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Pacifique 1942: quand tirer sa langue est devenu une arme...

cahier de la pensée mili-Terre
Histoire & stratégie
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Quel rapport existe-t-il entre Enigma, la bataille de Midway, une école militaire au milieu de la Californie, les récentes campagnes d’Irak et d’Afghanistan, la Libye, la Syrie, le Mali? Peut-être aucun… Ou peut-être peut-on y trouver des leçons, voire des inspirations, fort utiles quand le risque de surprise stratégique guette. Petite intrusion dans les secrets du passé et l’enseignement des langues à l’heure du numérique.


Roosevelt savait-il, et l’a-t-il caché volontairement pour justifier l’entrée de son pays dans la guerre? Dissertation et théories du complot ressurgissent régulièrement pour évoquer le degré de connaissance que les Alliés avaient de l’imminence d’une offensive japonaise dans le Pacifique à la fin de l’année 1941. Certaines relèvent du cliché facile… d’autres mettent en lumière des signes avant-coureurs d’une confrontation potentielle, détectés relativement tôt par des responsables militaires alliés. Au milieu des années 30, le directeur du renseignement de la marine britannique, l’Amiral Dickens, reconnaissait la présence de plus en plus notable sur le territoire de la Couronne d’agents de renseignement militaires japonais, y compris à Londres[1]. L’activisme des espions travaillant sous couvert des délégations diplomatiques du Mikado, les craintes liées à l’évolution des relations avec l’empire du Soleil levant firent ressentir d’une façon de plus en plus marquée la nécessité de casser les multiples codes de chiffrement utilisés par les Japonais pour protéger le secret de leurs communications. Ces codes, logiquement construits en japonais, nécessitaient une connaissance minimale de cette langue pour qui voulait en percer les secrets. L’une des premières difficultés des briseurs de codes britanniques et américains fut donc de former rapidement et en nombre suffisant des japonisants, difficulté à laquelle ils demeurèrent confrontés durant toute la guerre. Cette épreuve et ses leçons ont en partie façonné la prise en compte du facteur linguistique dans les outils de défense anglo-saxons, au point d’expliquer des schémas pragmatiques hérités du passé et encore perceptibles aujourd’hui.

 

Beaucoup a été écrit sur l’histoire d’Enigma et du déchiffrement des codes nazis par les experts britanniques de Bletchley Park. Le lieu mythique est désormais un musée qui livre aux curieux ses incroyables secrets sur la guerre des codes qui opposa l’Allemagne aux Alliés. Ce que l’on ignore souvent, en revanche, c’est que l’organisation eut une section japonaise dont l’importance, tout d’abord mineure, ne cessa de croître à partir de juin 1942. Confronté à un manque de linguistes maîtrisant le japonais, l’un des responsables de Bletchley Park, le colonel John Tiltman, se mit en quête de compétences. Il contacta la très réputée School of Oriental and African Studies (SOAS) de Londres en vue de former en japonais le personnel qui lui faisait défaut. Fort consciencieusement, la SOAS estima à cinq ans la durée d’une telle formation. La guerre faisait rage et Tiltman ne disposait pas de ce délai. Devant son insistance, la SOAS consentit, malgré ses réserves et du fait de l’urgence de la situation, à entamer des formations de deux ans au profit de Bletchley Park. Peu satisfait de cette solution qui ne répondait pas à ses besoins immédiats, Tiltman décida de monter de toutes pièces et avec des moyens limités une formation ad-hoc. Avec l’aide d’un ancien officier de l’amirauté qui avait appris le japonais en autodidacte, Oswald Tuck, il monta, à une heure de train de Londres, dans la commune de Bedford, un cours de langue censé former des japonisants en six mois. Les premiers stagiaires ainsi instruits donnèrent immédiatement des résultats impressionnants et la réussite du programme conforta Tiltman dans son choix. Le Capitaine Tuck forma finalement onze promotions successives qui prirent une part importante, mais méconnue, à la victoire dans le Pacifique. Le succès de cette opération se révéla tel que même la très réservée SOAS fut contrainte de le reconnaître[2].

