique.


Mata Hari… Rarement une affaire d’espionnage aura suscité autant d’écrits et de débats contradictoires, de passion même. Le destin de la danseuse hollandaise a été source de récits tellement fantaisistes qu’il est bien difficile ? encore aujourd’hui ? d’y voir clair. Fort heureusement, le dossier du 3ème conseil de guerre qui l’a jugée a été intégralement conservé au Service historique de la Défense (château de Vincennes). Nous nous en sommes servis pour revenir aux faits eux-mêmes. Nous avons aussi fait appel aux témoignages les plus dignes de foi pour percer les motivations de Mata Hari. Pour retourner aux sources de la vérité, il conviendra donc, en premier lieu, de rétablir une chronologie exacte de ce qui fut ? disons-le dès à présent ? un flagrant délit d’espionnage, pour répondre au final à la question que d’aucuns persistent à se poser contre vents et marées : «A-t-on fait fusiller une innocente ? vedette internationale et prostituée de luxe ? dans le but de servir de faire-valoir aux services de contre-espionnage (C.E.) français» ?

 

De Margaretha Geertruida Zelle à Mata Hari

 Margaretha Geertruida Zelle est née le 7 août 1876 à Leeuwarden en Hollande. À 18 ans, elle se marie avec un officier de la marine néerlandaise, de 19 ans son aîné, Rudolf Mac Leod, avec qui elle part vivre dans l'est de l'île de Java. Elle y apprend quelques mots de javanais et s’initie aux danses locales. Deux enfants naîtront, dont l’un décèdera en 1899. En 1902, le couple revient à La Haye et se sépare. En novembre 1903, Marguerite Zelle arrive à Paris. Elle se fait appeler «Lady Mac Leod» et, pour survivre, se fait entretenir, mi-courtisane, mi-prostituée…

Début 1905, elle commence à composer son rôle de danseuse orientale. Émile Guimet, orientaliste fortuné, l'invite à venir danser dans la bibliothèque du musée qu’il a fondé, transformé en temple hindou pour l'occasion. Sous le pseudonyme de «Mata Hari» ? ce qui signifie «soleil levant» en malais ? elle y triomphe dans un numéro mi-érotique, mi-exotique. Élancée, ténébreuse et sensuelle, elle apparaît quasiment nue devant son public. Elle ose tout dans cette société du premier XXème siècle encore extrêmement rigoriste... Les hommes sont envoutés. Devant son succès parisien, Gabriel Astruc devient son imprésario. Elle se produit à l'Olympia en août 1905; l’artiste gagne alors 10.000 francs par spectacle. Vêtue de somptueuses tenues orientales, tout autant imaginaires que légères, elle parcourt ensuite les capitales européennes, guettée par les journalistes qui se délectent de ses confidences, prenant pour argent comptant ses multiples inventions sur son passé. Véritable courtisane, elle aime fréquenter les officiers et les hommes politiques, se préoccupant peu de leur nationalité (ce qui lui sera reproché lors de son procès). En 1907, elle séjourne à Berlin et devient l’amante du Lieutenant Alfred Kiepert. Il l’oblige à arrêter ses spectacles. Ils finissent par se séparer. Revenue à Paris, la carrière de Mata Hari peine à redémarrer; endettée, elle en est réduite à jouer dans des spectacles plus populaires et n’hésite pas se prostituer dans des maisons closes. En février 1914 à Berlin, un membre du service de renseignements (S.R.) allemand lui propose déjà de l’engager. Elle revient en France… Fin juillet, l’artiste se rappelle au bon souvenir de son ex-amant Adolphe Messimy, alors ministre de la Guerre… Le déclenchement du conflit finit de la ruiner. En septembre, elle rentre en Hollande.

 

L’espionne «H. 21»

 

En décembre 1914, à La Haye, Carl Krämer ? consul général d’Allemagne et intermédiaire du service secret ? engage Mata Hari. Vedette de spectacle, polyglotte, elle voyage beaucoup et sera donc moins suspectée de se rendre d’un pays à l’autre… Elle accepte 30.000 marks pour rapporter des informations de France. En janvier 1915, le contre-espionnage français qui la suit s’inquiète de ses activités; mais on ne relève aucun grief contre elle. Elle vend son hôtel luxueux de Neuilly-sur-Seine et choisit de retourner à La Haye vivre une vie plus modeste.

 

En novembre, Krämer se rend chez Mata Hari et lui propose encore 20.000 francs pour ramener des renseignements de Paris. Elle accepte, devenant cette fois officiellement l’agent «H. 21». Elle reçoit trois fioles (une encre secrète et ses révélateurs) pour rédiger ses rapports. Mata Hari s’embarque pour la France, via l’Angleterre. Lorsque son bateau est arraisonné par les Anglais, elle jette ses fioles par-dessus bord. On la force à débarquer à Folkestone pour être interrogée par le «MI 5»[1] qui désire connaître son identité véritable. On la libère. Le 3 décembre, elle est à Paris et fréquente nombre d’officiers, ainsi que le marquis Pierre de Clergerie qui chiffre les messages du Quai d’Orsay. Inutile de préciser qu’elle est filée par les inspecteurs de la Sûreté générale…

Le 10 janvier 1916, Mata Hari opte pour le retour en Hollande via Barcelone et Lisbonne. En Espagne, elle est conjointement surveillée par les Anglais et les Français… En février, un rapport du «MI 5» s’inquiète de la personnalité trouble de la danseuse. 

