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✅ Les fondements de la culture de prise de décision opérationnelle en France 4/4

Revue militaire générale
Histoire & stratégie
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Voyons donc comment, prenant en compte le problème de la prise de décision, la sociologie, le management et les sciences cognitives se sont attachés à développer des modèles d’organisations permettant de garantir une rationalité optimale dans la prise de décision au sein des entreprises. L’économiste et sociologue allemand Max Weber (1864-1920), considéré comme l’un des fondateurs de la sociologie, s’est intéressé aux changements opérés sur la société occidentale avec l’entrée dans la modernité. Au travers de ses analyses du capitalisme industriel et de la bureaucratie, il s’est principalement attaché à décrire le processus de rationalisation de l’action pratique.

Parallèlement, l’ingénieur américain Frederick Taylor (1856-1915) développe à partir de 1890 des principes et des méthodes55 conduisant à ce qui va devenir l’organisation scientifique du travail (OST). Avec le taylorisme, apparaît la distinction entre des fonctions opérationnelles et des services fonctionnels au sein des entreprises. L’opérationnel regroupe l’ensemble des activités et du personnel liés directement à la fabrication, à l’expédition des biens produits par l’entreprise (production, vente, logistique, etc.).

 


Le fonctionnel regroupe quant à lui les activités et le personnel ayant un rôle de soutien à l’activité principale de l’entreprise (ressources humaines, contrôle de gestion, comptabilité, etc.), ou une implication dans des projets transverses. Les services fonctionnels ont ainsi un rôle de soutien et d’expertise par rapport aux services opérationnels. On retrouve à partir des années 2000 dans l’armée française cette notion de fonctions opérationnelles dont l’acception reste globalement identique. Les travaux de Taylor sont repris par Henry Ford (1863-1947), qui perfectionne et élargit le concept à partir de 1908, avec un modèle d’organisation et de développement d’entreprise qui devient rapidement une référence dans le monde occidental. Traduit en français en 1912, l’ouvrage de Taylor influence également les travaux d’un ingénieur des mines et chef d’entreprise français, Henri Fayol, considéré comme l’un des pionniers du management. Celui-ci développe une théorie, le fayolisme, qu’il formalise et publie en 191656. Selon lui, le chef est l’élément clé d’une bonne gestion. Responsable du succès ou de l’échec d’une entreprise, il doit posséder des qualités spécifiques, qui ne sont pas innées et ne s’acquièrent qu’avec la formation et l’expérience.

Ces qualités extrêmement proches de celles attendues chez un chef militaire sont les suivantes : santé et vigueur  physique ; intelligence et vigueur intellectuelle ; qualités morales (volonté, persévérance, audace, courage des responsabilités, sentiment du devoir, souci de l’intérêt général)  ; forte culture générale  ; large compétence dans la profession caractéristique de l’entreprise ; connaissances   de gestion ;  et art de manier les hommes. Fayol introduit donc l’idée qu’on doit sélectionner les futurs dirigeants en fonction de leurs qualités, mais que celles-ci ne suffisent pas. Partant du postulat qu’un chef ne peut contrôler qu’un petit nombre de personnes (5 à 10), il doit pouvoir s’appuyer sur des experts (un état-major) et sur des outils de gestion. Pour Fayol, un chef d’entreprise accomplit cinq actes qu’il nomme « éléments d’administration » : prévoir, organiser, commander, coordonner et contrôler. Enfin, il développe dans le détail des outils  de gestion modernes, comme par exemple les tableaux de bord pour le contrôle de gestion, ou la veille stratégique pour l’anticipation. Ces outils sont destinés à garantir un processus décisionnel le plus rationnel possible. Nous verrons dans la deuxième partie de ce document que l’ensemble des principes énoncés par Fayol se retrouve aujourd’hui dans ce que les militaires nomment le Command & Control (C2).