 

Confrontés à cette même problématique, les États-Unis y trouvèrent une réponse différente mais tout aussi originale. Paradoxalement, le pays même qui n’hésitait pas à interner massivement des Américains d’origine japonaise dans des camps pour éviter l’émergence d’une cinquième colonne fut aussi celui qui enrôla des citoyens de la même origine dans des buts de renseignement. Ainsi, peu avant l’attaque japonaise sur Pearl Harbour, l’U.S. Army réunit dans le plus grand secret une équipe de conscrits américains d’origine japonaise sur un terrain militaire à Monterey en Californie. Pendant toute la durée de la guerre, ces soldats participèrent aux opérations contre l’armée impériale japonaise au moyen d’une arme au potentiel insoupçonné: leur langue natale. Servant au sein d’un centre dont la seule raison d’exister était la formation de la communauté du renseignement militaire à la langue de travail de l’ennemi, ils écrivirent une page d’histoire originale de la guerre. Passés à la postérité sous le nom de nisei (de ni: deux, deuxième et sei: ère ou génération), ils jouèrent le rôle de véritables passerelles culturelles permettant de pénétrer la pensée de l’ennemi, de comprendre ses plans et de les contrecarrer.

La leçon des nisei ne fut pas oubliée une fois la capitulation du Japon obtenue. Après la défaite de l’Axe, d’autres menaces se profilaient sur fond de guerre Froide et l’existence d’un organisme enseignant la langue de l’ennemi potentiel conservait tout son intérêt. Soixante années plus tard, cet organisme existe toujours. Implanté sur le site prestigieux du Praesidio de Monterey, ce qui s’appelle aujourd’hui le Defense Language InstituteForeign Language Center (DLI-FLC) forme les militaires américains de toutes les armées au maniement des langues. Accueillant au sein de ses structures environ 35.000 stagiaires par an, il contribue à l’engagement opérationnel des forces armées des États-Unis sur toute la surface du globe. Cette action s’appuie sur un corps enseignant locuteur de langues toutes aussi variées que l’arabe, le russe ou le chinois pour les plus courantes, mais aussi le pashto[3], le tamashek[4] ou le tausug[5] pour les plus rares. Outre la maison mère de Monterey, les cours peuvent être dispensés de façon décentralisée tant sur le sol américain que sur d’autres continents – comme en Allemagne ou en Corée – grâce à un enseignement mobile. Dans ce dernier cas, le personnel en formation demeure à proximité de son lieu de travail.

Outre l’enseignement qui y est prodigué, le DLI se distingue par une volonté d’intégrer les technologies les plus récentes dans ses méthodes d’enseignement, tout comme il sait faire preuve d’une grande réactivité pour faire face aux demandes parfois inopinées de l’appareil de défense. À titre d’exemple, le programme Headstart a donné, dès les années 1970, aux militaires américains la possibilité de s’initier seuls à une langue grâce à une méthode de tout-en-un comprenant livret d’instruction et cassettes[6]. Autres temps, autres moyens, Headstart a évolué en une version numérisée interactive sur CD-Rom, puis en ligne, Headstart2[7], disponible sur le réseau américain non protégé NIPR (Non-Secure Internet Protocol Router). Exploitant les ressources de l’outil numérique, un programme du même type, baptisé Rapport[8], permet la préparation des troupes avant leur projection sur des théâtres d’opérations, suite à la prise de conscience des difficultés rencontrées en Irak et en Afghanistan. Ce ne sont là que deux exemples particulièrement aboutis des nombreux produits du DLI.

