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La culture de l’armée de Terre à l’épreuve de la modernité : l’imaginaire du chef et la sublimation de la mission

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Histoire & stratégie
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Depuis les années 1970, l’armée de Terre a subi des transformations rapides et cumulées. Dans le même temps s’épuisaient les grands mythes nationaux, et la société française entrait dans un processus d’individualisation «au détriment des disciplines collectives»[1]. De cette chose militaire qui hier tramait le paysage national et nourrissait le débat national, il ne reste aujourd’hui que de l’indifférence, des nostalgies et des vestiges: de vieilles chansons, des noms de rues, des casernes et des forts réemployés pour loger l’étudiant ou des pièces de musée.

 

[1] Sur ce processus d’individualisation et ses différents stades, voir le court article de Marcel Gauchet, «Trois figures de l’individualisme», dans Le Débat, Gallimard, n°60, mai-août 2010, p. 72-78


Après tant de transformations en une période aussi courte, qu’est ce qui persiste dans cette vieille culture de l’armée de Terre, qu’est ce qui se modifie? L’interrogation n’est pas byzantine. Elle justifierait une lourde investigation. La culture d’une collectivité ‒ et tout particulièrement celle d’une aussi vieille institution que l’armée de Terre ‒ n’est pas hors sol. Edgar Morin l’appréhende comme une dialectique incessante entre des «savoirs constitués» et les expériences que procure l’existence[1]: dans le cas de l’armée de Terre, ces «savoirs constitués», ce sont des techniques et des procédures tactiques, des règles, des codes et des modes de conduite, des symboles et des mythes, etc.; ce sont tous ces petits riens que l’expérience séculaire de la bataille n’a cessé d’accumuler et qui façonnent encore aujourd’hui l’imaginaire du soldat, le mobilisent et orientent son action. On le voit: les capacités opérationnelles de l’armée de Terre dépendent en partie de tels phénomènes culturels. Leur ampleur est considérable. Certes, la glose des militaires sur leur propre culture est devenue abondante depuis un quart de siècle[2]. Mais les travaux méthodiques qui pourraient permettre d’appréhender ces phénomènes dans leur dynamique sont inexistants. Aussi, vais-je limiter mon propos à l’exploration d’un diptyque qui me semble structurer fortement la culture combattante de l’armée de Terre depuis plus d’un siècle: il s’agit d’un puissant imaginaire du chef au combat qui ne va pas sans une construction symbolique sublimant la mission collective. Qu’est ce qui a fondé de ces deux traits de culture et leur articulation. En quoi ont-ils été affectés par des changements accélérés qui ont profondément touché l’existence militaire au cours de ces dernières décennies?

                                                                                                                                                               

Aux origines: l’expérience du combat d’infanterie et de cavalerie

Plus que les autres armées, l’armée de Terre se caractérise par un processus constant de différenciations. D’où, aujourd’hui, l’existence d’une mosaïque culturelle dont j’ai par ailleurs montré la dynamique[3], avec autant de sous-cultures et de micro cultures liées aux conditions d’existence et d’expériences épiques particulières passées et présentes. Cette mosaïque culturelle n’est pas sans reliefs: des blocs interarmes à fort rayonnement culturel la dominent (troupes alpines et de marine, Légion étrangère) et cela ne va pas sans rivalités et sans jeux de pouvoirs. Mais c’est un autre sujet.

 

Archétype du chef

Ce qu’il importe ici, c’est de constater combien les traits culturels propres au combat de l’infanterie d’abord et à celui de la cavalerie dans une moindre mesure trament cette mosaïque culturelle: ces deux armes sont celles de la genèse militaire, de la mêlée et du combat stricto sensu. Leurs traits innervent l’armée de Terre depuis la mise en place progressive de formations initiales communes à toutes les armes à partir des années 1920. Les indices abondent. Ces formations «toutes armes» destinées aux nouvelles recrues passent principalement par l’apprentissage de techniques d’infanterie. Songeons à la nature de la symbolique dans laquelle baignent les écoles de formation d’officiers ou de sous-officiers de l’armée de Terre. À Saint-Cyr Coëtquidan comme à Saint-Maixent, la toponymie des lieux, les effigies monumentales ou les noms de promotion renvoient à des héros fantassins ou cavaliers. On n’y trouve nulle trace symbolique de Vauban, de Séré de Rivière, d’artilleurs ou de transmetteurs géniaux ou héroïques. Et en tendance lourde sur longue période, les choix des premiers des classements à la sortie de ces écoles s’orientent vers ces armes de la mêlée.