 

Mais la rationalité instituée par l’organisation ne garantit pas la rationalité de la décision prise. Comme les armées à la guerre, les entreprises sont confrontées à l’incertitude face à la contingence et à la concurrence, aux limites cognitives face à la complexité et à la multiplicité des informations, et à l’intelligence émotionnelle et sociale plus ou moins affirmée de tout décideur. Par ailleurs, la prise de décision devient plus complexe et plus difficile que dans une organisation militaire, compte tenu du caractère collectif moins affirmé des objectifs poursuivis par une entreprise. Au-delà de l’organisation, la rationalité maximale dans la prise de décision doit donc pouvoir être garantie par des méthodes et des processus. C’est ainsi que la sociologie et les travaux sur le management des entreprises vont permettre au milieu des années 1950, d’établir une classification des types de prise de décision : la décision en environnement certain, la décision sous risque et la décision en environnement incertain. Cette typologie va permettre de mieux formaliser les processus décisionnels, propres au fonctionnement d’une entreprise ou d’une administration. Herbert Simon57 (1916-2001) est considéré comme le père de la théorie de la décision et du concept de rationalité limitée, ce qui lui valut le prix Nobel. Simon part du postulat que dans un environnement donné, les décideurs ne choisissent pas « la meilleure solution » mais la solution la plus satisfaisante, compte tenu de leur degré d’information, de leur motivation et de leur capacité réelle d’action.

L’aléa, le hasard, l’imprévisible, mettent en échec notre capacité d’utiliser à notre profit le déterminisme et donc le principe de causalité. Il distingue dans ses travaux une rationalité qu’il nomme substantive, qui est comprise comme la rationalité parfaite de l’approche cartésienne, puis positiviste française, et qui suppose de facto que l’individu dispose de toutes les informations nécessaires et de suffisamment de capacités de « calcul » pour prendre la décision optimale. Ces conditions n’étant que très rarement atteintes, il se tourne donc vers un moyen terme entre la rationalité totale et le renoncement à toute rationalité et qu’il appelle la rationalité procédurale. C’est-à-dire un mode de raisonnement fondé sur des procédures permettant d’atténuer le facteur d’incertitude limitant la rationalité. On peut également retenir des travaux de Simon sa théorisation de la notion d’état-major (civil ou militaire). Il insiste ainsi sur le triple intérêt recouvert par une organisation adaptée dans le processus de décision. En premier lieu, la création et l’utilisation de procédures routinières permet de mieux faire face à l’incertitude. D’autre part, l’organisation permet de diviser le processus de décision entre plusieurs experts. Enfin, le séquencement de la prise de décision permet de limiter le risque d’erreur et peut aider à la correction des erreurs d’appréciation. Simon attribue ainsi à tout processus de prise de décision les éléments linéaires suivants  :

- l’identification du problème et l’acquisition des informations nécessaires pour le résoudre;

- un processus de recherche pour découvrir des buts et formuler des objectifs précis ;

- la définition, puis la sélection d’options pour atteindre ces objectifs  ;

- l’évaluation des résultats ;

- la détermination d’une stratégie de performance.

 

Il est donc peu surprenant de retrouver aujourd’hui l’intégralité de cette séquence dans les méthodes de décision opérationnelle civiles et militaires, dont en particulier la méthode de raisonnement opérationnelle de l’OTAN, la Comprehensive operations Planning Directive58 (COPD), adoptée aux niveaux stratégique59 et opératif60 par l’armée française depuis 2012. Au niveau tactique pour les forces terrestres, la méthode d’élaboration d’une décision opérationnelle tactique (MEDOT)61  ne couvre que les trois premières étapes du processus décrit par Simon.

Toutefois, l’expérience montre que le processus de décision ne conduit que rarement de façon linéaire, de l’identification du problème, le fameux « De quoi s’agit-il ? » de Foch, à sa solution, l’état final recherché (End state). Les buts d’une décision ne sont en effet souvent confirmés qu’en cours d’action, du fait de l’incertitude liée à la variabilité des facteurs d’environnement, en particulier la concurrence ou l’ennemi. Ainsi, les études et les retours d’expérience sur les prises de décisions complexes, montrent que les étapes décrites par Simon ne sont que rarement suivies de façon idéale. Les conclusions intermédiaires  de chacune de ces étapes ne peuvent en outre généralement qu’être fondées sur des présuppositions permettant de pallier les facteurs incertains ou inconnus, afin de mener la recherche de solutions à son terme. Bien souvent par ailleurs, ces incertitudes ne réussissent à être levées qu’en cours d’action. Toutefois, on peut attribuer une certaine valeur à ce processus, car à des moments bien déterminés avant l’action, il permet à un décideur de valider les conclusions intermédiaires de son état-major. Le pragmatisme et le bon sens devraient donc en principe faire tendre à un usage très souple de ces méthodes. Ce n’est toutefois pas toujours le cas, en particulier dans le domaine militaire, quand les utilisateurs de ces méthodes, surtout lorsqu’ils les maîtrisent mal, se bornent à ne leur attribuer qu’une fonction normative et non indicative. Partant de cette difficulté de prendre une décision de façon linéaire dans un environnement complexe et évolutif, un pilote de l’US Air Force, John Boyd, a établi en 1960 un schéma pour conceptualiser sa facilité à battre tous ses élèves lors de simulations de combats aériens.