L’institut se veut également en mesure de répondre rapidement à des besoins spécifiques qui lui seraient exprimés. Une illustration parmi les plus récentes est un ensemble de kits de conversation anglais-japonais mis au point lors du tsunami et de la catastrophe nucléaire qui ont frappé le Japon en mars 2011. Grâce à ces outils – qui tiennent dans une poche – rapidement fournis aux équipages des hélicoptères ou aux troupes employées au sauvetage des populations, des éléments de conversation relevant de l’extrême urgence ont permis de sauver des vies. Des kits de conversation du même type sont disponibles pour presque toutes les langues parlées à la surface de la planète[9]. Ils font partie d’un important éventail de produits linguistiques et sont devenus une des marques de fabrication de l’institut, et couvrent les domaines de l’initiation, de l’entraînement ou de la confrontation pratique de la barrière de la langue.

Enfin, dans une démarche de plus long terme, le DLI propose en ligne des supports pédagogiques sous forme de cours, d’échantillons audio, mais aussi d’exercices complets d’étude de textes, de documents visuels ou sonores qui permettent au militaire qui a été initié dans une langue de conserver un niveau, voire de l’améliorer. Citons en particulier le GLOSS (Global Language Online Support System)[10] qui comporte près de 6.000 leçons et exercices dans pas moins de 37 langues et l’Advanced North Korean Dialect Materials qui présente des ressources du même ordre pour le cas particulier de la Corée du Nord.

Puisant ses origines dans les lacunes détectées par les Américains à la veille d’une guerre mondiale, le DLI-FLC est l’héritier d’une tournure d’esprit pragmatique qui tranche avec les clichés de cow-boys incultes souvent véhiculés sur nos alliés d’outre-Atlantique. Cette approche admet les langues et la conscience culturelle comme un outil à part entière qu’il faut maîtriser pour répondre à l’impérieuse nécessité de comprendre son ennemi mais aussi son allié. Beaucoup de progrès ont été accomplis depuis Pearl Harbour et le montage dans l’urgence de solutions sortant des sentiers battus qui s’ensuivit. Le temps où les langues étrangères passaient chez les Anglo-Saxons pour un domaine de casseurs de codes farfelus semble révolu. L’invasion de l’Irak et les opérations en Afghanistan ont accéléré l’intégration du facteur culturel et linguistique dans les opérations jusqu’au plus bas niveau. Le domaine ne concerne plus quelques spécialistes, mais tend à devenir l’affaire de tous. La tendance actuelle n’est cependant pas gravée dans le marbre et, pour ses détracteurs, les occasions ne leur manqueront pas de se faire entendre. L’histoire militaire américaine a conservé des traces de ces luttes au sein même des forces armées. En 1942, à Midway, la marine américaine remportait une victoire dont il est admis qu’elle changea le cours de la guerre. L’homme qui fut à l’origine de la compréhension du plan ennemi était un japonisant, Joe Rochefort, commandant de l’unité Hypo, qui craqua le code JN-25b de la marine impériale japonaise et dévoila les projets de l’Amiral Yamamoto[11]. Victime d’une guerre de services au lendemain de la bataille, Rochefort fut remercié et muté comme responsable… d’une cale sèche! Sa mémoire et le rôle de son unité de linguistes casseurs de codes ne furent réhabilités qu’en 1986.

 

L’expérience de Rochefort rappelle que l’efficacité pèse parfois peu face aux enjeux de carrière et qu’il n’est pas toujours opportun d’innover quand on bouscule des certitudes solidement établies. Peut-être faut-il ainsi nous interroger de ce côté-ci de l’Atlantique sur l’idée que nous nous faisons de notre rapport aux langues, sur l’importance que nous leur accordons et sur les moyens que nous donnons à nos soldats. Après plus de dix années de présence en Afghanistan, un bilan des formations effectuées en anglais et en dari (persan d’Afghanistan) pourrait être riche d’enseignements. Une évaluation des compétences acquises et de l’utilisation qui en a été faite nous permettrait de nous situer dans un domaine où des noms de militaires français ont marqué l’histoire..., quand au XIXème siècle, dans des langues comme l’arabe, il n’y avait guère que les forces de sa très gracieuse Majesté pour concurrencer l’armée française.

 

[1] The Emperor’s codes, Michael Smith, Bantam Press, 2000.