 

Revenue dans son pays, Mata Hari est accueillie par Krämer; elle lui livre quelques potins, glanés dans la capitale... En avril, le Colonel Nicolaï (chef du S.R. allemand) étudie le dossier de Mata Hari. Elle passe pour être «un agent médiocre» dont la formation doit être «reprise, si l’on souhaite en tirer quelque chose». La première semaine de mai, elle suit donc un entraînement spécifique à Francfort, obtenant des résultats passables. Sa formatrice raconte: «Elle possédait une étonnante facilité d’adaptation, mais n’avait aucune disposition pour les choses de l’espionnage. Superficielle dans ses observations, intempestive dans ses rares initiatives, inconséquente et passive dans les grandes occasions, elle se montra toujours incapable d’assimiler les données essentielles des encres sympathiques et du chiffrage». «H. 21» est renvoyée à Paris, nantie d’une rétribution de 15.000 francs. Le 17 juin, elle arrive à pied d’œuvre; la danseuse, suspecte, est filée en permanence par la police et le contre-espionnage militaire… Elle ne mène pas grand train, et on note qu’elle fréquente énormément d’officiers franco-britanniques.

 

Un mois plus tard, un rapport apprend au Capitaine Georges Ladoux ? chef de la «Section de centralisation des renseignements»[2] ? que Mata Hari a l’intention de se rendre en cure à Vittel, mais qu’elle craint de ne pas obtenir les autorisations nécessaires.

 

Ladoux songe à lui proposer de faciliter ses démarches, souhaitant la retourner pour en faire un agent double. Le 31 juillet, «la femme Zelle» (comme spécifié dans les rapports de filature) se voit refuser son laissez-passer pour se rendre à Vittel; en effet, la ville est située dans la zone des armées et abrite un aérodrome… On lui conseille de se rendre au «Bureau des étrangers» au 282, boulevard Saint-Germain, adresse qui abrite aussi le bureau de Ladoux. Le 1er août, se produit la première rencontre entre Mata Hari et le capitaine. Il lui propose de l’engager. Elle ne se prononce pas sur cette proposition, se contentant de demander un laissez-passer pour Vittel (ce que Ladoux refuse).

 

La Hollandaise visite Pierre de Margerie[3] pour lui demander conseil sur un engagement potentiel au sein des services secrets français; celui-ci tente de l’en dissuader.

 

Les choses pourraient dès lors en rester là ? et les plans de Ladoux s’effondrer sur eux-mêmes ? si, parfois, le destin ne se manifestait pas… En effet, le 3 août, Mata Hari rencontre celui qui va être son dernier amour et, sans aucun doute, un personnage déterminant pour la suite des événements. Il s’agit du Capitaine Vadim Massloff, officier au 1er régiment spécial russe, et qui a vingt ans de moins qu’elle. Le 8, la danseuse retourne voir Ladoux. Si elle parvient à partir pour Vittel, Massloff ? qui, blessé, est en convalescence à Châlons-sur-Marne ? pourra venir la voir. Elle consent donc à réfléchir à la proposition de Ladoux. Le 28, Mata Hari obtient son permis de séjour dans la zone des armées. 

 

Le 1er septembre, c’est toujours étroitement surveillée qu’elle descend au «Grand Hôtel des Bains». Le 16, elle revoit Ladoux à Paris; elle lui confirme qu’elle accepte de travailler pour lui en Allemagne ou en Belgique occupée: «Je fréquenterai l’état-major allemand en Belgique. Je n’ai pas l’intention de traîner là-bas pendant plusieurs mois dans de petites affaires. Je ferai un grand coup, un seul, puis je m’en irai. Je demande un million». Le tarif est élevé, mais Ladoux paraît le trouver acceptable. Il lui déclare cependant: «Si vous nous trahissez, vous apprendrez que nous le savons devant le conseil de guerre». Troublée, la danseuse quitte son bureau sans prendre la peine de demander une avance, alors qu’elle est sans un sou. Pour financer son déplacement, elle a l’audace de demander 5.000 francs aux services secrets du Reich, sous la forme d’un chèque qu’elle retirera au Comptoir d’escompte!

 

Le 17 octobre, Mata Hari se rend dans les locaux de la Section de centralisation des renseignements (S.C.R.) et, le soir, envoie un télégramme à Ladoux. Elle en expédie un second le 19. Les 20, 23, et 31, elle retourne dans les bureaux de la S.C.R.

 

Le 4 novembre, Mata Hari touche son chèque, expédié par sa domestique chez le consul des Pays-Bas à Paris. Le lendemain, elle prend le train pour Madrid. Sur place, l’attaché militaire allemand von Kalle lui remet encore une somme de 3.500 pesetas. Enfin, le même attaché, dans un radiogramme à ses chefs, les informe que, dès son imminent retour à Paris, «l’agent H. 21 désire recevoir, sans délai, par l’intermédiaire de sa domestique Anna Lintyens, du consul d’Allemagne à Amsterdam et du consul de Hollande à Paris, un autre chèque de 5.000 francs». Le 9, le bateau de Mata Hari ? qui est en route pour la France ? est dérouté sur Falmouth par les Britanniques; elle est interrogée par la «Special Branch» de «Scotland Yard». Le C.E. semble la prendre pour une certaine Clara Bénédix, autre espionne ennemie… Elle confie aux enquêteurs qu’elle fait partie des services secrets belges et français. Consulté par télégraphe, Ladoux nie connaître la danseuse et demande à ce qu’elle soit refoulée vers l’Espagne. Le 21, Mata Hari quitte Liverpool; elle arrive à Madrid le 8 décembre. Sur place, elle est en permanence suivie par des agents de la Sûreté. Elle écrit à Ladoux pour lui raconter ses déboires, puis à Kalle, l’attaché allemand; elle sollicite de ce dernier une entrevue, qu’elle obtient. Elle lui fournit de faux renseignements et lui demande encore 10.000 francs (que Kalle ne lui verse pas). En soirée, elle envoie un compte-rendu à Ladoux.

