Quelques remarques et leçons sur la campagne de 1918 en orient
SUR LE CARACTERE « INDIRECT » DE LA VICTOIRE D’ORIENT
Selon le général Beaufre, commentant directement Liddel Hart, l’approche indirecte (6) « consiste dans le domaine opérationnel militaire à ne pas prendre le taureau par les cornes, c’est à dire à ne pas affronter l’ennemi dans une épreuve de force directe, mais à ne l’aborder qu’après l’avoir inquiété, surpris et déséquilibré par une approche imprévue, effectuée par des directions détournées… L’idée centrale de cette conception est de renverser le rapport des forces opposées avant la bataille par une manœuvre et non par un combat… Cette idée centrale se traduit par une manœuvre de caractère géographique… » (7)
Ainsi définie, l’approche indirecte n’est guère différente de la manœuvre, au sens général où on l’entend lorsqu’on dit de quelqu’un « qu’il s’est fait manœuvrer ». C’est d’ailleurs bien ainsi que l’entendent nos amis britanniques qui l’appellent « the Manoeuvrist Approach » qu’ils opposent à « the attritionist approach », l’approche directe ou approche par l’attrition, dont la bataille de la Somme leur semble l’archétype.
Dès la fin de la bataille de la Marne, certains responsables en France comme en Angleterre, avaient pris conscience de l’impossibilité nouvelle dans laquelle on allait se trouver d’obtenir le résultat stratégique décisif qu’on recherchait sur le front français. En raison des effets conjoints des progrès techniques et industriels et des systèmes de mobilisation, toute la largeur du champ de bataille était désormais barrée par un font continu saturé d’armements sur lequel la percée se révèlerait coûteuse en vies humaines et en moyens et demanderait des délais trop important pour permettre l’exploitation.
D’octobre 1914 à mars 1915, plusieurs personnalités défendront l’idée d’une attaque à revers des Puissances Centrales par une intervention dans les Balkans : Castelnau, commandant la 2ème armée ; Aristide Briant, le 1er janvier 1915 ; Gallieni en février ; Lloyd George au Premier Ministre Asquith à la même époque ; et surtout, avant tous les autres, le général Franchet d’Espérey, commandant de la 5ème armée, dans un mémoire remis le 6 octobre 1914 au Président Poincaré en personne et présenté au gouvernement peu après par le Président de la Chambre (8).
Ces idées donneront lieu durant toute la guerre à des affrontements politiques au sein des gouvernements et des états-majors entre les partisans d’une approche indirecte et ceux qui estiment illusoire de dilapider ainsi pour des buts incertains des forces nécessaires sur le front principal. Elles déboucheront sur la tentative contre les Détroits (Dardanelles, Gallipoli) et son avatar, l’expédition de Salonique. Les résultats obtenus semblent plutôt donner raison aux apôtres de la concentration des efforts sur le front ouest. En Orient, faute d’un accord de fond sur les buts de guerre, les Français et les Britanniques agissent surtout pour provoquer l’entrée en guerre de nouveaux alliés, au prix de promesses contradictoires qui déboucheront inévitablement sur une paix boiteuse. Après l’échec de l’attaque directe contre les détroits, on aurait pu profiter de l’entrée en guerre de la Roumanie pour tenter de faire sauter le verrou bulgare par une attaque conjointe sur deux fronts, avec pour effets de rétablir la liaison avec la Russie et de couper les Empires centraux de leurs alliés ottomans. Au lieu de cela la Roumanie, laissée à elle-même, tente d’attaquer l’Autriche-Hongrie et est rapidement écrasée et éliminée. L’expédition de Salonique, incapable de sauver la Serbie, débouche sur un non sens faute de volonté stratégique : en 1918, 31 divisions d’infanterie alliées (vingt-et-une si on exclut les divisions grecques) appuyées par une artillerie et une aviation considérables ne retiennent en réalité devant elles que six bataillons et cinquante-et-une batteries allemands et deux divisions autrichiennes, car le gouvernement bulgare n’a jamais envisagé sérieusement d’engager ses armées sur un autre front.(9)
Au niveau stratégique, le plan Franchet d’Espérey résulte donc de la poursuite d’une idée constante depuis la bataille de la Marne. Connaissant par son prédécesseur l’état de déliquescence de la Bulgarie et de ses armées, la faiblesse des forces allemandes sur le théâtre et les dissensions entre les alliés centraux, connaissant également le bon état de moral et d’organisation des forces alliées, le nouveau commandant en chef estime qu’il est temps de capitaliser les intérêts de l’investissement consenti depuis trois ans en visant le cœur du dispositif allemand par une offensive résolue à son point le plus faible. Il n’ignore pas que les états-majors lui refuseront des moyens supplémentaires mais estime que les moyens d’une approche indirecte au niveau de la stratégie militaire sont déjà réunis, c’est-à-dire qu’il est possible, en l’état, d’obtenir un succès tactique et opératif de portée stratégique. Au niveau stratégique, l’objectif immédiat est de sortir la Bulgarie de la guerre, l’objectif ultérieur d’ouvrir la route de Vienne et de Berlin ; au niveau opératif, la manœuvre visera les communications entre la XIème armée allemande (germano- bulgare en réalité) et le gros des armées bulgares.