[2] Ibid.

[3] Langue indo-européenne, parlée principalement au Pakistan et en Afghanistan.

[4] Langue afro-asiatique, parlée principalement au Mali et au Burkina-Faso.

[5] Langue austronésienne, parlée principalement aux Philippines mais aussi en Malaisie et en Indonésie.

[6] En 1977, Headstart fut diffusé dans les unités pour favoriser l’initiation à l’allemand. La méthode fut progressivement produite pour plusieurs langues rares telles que le japonais, le coréen, mais aussi sous forme d’initiation à des dialectes: l’espagnol se déclinait en dialecte européen, latino-américain ou portoricain, le français dans sa version… belge. La méthode se composait de fascicules d’instruction, de cassettes, voire même de cartes mnémotechniques dans certains cas. Outre la langue, Headstart prenait en compte le facteur culturel, historique et géographique sous forme de petites monographies.

[7] Headstart2 se décline en 16 langues (plusieurs dialectes d’arabe et de portugais, du chinois, du coréen, mais aussi d’autres plus rares comme le kurmanji – dialecte kurde –, le swahili ou l’hausa). Le programme prend en compte dans un premier temps l’alphabétisation, une initiation à la grammaire et au vocabulaire de base. Dans un deuxième temps, une approche purement militaire permet d’aborder la conversation et des expressions spécifiques. Le tout s’inscrit dans une formation de 80 à 100 heures dont le rythme est à la diligence du bénéficiaire. Les applications «orientation culturelle» et les monographies de pays – désormais interactives – font toujours partie de la recette Headstart. Ce programme est régulièrement enrichi: le somali, le baloutche et le turkmène devraient venir gonfler les rangs des nouvelles langues disponibles. Accessible et téléchargeable à l’adresse suivante: http://hs2.lingnet.org/

[8] Rapport fournit en ligne une formation de six à huit heures en français, portugais, arabe irakien, dari, pashto ou swahili. Au terme de sa formation, et s’il parvient à passer les évaluations avec succès, le militaire ainsi formé a la possibilité d’imprimer un certificat qui peut être requis dans le cadre de certaines affectations. Informations disponibles sur http://rapport.lingnet.org/

[9] Disponibles sous la forme de carnets de conversation assortis de fichiers audio, ces kits prennent en compte plusieurs domaines: langue de base, affaires civilo-militaires, opérations navales, opérations aériennes, langue médicale – qui sont accessibles sans autorisation particulière –, opérations de police militaire, raids, protection de la force – qui nécessitent une autorisation via un accès sécurisé. Une version pour iPod est disponible pour la plupart des kits. Accessible en ligne ou téléchargeable à l’adresse suivante: http://famdliflc.lingnet.org/index.aspx en utilisant les onglets country et language en haut et à droite de la page. Ladite page permet également d’avoir accès à des légendes nationales (http://famdliflc.lingnet.org/folkTales/index.html ) et à du matériel de sensibilisation culturelle sous forme de sites interactifs (http://famdliflc.lingnet.org/?v=cip & http://famdliflc.lingnet.org/?v=co ) ou de films (http://famdliflc.lingnet.org/products/cipcovideo/default.html ).

[10] Accès libre à l’adresse suivante http://gloss.dliflc.edu/Default.aspx.

[11] Pour une vision plus précise du rôle de Joe Rochefort, un récent ouvrage lui a été consacré: “Joe Rochefort’s War, the odyssey of the codebreaker who outwitted Yamamoto at Midway, Elliot Carlson, Naval Institute Press, 2012. 

 

Officier issu de l’EMIA, le Chef de bataillon DICKES est diplômé de l’École de Guerre (EdG). Sélectionné pour effectuer une scolarité post-EdG, depuis septembre 2011, il suit une formation de trois ans en langue arabe à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO).

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Titre : Pacifique 1942: quand tirer sa langue est devenu une arme...
Auteur(s) : le Chef de bataillon François DICKES
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