 

Le 11, la danseuse confie au Colonel Denvignes - attaché militaire français à Madrid ? qu’elle travaille pour le S.R. français et lui raconte sa visite chez Kalle. Deux jours plus tard, l’attaché allemand entame un curieux échange de télégrammes avec Berlin… S’il rend compte de ses tractations avec Mata Hari et demande des instructions, il utilise un code secret périmé que le service secret allemand sait avoir été percé par les Français. Par ailleurs, sans nommer expressément Marguerite Zelle, il donne une série de détails permettant à des enquêteurs de pouvoir remonter jusqu’à elle. Or, ces messages, captés par la station TSF de la Tour Eiffel, serviront ultérieurement à confondre l’espionne… Le 13, Kalle en expédie deux. Le 23, un troisième télégramme est également intercepté par les Français: d’autres indices sont encore mis à la disposition du C.E; le plus fort, c’est qu’il arrive à Kalle en provenance du ministère des affaires étrangères de Berlin!

Sans savoir tout ceci, Mata Hari retourne voir Kalle; elle touche de lui 3.500 pesetas. Le soir même, elle écrit une longue lettre à Denvignes en donnant des renseignements qu’elle dit avoir soutirés à l’attaché allemand. Le 26, Kalle télégraphie encore à Berlin pour rendre compte du versement de la somme à «H. 21». En prévision du déplacement de la danseuse sur Paris, il commet une indiscrétion supplémentaire qui identifie un peu plus l’agent.

 

Deux jours plus tard, Mata Hari demande à Kalle de faire expédier 5.000 francs au Comptoir d’escompte de Paris. Une fois de plus, l’attaché en rend compte immédiatement à Berlin et précise que l’arrivée de «H. 21» en France est imminente. Et évidemment, le texte de la communication est capté par la Tour Eiffel…

 

Le 2 janvier 1917, Mata Hari quitte Madrid; le 4, elle est à Paris. En soirée, elle se rend au ministère de la Guerre pour tenter de voir Ladoux: c’est un échec. Le 5, Berlin s’inquiète auprès de Kalle d’un rapport secret de «H. 21» qui ne lui est pas parvenu. Sur ces entrefaites, Mata Hari retourne au 282, Boulevard Saint-Germain et demande à voir Ladoux. On lui répond qu’il est absent. Même réponse le lendemain. Le 7, elle parvient à être reçue. Ladoux met en doute la valeur des informations transmises par ses soins depuis Madrid. Et quand elle demande à être payée, il refuse. Une semaine plus tard, elle lui écrit, se proposant encore une fois pour accomplir une mission: «Que voulez-vous de moi? Je suis disposée à faire tout ce que vous désirez, je ne demande pas vos secrets, je ne veux pas connaître vos agents; je suis une femme internationale; ne discutez pas mes moyens, ne gâtez pas mon travail par des agents secrets qui ne peuvent pas comprendre».

 

Le 16, Mata Hari se fait expédier de Hollande, par l’intermédiaire de sa servante, 5.000 francs, qu’elle empoche chez le consul général de Hollande à Paris. Dans la soirée, elle renoue avec un ancien amant; il écrira plus tard: «J’ai gardé de Mata Hari un souvenir bizarre. Les qualités et les défauts formaient un mélange singulier chez cet être complexe. Elle alliait les ruses d’un animal sauvage à d’étranges naïvetés. Elle était vaniteuse et spontanée, prodigue et cupide, secrète et loquace, volontaire et fantasque, avide de domination, assoiffée de jouissance et dépourvue de tout scrupule. L’instinct primait de beaucoup en elle l’intelligence, qui était médiocre. Elle vivait de chimères. Elle se laissait guider par son imagination, et c’est ce qui la perdit».

 

Le 3 février, Massloff la rejoint à son hôtel et lui apprend que le C.E. russe a contacté son colonel pour qu’il cesse de la fréquenter. En cette occasion, Mata Hari a été qualifiée de «personne dangereuse» (ce qu’elle nie devant son amant). En manque d’argent, elle quitte le «Plaza» pour l’«Élysée-Palace». Puisque les rapports de filature n’ont rien donné et que la danseuse est sur le point d’obtenir son visa pour la Hollande, Ladoux décide de la faire arrêter. Le 10, une lettre de Lyautey, ministre de la Guerre, désigne Mata Hari au gouverneur de Paris comme étant une espionne. Un ordre d’informer, émanant du gouvernement militaire de Paris est transmis au Capitaine Bouchardon ? rapporteur près le 3ème conseil de guerre ? qui va délivrer le mandat d’amener. Le commissaire spécial Albert Priolet, du camp retranché de Paris, est chargé de l’arrestation.

 

De l’arrestation à l’exécution (13 février 1917-15 octobre 1917)

 

Le 13 février se produit l’arrestation de la danseuse; l’acte d’accusation est le suivant: «Avoir, à l’étranger et en France, entretenu des intelligences avec les agents d’une puissance ennemie dans le but de favoriser les entreprises de cette puissance, répondre du crime d’avoir communiqué à celle-ci de nombreux documents et renseignements sur la politique intérieure de la France et l’offensive du printemps de 1916».

 

Le 6 mars, un nouveau télégramme, expédié de Berlin à Madrid, conforte encore l’idée de la culpabilité de Mata Hari chez les Français. Le 11 avril, Ladoux prévient Bouchardon que pour la confondre, il est en mesure de transmettre à la justice des preuves à charge «incontestables»; il précise cependant qu’il préférerait qu’elle passe autrement aux aveux. Bouchardon presse donc l’espionne de questions; qu’à cela ne tienne! Cette dernière nie férocement faire partie du service secret adverse, affirme ne pas avoir fourni de renseignements à Kalle. Elle prétend que les chèques, encaissés par elle au Comptoir d’escompte, proviennent tous d’un ancien amant.