Aux niveaux opératif et tactique, une conjonction de choix de commandement donne à la manœuvre son caractère d’approche indirecte :
- le choix du point d’attaque, barrière naturelle apparemment inexpugnable, présentant des obstacles logistiques insurmontables, où les Serbes ont déjà échoué deux fois, mais manifestement mal défendu et en dehors des préoccupations du commandement ennemi (10) ;
- le choix du contingent chargé de l’effort : Franchet d’Esperey estime que les Serbes, considérés comme démoralisés et arriérés par le commandement allemand, seront capables d’un effort considérables s’ils sont convenablement appuyés et s’il s’agit de reconquérir leur pays (ils affronteront de plus les unités bulgares les plus démoralisées) ;
- les énormes efforts déployés dans tous les domaines pour décevoir l’adversaire en le confortant dans l’idée que l’attaque aura lieu dans la boucle de la Crna ou dans la vallée du Vardar ;
- l’effort consenti au profit de la 2ème armée serbe pour attaquer sur le front Sokol-Dobropolje- Vetrenik en direction des nœuds de communication Krivolak-Gradsko ;
- la manœuvre de la 2ème armée serbe devant le front Sokol-Dobropolje, poussant son effort au centre pour accéder directement au piton de Kravica, lequel commande toutes les crêtes du
secteur et permet de déborder et de rendre inopérantes les positions Sokol-Dugački Zid- Courtine-Charnière, positions fortes adossées aux gouffres successifs de la Lešnica, de la Gradešnica et de la Zaduka ;
- la concentration de moyens d’artillerie considérables, face au secteur le plus pauvre du front en artillerie ;
- le déploiement de cette artillerie à l’avant et sur des pitons inaccessibles (batteries de campagne dans les tranchées de départ, groupement de rupture sur Floka-Belo Grotlo),
permettant de tirer au plus loin sans manœuvre ;
- le déploiement des divisions de deuxième échelon à moins de 1000 mètres des tranchées de départ, choix contraires aux habitudes du temps ;
- la conduite de l’action, prévue dès la conception selon les principes qui seront ceux de la
« guerre éclair » :
o exploitation en profondeur immédiate, sans souci d’alignement, sans soucis des arrières et des flancs ;
o mise au point de solutions logistiques anciennes (vivre sur le pays) ou novatrices
(ravitaillement par avion de la brigade de cavalerie lors du raid sur Uskub) ;
o appui direct de l’aviation dans la bataille de rupture, en superposition des troupes ;
o audace des raids, obtention de grands résultats psychologiques par l’irruption de petits
éléments tactiques (l’arrivée de la brigade de cavalerie à Uskub achève la volonté
bulgare) ;
- la poursuite de l’ennemi sans désemparer, dans la « profondeur opérative », sans lui permettre de se réorganiser : Vranje, Niš…
Pour finir, quatre observations :
- C’est au niveau du théâtre que renseignement, contre-renseignement, et déception, prennent leur ampleur.
- La supériorité en aviation et en cavalerie sur un théâtre réputé secondaire pourtant hostile par
nature aux manœuvres profondes joue ici un rôle majeur.
- Le déroulement de la bataille de rupture sur le front de la 2ème armée serbe annonce les combats de 1940 dans le secteur de Sedan : rôle des groupes francs pour se saisir des
blockhaus et points forts, appui aérien rapproché, troupes d’exploitation, solutions logistiques…
- Enfin, la conception et la conduite des opérations annoncent également mai-juin 40 tout en rendant justice à la doctrine du colonel de Grandmaison, trop caricaturée : « Le gros des forces
sera fractionné en colonnes très inégales n’ayant qu’une seule préoccupation, celle d’atteindre, à tout prix, pour leur propre compte, quoiqu’il arrive, l’objectif fixé ; et que l’on ne craigne pas que dans la réalité, on ne s’occupe pas assez de ses voisins : on s’en occupe
toujours trop. [Il est de la responsabilité du] commandement de déterminer les intervalles entre les engagements, de les surveiller, et s’il le juge utile, de les boucher en temps
opportun ; [les réserves ne doivent pas être destinées] à soutenir les défaillances des troupes engagées se consumant dans la lutte mais à donner, aux points où le succès est voulu et possible, le surcroit de puissance nécessaire pour aboutir. (11)»
fin de la 3ème Partie...
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(6) Qui fait partie de la stratégie directe dans laquelle on recherche le succès par la bataille…
(7) Général Beaufre, Introduction à la stratégie, 3ème édition, Hachette Littératures, Paris, 1998, p. 145
(8) Gérard Fassy, Le commandement français en Orient, Economica, Paris, 2003, pp. 13, 14.
(9) Contrairement au Prince Régent Alexandre, commandant les armées serbes, qui avait lui-même proposé au général Guillaumat le transfert de ses troupes au front ouest en juin 1918. Voir Louis Cordier, op.cit., p. 251.
(10) L’appréciation du commandement allemand correspond d’ailleurs point par point à celle que fait le général Guillaumat à son départ du théâtre : von Scholz a placé ses réserves autour de Prilep et dans la vallée du Vardar, exactement là où le « plan Guillaumat » recommande d’attaquer.
(11) Cité par A. Bernède in 1914- Les armées de la République entrent en guerre, 14-18 Magazine, hors série n°2, mars 2005, pp. 18-19.