 

Il décrit au travers d’une boucle décisionnelle, quatre processus séquentiels : « Observe, Orient, Decide and Act » (OODA). Admettant que tout modèle logique de la réalité est incomplet, voire inconsistant, le cycle doit donc être adapté à chaque nouvelle observation. À l’usage, ce concept s’est révélé applicable dans le domaine de l’entreprise. Cette boucle est par exemple à rapprocher de la roue de Deming utilisée en gestion de la qualité (PDCA / Plan, do, check, act). Par extension, les méthodes de décision opérationnelle militaires ont intégré ce concept OODA. Ainsi,  on admet aujourd’hui que des méthodes telles que la COPD ou la MEDOT doivent être comprises comme des processus logiques itératifs et incrémentaux, plutôt qu’une succession de phases et d’étapes à réaliser.

Dérivée des travaux de Taylor et Fayol, puis enrichie par ceux de Simon, la théorie des organisations est aujourd’hui devenue une discipline scientifique autonome, visant à dégager des principes d’administration et de direction du travail. Cette discipline, située à la limite entre l’économie, la sociologie, le management et les sciences politiques, décrit les types de structures possibles pour tout type d’organisation dédiée à des prises de décision. Les structures matricielles font partie de la typologie décrite dans les théories des organisations. Ce type de structures fait partie d’un ensemble de pratiques qui ont été mises en place pour aider à la gestion de projets, tels que les programmes aéronautiques et spatiaux américains dans les années 1950. Après avoir connu un certain engouement dans les années 1970, ces structures ont finalement été abandonnées par les grandes entreprises (General Motors et Sony par exemple) qui les avaient adoptées dans les années 1980, car générant trop de difficultés de mise en œuvre au vu de leur rendement dans leur fonctionnement.

À partir du milieu des années 1990, avec le concept de Revolution in Military Affairs (RMA), qui visait à la maîtrise des technologies donnant le contrôle des différents milieux et des flux informationnels, les armées américaines se sont cependant inspirées des travaux sur les organisations matricielles, pour imaginer de nouveaux types de structures de commandement. Confrontées par la suite à des difficultés de gestion de l’information et de prise de décision au cours de leurs engagements en Irak et en Afghanistan, les forces américaines ont finalement adopté certaines de ces modélisations pour faire évoluer leurs états-majors opérationnels à partir de la fin des années 2000. C’est ainsi que l’ISAF Joint Command à Kaboul, a fonctionné de 2010 à 2013 selon un mode matriciel. Egalement adopté durant un temps à l’OTAN qui l’expérimenta de 2011 à 2014, avec le Joint Force Command de Brunsum, ce type d’organisation a finalement été abandonné, car nécessitant trop de ressources au vu des résultats opérationnels obtenus. En plus d’avoir ignoré les expériences des grandes entreprises civiles qui s’étaient essayées au matriciel, les concepteurs de ces états-majors avaient certainement négligé un postulat essentiel dans les théories développées par Simon. Certes, la décision se fonde sur l’information, mais l’acquisition de cette information obéit à une loi des rendements décroissants. C’est-à-dire que son acquisition a un coût, qui réduit puis annule le gain que l’on peut en attendre, en augmentant les efforts générés par les besoins en information.