 

Le 23, Maître Clunet, son avocat, écrit à Bouchardon pour la faire relaxer; en effet, sa cliente est enfermée depuis deux mois, sans qu’aucune preuve n’ait été trouvée contre elle… Avant que sa relaxe intervienne, Ladoux décide de produire le texte des télégrammes captés par la Tour Eiffel. L’affaire s’éclaire d’un seul coup… Le 1er mai, Bouchardon prouve à Mata Hari qu’elle est «H. 21», télégrammes à l’appui. Elle nie tout d’abord qu’il s’agisse d’elle, mais devant l’accumulation de preuves et le luxe de détails qui la désignent presque aussi clairement que si elle était nommée, elle s’effondre. Le 13, Mata Hari est mise en présence de Ladoux. Le 21, elle passe aux aveux (tout en mentant sur un certain nombre de points compromettants). Le lendemain, deuxième confrontation avec Ladoux; il soutient ne pas l’avoir engagée, déclarant devant Bouchardon: «Un agent est engagé quand il a reçu une mission, un numéro d’ordre, des moyens de communication et de l’argent. On ne peut confier une mission à un agent que quand on est sûr de lui. Mac Leod m’était très suspecte». Devant le magistrat instructeur, le chef du C.E. justifie sa ligne de conduite par la volonté de confondre un faux agent double… Le 23, Bouchardon piège Mata Hari. Elle reconnaît avoir fourni des renseignements au S.R. ennemi, déclarant: «En tout cas, je n’ai fourni aucun renseignement militaire!». Elle est donc réellement une espionne, de faible envergure certes, mais une espionne tout de même, ainsi que le laisse transparaître un télégramme de Berlin: «Pourrait mieux faire». Une semaine plus tard, Mata Hari est encore confrontée à Ladoux; ce dernier lui propose de livrer ses complices en France pour sauver sa tête, proposition que la danseuse repousse... Le 21 juin, l’instruction du procès Mata Hari s’achève; Bouchardon aura interrogé la prévenue dix-sept fois.

 

Le 24 juillet, le procès s’ouvre par la défense de l’accusée. Bon nombre des protagonistes dont les noms vont être cités sont absents… La plupart sont d’anciens amants, tel Messimy, et craignent pour leur réputation. Ladoux et le Lieutenant-colonel Goubet (son supérieur hiérarchique) peuvent développer à loisir leur version des faits: ils sont convaincus que Mata Hari est une espionne de haut vol et vont tout faire pour en convaincre le jury. Le 25 ont lieu le réquisitoire et la plaidoirie. Le procureur général n’est autre qu’André Mornet, celui-là même qui jugera le Maréchal Pétain en 1945. Reconnue coupable des huit charges pesant sur elle pour «espionnage» et «intelligences avec l’ennemi», Mata Hari ne peut être que condamnée à mort… Son avocat contre-attaque, mais le 17 août, son pourvoi en révision est rejeté. Le 27 septembre, le jugement est confirmé par la Cour de cassation. L’ambassadeur de Hollande à Paris demande à ce que la peine soit commuée, mais le gouvernement français affirme que les preuves à charge sont accablantes… De son côté, Poincaré refuse la grâce présidentielle. Le 15 octobre, tandis qu’on tire Mata Hari de son sommeil et qu’on lui annonce son exécution immédiate, elle s’écrie: «Ce n’est pas possible! Ce n’est pas possible… Oh! Ces Français! Á quoi bon ça va leur servir de m’avoir tuée; si encore ça leur faisait gagner la guerre... Ah! Ils verront! C’était bien la peine que je fasse tant pour eux, et pourtant je ne suis pas française». Á la question: «N’avez-vous aucune révélation à faire?», posée à tous les condamnés sur le point d’être exécutés, «H. 21» répond: «Aucune. Et si j’en avais, vous pensez bien que je les garderais pour moi!». Á 06h15 précises, Mata Hari est passée par les armes sur le polygone de Vincennes, lieu d’exécution des espions dans la capitale.

 

Trois conclusions à tirer de l’affaire Mata Hari…

 

  • Première conclusion: même si elle était une espionne médiocre, Mata Hari travaillait bien pour les Allemands… Dans un article d’après-guerre, l’ex-adjoint du chef des S.R. allemands a écrit: «On a inventé des fables sans nombre sur le service secret allemand; il aurait accompli les performances les plus impossibles et commis d’innombrables forfaits. Des cas comme celui de la malheureuse danseuse Mata Hari ? qui d’ailleurs n’a, en réalité, rien fait pour le service d’information allemand ? ont été singulièrement exploités. Elle n’était bonne à rien!». Son ancienne formatrice à Francfort appuie cette opinion: «H. 21 n’a pas nui à la France. Pas une des nouvelles qu’elle nous a envoyées n’était utilisable; ses informations n’avaient pour nous aucun intérêt politique ou militaire. Son destin est tragique puisqu’elle est morte pour rien». Revenir en France en janvier 1917 ? tandis qu’elle se savait surveillée et suspectée ? est d’ailleurs une attitude qui témoigne qu’elle était soit imprudente, soit totalement inconsciente des risques qu’elle prenait… En revanche, dans un livre édité à Berlin en 1933, on peut lire: «Mata Hari a fait de grandes choses pour l’Allemagne. Elle était parfaitement instruite des choses militaires. Son éducation avait été faite parmi les meilleurs spécialistes de notre S.R. Elle était prudente et habile. Aucun des hommes qui la fréquentaient n’a jamais pu concevoir le moindre soupçon de ce que tramait l’espionne la plus dangereuse que l’Allemagne possédait à son service». Il y a certainement de l’exagération dans chacun de ces avis... Mata Hari était assurément une courtisane, une mythomane aussi, mais surtout une espionne néophyte. Autre défaut, elle n’était aucunement fidèle à ses employeurs (quels qu’ils soient), puisqu’uniquement motivée par l’appât du gain.

 

Ladoux finit par l’admettre en 1932: «Mata Hari était un soldat de l’Allemagne qu’elle a servie par orgueil ou par haine de notre race, plus encore par intérêt (et, fort heureusement pour nous, sans beaucoup de métier). Son éducatrice a dit d’elle dédaigneusement que celle-ci n’a pas rendu les services qu’on attendait, que c’était un obus inutile… un obus qui ne tue pas!». C’est d’ailleurs l’avis d’un rapport secret, rédigé dès 1916 à Düsseldorf, qui la dépeignait comme «une espionne n’ayant jamais espionné personne», et surtout «trop payée pour le travail effectué»! Tout bien considéré, la danseuse-espionne ne s’est jamais conduite de manière appropriée, puisque c’était une femme qui ne supportait pas de passer inaperçue. Certes, elle possédait certaines des qualités requises pour être un agent redoutable, mais elle avait un défaut capital: elle se faisait remarquer trop facilement partout où elle allait; or ce travers constituait une grave menace pour sa sécurité. Son utilisation était donc très dangereuse puisque, par ses frasques et sa cupidité, elle se mettait en position d’être confondue et arrêtée à tout moment. Ses incessants besoins d’argent en faisaient une proie rêvée pour les contre-espions alliés. En cas d’arrestation, pouvait-on compter sur son mutisme? Nullement, car elle était «tout»… sauf fidèle! Bref, elle n’a rien apporté aux services secrets berlinois, si ce n’est des complications.

 

Un témoignage capital et cependant peu connu, recueilli par un journaliste français en 1936, mérite ici d’être cité, car il facilite la compréhension de certains éléments obscurs de cette affaire. Voici ce que déclara un des anciens membres du S.R. allemand, en poste à Madrid pendant la guerre: «Non seulement Mata Hari ne nous rendit aucun service, mais je peux vous affirmer que nous-mêmes envisageâmes, fin 1916, de la faire disparaître, convaincus qu’elle nous dupait et était l’une de vos indicatrices. Elle avait malheureusement de hautes amitiés en Allemagne, et la supprimer nous parut risqué. Toute l’histoire des télégrammes déchiffrés par vous fut truquée depuis le début… En réalité, nous lançâmes la danseuse dans un traquenard, préférant qu’elle fût fusillée par vous que par nous. C’est une fin que l’on réserve souvent aux agents doubles. On les brûle et on les fait exécuter par l’adversaire. Comment pouvez-vous penser que nous aurions rédigé nos télégrammes de si explicite manière si nous n’avions pas cherché à perdre la Hollandaise?»

 

Le journaliste: «Ils étaient chiffrés».

 

L’Allemand: «Oui, mais nous savions que vous aviez découvert notre chiffre, puisque depuis quinze jours nous en avions changé et que l’ancien chiffre ne fut utilisé que pour cette unique occasion».

 

Mais peu importe finalement pourquoi et comment Mata Hari fut confondue… Malgré ses piètres qualités, Mata Hari était bien un agent du Reich: le 23 mai 1917, la danseuse avouait avoir transmis des renseignements à l’Allemagne contre rémunération. Certes, ce n’était pas des renseignements purement «militaires», tout juste des informations de type diplomatique, à la limite même du «potin de salon»... Mais à l’époque, la loi militaire condamnait les personnes s’étant rendues coupables «d’intelligences avec l’ennemi» à la même peine que les espions, c’est-à-dire à la peine capitale. Mata Hari était donc «légitimement coupable», au vu de la législation militaire française et, comme telle, elle a été fusillée. C’est ce que son défenseur a senti, écrivant en 1919: «Mata Hari n’était pas innocente, mais non coupable au point de mériter la mort»; mais l’avocat exprimait son propre avis, ne prenant pas en compte le régime d’exception mis en place avec la guerre pour faits «d’espionnage» ou «d’intelligences avec l’ennemi». Qu’on s’en persuade, il ne s’agissait pas là d’un acharnement spécifique au cas Mata Hari: pendant le conflit, la peine capitale fut pareillement appliquée aux agents français découverts en Allemagne... Pour Bouchardon, en revanche, l’affaire était «claire comme de l’eau de roche»; pour la résumer, elle ne fut pour lui qu’un flagrant délit, une banale affaire d’espionnage purement commercial, comme tant d’autres cas pendant la Grande Guerre… Rappelons que la démarche volontaire de la danseuse pour entrer dans le monde ? sans pitié ? du renseignement ne s’est pas faite de façon désintéressée. Lorsque le magistrat récapitula le total des sommes reçues des Allemands, il aboutit à 34.000 francs, dont 14.000 perçus entre novembre 1916 et janvier 1917 (c’est-à-dire au moment où la danseuse était censée travailler pour la France). Or, ces fonds provenaient exclusivement du S.R. allemand, et ne pouvaient être le tarif de ses faveurs, ainsi qu’elle se plaisait à le répéter. Et quand elle déclara s’être ingéniée à berner Kalle, Bouchardon lui fit remarquer que Berlin n’avait jamais signalé que «H. 21» était un traître, raison pour laquelle l’attaché avait continué de la payer. Lorsqu’on sait qu’à l’époque, les «bons renseignements» pouvaient être achetés entre 20.000 et 30.000 francs par les Allemands, cela tendait à prouver que pour ses employeurs, Mata Hari était une espionne «dans la norme». 