 

Comme nous avons cherché à le démontrer au cours de ce bref survol, la culture de la décision opérationnelle en France s’ancre dans une longue histoire. Elle a connu ces dernières décennies des évolutions notables, principalement liées à une accélération du progrès scientifique et à une volonté, louable au demeurant, des chefs militaires et des responsables privés et publics de s’inspirer de bonnes pratiques observées chez les uns et les autres. Confrontés aujourd’hui aux défis posés par l’intégration de nouvelles technologies, mais également aux possibilités qu’elles offrent, les experts du management et les spécialistes de la doctrine militaire s’interrogent sur la pertinence du modèle hiérarchique napoléonien, qui prévaut encore dans les entreprises et avec nos structures de commandement opérationnel.

 

Les échanges entre ces deux mondes se sont ainsi intensifiés avec plus ou moins de succès au cours du dernier siècle, au point de générer parfois une certaine confusion. Ainsi, les structures décisionnelles, les méthodes et les processus, parfois très adaptés au monde de l’entreprise, semblent désormais avoir pris le pas sur les véritables facteurs déterminants de la prise de décision à la guerre. De fait, les notions de brouillard de la guerre, de complexité, d’adversité, de contingence, et de personnalité du chef, s’accommodent mal d’outils de gestion nécessitant des données quantifiables et objectives pour permettre une prise de décision. La deuxième partie de ce document va donc nous amener à nous interroger sur ce que la notion de commandement opérationnel recouvre aujourd’hui. Il s’agit en effet de se demander si les systèmes de commandement modernes ne se sont finalement pas dénaturés, du fait d’un recours abusif à la technique et aux procédures, les éloignant de ce fait, de leurs vocations premières : réduire la complexité, faciliter la prise de décision et accélérer la production et la transmissions des ordres. Sans cette réflexion préalable, il est peu vraisemblable qu’une démarche visant à l’amélioration de la performance du commandement obtienne des résultats convaincants dans la durée.

 

55 Taylor, Frederick, The Principles of Scientific Management, 1911.

56 Fayol, Henri, L’ Administration industrielle et générale, Dunod, 1916, rééd. 1970. http:// bibnum-patrimoniale.univ-grenoble-alpes.fr/itemsshow/681#?c=0&m=0&s=0&cv=8& xywh=-148%2C0%2C3699%2C2808

57 Simon, Herbert, (1916-2001), Organizations, 1958, John Wiley and sons, New York, traduit en français, Les organisations, 1960, Bordas, rééd. 1991.

58 AJP-5, Allied joint doctrine for operational-level planning, 2013.  http://normotan.dga. defense.gouv.fr/Pdf_ap/AJP-5%20E.pdf

59 Doctrine interarmées (DIA) n° 5(B), Anticipation et planification stratégiques,  CICDE, http://portail-cicde.intradef.gouv.fr/index.php/la-doctrine/291.

60 Publication  interarmées  (PIA) n°  5(B), Planification  du  niveau  opératif  :  guide Méthodologique, CICDE, 2014.  http://portail-cicde.intradef.gouv.fr/index.php/la-doctrine/370.

61 CDT 60.001, Méthode  d’élaboration d’une décision opérationnelle tactique, CDEF, 2014. https://ct-pmd.intradef.gouv.fr/sites/CDEFDoctrine/DOCTRINE/REFERENTIEL%20/CDEC/ref_doc/5_planification/5_1_method/armes/20140620__NP_CDEF_DDO_CDT-

60-001_MEDOT.pdf.

 

Issu de l’École  militaire interarmes, promotion « Combats de Tu-Lê » (1992-1994), le colonel Fabrice Clée dirige actuellement le pôle études et prospective du CDEC. Sapeur,  il a commandé le groupement interarmées des actions civilo-militaires de 2012 à 2014. Sa carrière l’a conduit à servir essentiellement au sein d’unités de combat et d’états- majors opérationnels, ainsi que dans le domaine de la formation. Il a cumulé des expériences opérationnelles au Moyen-Orient, dans les Balkans, en Afghanistan et en Afrique à plusieurs reprises au niveau tactique depuis 1990. Officier supérieur, il a servi en opérations au sein d’états-majors français et multinationaux à cinq reprises ces dernières années, principalement  dans le domaine de la planification, de la conduite des opérations et de l’influence militaire.

 

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Titre : ✅ Les fondements de la culture de prise de décision opérationnelle en France 4/4
Auteur(s) : le colonel Fabrice Clée
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