 

Cette affaire fut assurément une affaire importante pour le contre-espionnage français car, en temps de guerre, la trahison n’a pas la même valeur. Membre du S.R. allemand, Mata Hari avait parallèlement accepté de travailler pour les Français, espérant gagner un million de francs pour son propre compte; or, il n’y a pas de pire danger qu’un agent double auquel on ne peut se fier en raison de sa vénalité: il peut masquer les activités d’agents ennemis qu’il est censé combattre; il connaît aussi les agents que l’on suspecte et peut les avertir; enfin, il est en mesure de surprendre les secrets du service d’espionnage qui l’a enrôlé et les communiquer à son véritable employeur… Les services français auraient-ils pu prendre le risque d’enrôler la danseuse malgré tout? Certainement pas, et ils n’avaient aucune raison de le faire. Mata Hari avait beau promettre de réussir «le coup du siècle», elle affabulait à chaque phrase: dès lors, comment lui témoigner la moindre confiance?

 

Même pendant l’instruction de son procès, tandis qu’elle aurait dû «jouer franc jeu» pour espérer sauver sa tête, Mata Hari a menti sur de nombreux points, points que ? malheureusement pour elle ? le déchiffrement des télégrammes allemands avait mis en lumière. D’abord, elle n’a pas été engagée dans le service secret du Reich en mai 1916, puisqu’à cette date elle avait déjà deux missions en France à son actif; ensuite, renvoyée en mission en France par les Allemands, elle n’a pu que faire mine d’entrer au service de Ladoux.

 

De son côté, Ladoux ? convaincu de sa duplicité ? a feint de l’engager pour mieux la piéger. Il savait qu’elle transmettait des informations aux Allemands et ne pouvait s’y fier.

 

Sans s’en douter, Mata Hari s’est donc mise en péril en acceptant de servir les deux camps par cupidité. Le S.R. français avait la conviction que la danseuse avait tenté de l’abuser… Le 24 mai 1917, la déposition du Lieutenant-colonel Goubet en témoigna.

 

Pour Ladoux, qui n’avait pas vraiment voulu «retourner» MataHari et l’engager dans son service, il s’agissait de démontrer qu’elle était une prise majeure. Il défendit ce point de vue afin de mieux dissimuler les propositions d’enrôlement qu’on aurait pu lui reprocher; il déclara que la danseuse était un agent de l’Allemagne, et cela depuis longtemps. «Ce qui m’a surpris, dit-il, c’est son initiale, le «H», que nous n’avons jamais rencontré depuis la guerre parmi les agents en activité. J’en ai été amené, sans pouvoir rien conclure, à me demander si ce n’était pas une initiale d’avant la guerre».

 

Pour Bouchardon, il y avait peu de preuves, mais elles étaient de poids et soutenues par tout un faisceau de présomptions… Parmi les pièces à conviction saisies dans la chambre d’hôtel de la danseuse, figuraient par exemple un tube contenant du bi-iodure de mercure et de l’iodure de potassium, substances que la danseuse affirmait utiliser comme «préservatif», mais qui pouvaient servir de révélateurs à une encre secrète. Il y avait aussi des comprimés espagnols d’oxycyanure de mercure, antiseptique délivré uniquement sur ordonnance en France. Une fois dilués, ils constituaient «une encre sympathique à l’abri des investigations courantes», ainsi que l’écrivit un expert chimiste. Et puis il y avait le courrier qui transitait par la valise diplomatique hollandaise (non «pour gagner du temps», comme le prétendait Mata Hari, mais pour échapper au contrôle postal), de même que tous ces officiers alliés qu’elle avait aguichés. Bouchardon la soupçonnait de recueillir des confessions sur l’oreiller et de pratiquer ce que l’on appelle, dans ce milieu très particulier, «l’espionnage horizontal». En Allemagne, Mata Hari était indubitablement en relation avec des personnages influents; mais en temps de guerre, difficile pour le C.E. français de savoir lesquels, comme de déterminer avec précision quelle sorte de relations elle entretenait avec eux. À n’en point douter (compte tenu du parcours de la courtisane), il s’agissait de conquêtes sans lendemain, mais nullement désintéressées…

 

Dans une lettre à Bouchardon, elle tenta de marchander sa libération du fond de sa cellule: «Si le capitaine Ladoux peut me faire donner ma liberté immédiate, et le permis de partir pour la Hollande, je lui donnerai dans un mois ce qu’il a demandé à connaître, et ce dont je ne sais actuellement rien: les détails de l’organisation de l’espionnage en France et à Paris. C’est cela qu’il désire savoir. Eh bien, qu’il me donne l’occasion de m’en occuper. Je ne suis pas au courant des secrets allemands, mais je peux les savoir». Encore une fois, il pouvait s’agir d’affabulation. Le détecteur de mensonges n’existait pas à l’époque… L’analyse graphologique de l’écriture de Mata Hari ne fut réalisée qu’une fois dans les années vingt. Voici ce que le spécialiste écrivit à son sujet, sans savoir à qui elle appartenait: «On ne saurait accorder sa confiance à une nature aussi versatile, agitée, trépidante, toujours prête à des déterminations extrêmes. C’est un caractère téméraire qui mesure mal l’obstacle, obscurément confiante dans son destin, passionnée et orgueilleuse. Sa nature très exaltée, exagérée, l’oblige à bâillonner la vérité, elle réalise le mensonge dans l’impulsion». 

 

  • Deuxième conclusion à tirer au sujet de l’affaire Mata Hari: même si la danseuse était une célébrité, elle a été convaincue «d’intelligence avec l’ennemi  et ? au même titre que d’autres condamnées ? elle a été fusillée pour ses crimes… L’épargner uniquement parce qu’elle était célèbre, alors que d’autres, anonymes, étaient passées par les armes, aurait-il été toléré par la population française? Pourquoi aurait-elle bénéficié d’un traitement de faveur, au moment où les dirigeants français affirmaient haut et fort que l’heure était à un raidissement, seul gage de victoire? Le romancier cocardier Louis Dumur, contemporain de cette affaire, écrivit: «L’ouragan défaitiste qui soulevait la France continuait de souffler. Pouvait-on supposer qu’au moment où on jetait à Paris des suspects aux conseils de guerre et où on fusillait, derrière le front, de malheureux soldats coupables d’avoir cédé à un moment de défaillance (sic.), pouvait-on croire que l’espionne, prise sur le fait et condamnée à l’unanimité par ses juges militaires, avait une seule chance d’échapper à son châtiment?»

À la fin de l’instruction, Bouchardon dit à la danseuse, qui avait hâte de passer en jugement: «Il vaut mieux ne pas le faire maintenant; le mois dernier (juin 1917), nous avons vécu de pénibles moments. Les grèves, des mutineries dans l’armée. Les plaies ne sont pas refermées et les esprits encore chauds. Ne soyez pas pressée». La thèse du «complot» mené à l’arrière, thèse qui se répandait, exigeait bien sûr de frapper fort, au moment précis où l’Union sacrée se désagrégeait, et alors que l’armée française était convalescente après l’échec de l’offensive Nivelle et la crise des mutineries. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, un mois après l’exécution de Mata Hari, Clemenceau accèdera au pouvoir sur un programme jusqu’au-boutiste. Cette toile de fond, douloureuse et cruelle, née après trois années de guerre, est bien réelle, mais elle n’explique aucunement le sort réservé à la danseuse, ainsi que certains historiens l’ont écrit. Certes, plus que jamais en cette fin de 1917, il était important pour le gouvernement de prouver que l’arrière soutenait l’avant, et que la capitale n’était pas qu’un «repère d’embusqués», ainsi que les «Poilus» avaient tendance à le croire.

 

En 1917, Mata Hari était connue du plus grand nombre. Ce fut d’ailleurs la seule espionne pour qui un public passionné ? en raison de sa notoriété galante et artistique ? se posa la question de savoir si elle avait mérité la mort, ou si le conseil de guerre ne s’était pas trompé en statuant trop rapidement sur son sort... Des historiens (toujours les mêmes) ont prétendu qu’on avait voulu ? avec l’aide des journaux ? faire de la danseuse un bouc émissaire dont l’immolation, réclamée et attendue par les Français, pouvait asseoir la réputation des services de C.E. Pour ces derniers, il fallait frapper l’opinion et montrer leur efficacité. Or, avec Mata Hari, Ladoux avait tout à gagner: elle était «le fruit mûr» que tout service de propagande aurait rêvé de voir tomber. Pourtant, cette thèse est inexacte puisque la presse ne fut prévenue de l’arrestation de Mata Hari qu’à la fin de l’instruction de son procès. Ce n’est que le 24 juin 1917 que Le Petit Parisien publia un article sur le procès en cours, puis ce fut au tour d’autres journaux. Un journaliste, qui ne croyait pas en la culpabilité de celle qu’il dépeignait comme «une demi-mondaine écervelée» écrivit: «Mata Hari, une espionne! Cela, vraiment, ne semble pas possible».

 

Une note fut expédiée le 24 juillet pour prévenir la presse que le jugement de l’affaire se déroulerait à huis clos, par application de l’article 113, paragraphes 3 et 4 du Code de justice militaire ainsi rédigés: «Les séances sont publiques à peine de nullité; néanmoins, si cette publicité paraît dangereuse pour l’ordre et pour les mœurs, le conseil ordonne que les débats auront lieu à huis clos. Dans tous les cas, le jugement est prononcé publiquement, le conseil peut interdire le compte rendu de l’affaire; cette interdiction ne peut s’appliquer au jugement». Ainsi, si on avait réellement voulu faire de l’affaire Mata Hari une manipulation médiatique, les journaux auraient été prévenus bien avant pour que la capture de l’espionne serve de faire valoir aux services de C.E. La politique des services secrets, en matière de communication d’informations à la presse, échappait à ces considérations; elle n’avait pas évolué depuis 1916 et ne souffrira pas d’exception, même pour Mata Hari… Une note, transmise début 1916, stigmatisait le danger qu’il y avait à laisser publier les motifs des condamnations à mort d’espions et regrettait que les avertissements, communiqués à ce sujet à la «Direction générale des relations avec la presse», restassent sans effets. Une autre note de juin 1916 rappelait: «Afin de ne pas gêner l’instruction des affaires, les journaux devront garder le silence sur l’arrestation des personnes soupçonnées d’espionnage et de contrebande de guerre. Mais on pourra, sauf avis contraire et motivé de la justice militaire, laisser publier les sentences». 

 

L’affaire Mata Hari prenait même trop d’ampleur au goût des services secrets: le 29 juillet 1917, ils envoyèrent cette note au cabinet du ministre au sujet de son traitement par les journaux: «La publicité donnée au détail de cette affaire est nuisible à l’exécution du service de C.E.». Le 6 août 1917, tandis que la danseuse s’était pourvue en cassation, la «Section presse» du ministère de la Guerre répondit ceci aux récriminations du contre-espionnage: «Il est difficile, en pratique, d’obtenir que les journaux, même prévenus à l’avance, fassent le silence complet sur les questions d’espionnage et de contre-espionnage, alors surtout qu’une condamnation est intervenue, comme cela était le cas pour la femme Zelle, dite Mata Hari». Les censeurs étaient pourtant particulièrement attentifs: l’un d’eux écrivit: «Mata Hari: le bruit de son exécution court périodiquement; nous l’avons échoppé plus de dix fois». Ainsi ? et a contrario de ce que d’aucuns prétendent ?, les circonstances dans lesquelles la danseuse a été confondue ont provoqué un excès de discrétion. Cela est compréhensible: lors du procès, la possibilité qu’avaient les Français de déchiffrer les télégrammes secrets ennemis était une information capitale; en conséquence, elle devait absolument être tenue secrète. Les Français ? qui ignoraient la volonté du S.R. allemand de sacrifier la danseuse ? ne savaient pas non plus que ses employeurs comptaient sur le fait que leur chiffre avait été percé… Rappelons que ce n’est pas avant la fin d’avril 1917 que Ladoux a transmis à Bouchardon le texte des 14 télégrammes compromettants pour Mata Hari, et encore le fit-il parce que, faute de preuves, elle pouvait être relaxée. Lors du procès, Paul Painlevé ? ministre de la Guerre ? prit la peine de rappeler l’impérieuse nécessité de maintenir cet avantage caché. Le 3 mai, Ladoux précisa de nouveau à Bouchardon l’enjeu consistant à garder le silence sur ce point, puisque le percement du code avait déjà permis l’arrestation d’espions et devait permettre d’en arrêter d’autres. Parallèlement, il fallait conserver un maximum de discrétion au sujet de ceux qui, quotidiennement, en France et à l’étranger, travaillaient dans le cadre des enquêtes de contre-espionnage, qu’ils soient policiers ou militaires. Le 15 octobre 1917, les services de censure reçurent enfin l’ordre d’interdire toutes les photographies détournées qui pourraient être prises lors de l’exécution de la danseuse. Rappelons qu’il n’y eut donc pas de photographe sur les lieux, et que les clichés qui circulent de-ci de-là ne sont que des reconstitutions d’après-guerre.

 

  • Troisième et dernière conclusion: celle que la littérature ou le cinéma ont voulu présenter comme «l’espionne la plus représentative du XXème siècle» était avant tout une aventurière et une prostituée… Aux yeux de ceux qui l’ont jugée, Mata Hari n’était «qu’une fille de petite vertu», personne peu recommandable pour la morale d’alors… Ses passages à Paris en 1915-1916 avaient encore été l’occasion pour elle de se prostituer dans des établissements du quartier de l’Étoile pour arrondir des fins de mois toujours difficiles, comme en témoigna le médecin de la Préfecture de police qui fit sa connaissance dans ces circonstances. Rappelons que Marguerite Zelle était une femme qui avait érigé le libertinage en mode de vie. Partout où elle se rendait, cette provocatrice était précédée par sa réputation sulfureuse… Et d’ailleurs, en 1917, son charme provenait moins de sa personne que de l’idée qu’on se faisait d’elle (et du parfum de scandale qui l’entourait). Pour le jury qui la condamna, elle était l’espionne idéale, utilisant ses charmes pour mieux trahir. Elle répondait parfaitement à tous les stéréotypes en la matière… Rappelons que, parmi les officiers qui formaient le 3ème conseil de guerre, figuraient un garde républicain et un gendarme, représentants d’un corps dont l’une des missions était justement «la répression de la prostitution», notamment comme «mesure de lutte contre l’espionnage».

En outre, pour une population qui souffrait et qui se privait depuis 1914, Mata Hari représentait la vie facile; elle incarnait aussi la tentative de ruine morale entreprise par l’Allemagne contre l’âme française… Étrangère, elle venait (au surplus) de la Hollande, un pays neutre honni par les Français puisqu’il ravitaillait secrètement l’Allemagne, contrariant ainsi son blocus économique et son affaiblissement. Aucun sentiment de pitié ne pouvait donc intervenir en sa faveur. Même devant ses juges, Mata Hari ne fit pas profil bas. Elle était orgueilleuse, possédant une idée très exagérée d’elle-même. Pire: elle affichait un désir immodéré de briller en société pour ce qu’elle était, c’est-à-dire une courtisane. Or, ce comportement - qui contrariait la morale bourgeoise de son temps ? était considéré comme odieux par la majorité des gens… Le médecin de la Préfecture de police de Paris, présent à l’exécution, entendit cette phrase, juste après la fusillade: «C’était une coquine, on a bien fait de s’en débarrasser». Et d’écrire dans ses souvenirs: «On peut affirmer que la fin de la danseuse n’a retiré du monde aucune victime nouvelle; mais, au moins, elle a mis un terme à l’exécrable carrière de cette femme sournoise et cruelle». Comme le déclara Bouchardon, tandis qu’on détachait le corps sans vie de Mata Hari du poteau d’exécution: «Même innocente, il fallait qu’elle disparaisse». En 1953, néanmoins, l’ex-capitaine, soucieux de justifier ses actes passés, écrivit dans ses Souvenirs: «Féline, souple et artificieuse, habituée à se jouer de tout et de tous sans scrupules, sans pitié, toujours prête à dévorer des fortunes ? dussent ses amants, ruinés, se brûler la cervelle ? elle était ?l’espionne née? et elle le fit bien voir». En 1947, le procureur général Mornet déclara à un journaliste: «Dans ce qu’on reprochait à Mata Hari, il n’y avait pas de quoi fouetter un chat». Il ajouta encore: «Elle n’était nullement ce personnage démoniaque que certains ont dit, une sorte de génie de l’espionnage et du mal, et pas davantage l’innocente condamnée à tort pour je ne sais quelles raisons d’État. Une courtisane, une simple courtisane, comme tant d’autres, mais âpre au gain!».

Mata Hari, un subtil mélange des genres, semble-t-il, au point in fine de ne plus très bien se rappeler, dans l’inconscient collectif, le motif réel de sa condamnation à mort: espionnage ou dépravation ?

 

Lieutenant-colonel, docteur en histoire, Olivier LAHAIE a été plusieurs années chef du département histoire et géographie à Saint-Cyr après un passage au Service historique de l’armée. Il sert actuellement au Centre d’études stratégiques de l’armée de Terre; il est également chercheur associé au centre de recherches des Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan.

 

[1] Contre-espionnage britannique

[2] Contre-espionnage militaire

[3] Directeur politique au ministère des Affaires étrangères

 

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Titre : Mata Hari, ou le badinage fatal
Auteur(s) : Lieutenant-colonel Olivier LAHAIE
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