L’imaginaire contemporain de l’armée de Terre s’est donc essentiellement construit et renouvelé par la sélection puis la mise en mémoire et en légende d’actes épiques et de figures héroïques du combat d’infanterie et de cavalerie. Or, l’acte final de ce combat consiste à conduire des hommes vers ou en vue du choc, au risque de mort! Dans aucune autre armée, dans aucune autre arme on ne trouve cette contrainte. Par hypothèse, l’expérience de la bataille aurait montré que la discipline même très rude ou que l’organisation n’y suffisaient pas. Il était nécessaire que des chefs, des grands et des petits, soient capables d’entraîner le combattant vers un horizon mortel. Pour que de tels guides émergent du lot commun, il fallait de fantastiques modèles qui mobilisent ceux parmi les meilleurs qui se destinaient au métier des armes et leur signifient les aptitudes requises pour conduire le combattant. Cela fut le produit du travail symbolique séculaire d’une mémoire collective, bricolant, sédimentant, renouvelant et transmettant une avalanche de signes, d’images, de récits, etc. à partir d’actions ou de figures héroïques sélectionnées parce que réputées avoir galvanisé le combattant.

En final, on obtient cet imaginaire de l’armée de Terre française avec ses horizons peuplés de puissantes figures de chef: comme une réponse à l’expérience séculaire d’un chaos, celui du combat final de l’infanterie ou de la cavalerie.

Il y a, bien sûr, plusieurs types de modèle de chef héroïque. Ils évoluent, varient et se déclinent en fonction de conditions historiques et de types de combat! Trois caractères sont communs à ces modèles.

  • Le chef est debout dans la mêlée, en tête de la troupe ou la dominant du regard
  • À pied ou cavalcadant, il désigne la direction: il connaît le chemin
  • Il est tourné vers ses hommes[4]. C’est Bonaparte sur le pont d’Arcole, Kleber, Driant, Bournazel, Leclerc, Jeanpierre, Bigeard, etc.

Dans ces trois caractères, on retrouve trois thématiques qui ne cessent de hanter des rhétoriques sur le commandement: celle de la bravoure et de la fougue du chef au contact, celle de l’anticipation et de la compétence, celle enfin du souci de l’homme et de son économie.

 

Sublimation de la mission

Mais attention! On peut imaginer que dans des situations extrêmes, de jeunes chefs dont l’attitude était conforme à cet archétype furent confrontés à une interrogation tragique: ce combat vaut-il que j’y sacrifie la vie de «mes hommes»? La dramaturgie du cinéma de guerre américain renvoie sans cesse à ce débat. Elle montre d’ailleurs que pour certains officiers, cette question ne vient même pas à l’esprit. Mais dans l’harassement de l’épreuve, lorsque le répit survenait dans la fureur du combat, l’humanité d’officiers et de sous-officiers a pu chez eux produire du désarroi: au nom de quoi devrais-je conduire vers la mort ces hommes avec lesquels j’ai partagé tant d’épreuves?

On peut concevoir qu’à l’expérience de ces choix tragiques, la tradition ait répondu par la glorification de la mission: sublimée, elle tranche le dilemme. «Révérez ces héros! Ils ont sacrifié leur vie pour la mission!», énoncent ces symboliques que la mémoire collective a fabriquées, sélectionnant dans les expériences de batailles les actes réputés incarner le combat sacrificiel. Ces actes sélectionnés furent colportés, cités, récités, jusqu’à ce que certains soient fixés dans ces célébrations où le sacré se mêle à la fête profane: et voici Camerone, Sidi Brahim, Bazeilles, Uskub pour les spahis, etc. qui récitent la gloire promise à «l’esprit de sacrifice»! «Ils furent ici moins de soixante opposés à toute une armée. La vie plutôt que le courage abandonna ces soldats français» raconte l’évangile du combat de Camerone. Le message est clair: l’individu doit être sacrifié à une cause collective qui lui est supérieure et son sacrifice glorifié. De telles constructions symboliques dont le sens a été intériorisé déchargent le chef du poids de son humanité: dans des situations extrêmes, cet imaginaire du sacrifice et de la primauté de la mission sera censé s’imposer, occulter ses états d’âmes et trancher l’éventuel débat entre la vie et la mort des siens. De bons esprits s’étonnent que soient ainsi célébrées des défaites plutôt que des victoires. C’est ne pas percevoir la fonction sociale et politique de la mythification de ces barouds désespérés: par leur dimension paroxystique, ils célèbrent la soumission de l’individu à un intérêt supérieur que médiatise la mission. Jusqu’au sacrifice!

Il appartiendrait aux historiens de s’interroger sur les conditions sociales et historiques d’émergence de telles expressions symboliques. On ne peut exclure que leur élaboration soit en rapport avec le travail accompli sur l’imaginaire des Français par la Troisième République à la fin du XIXème siècle, notamment par «l’invention de traditions»[5] glorifiant l’idée nationale.

De cette structuration de l’imaginaire de l’armée de Terre, qu’est ce qui persiste, qu’est ce qui se modifie?

 

Persistances et traditionalismes?

Les modèles de chef produits par les armes de mêlée continuent à dominer l’imaginaire de l’armée de Terre. En 2000, exploitant les résultats de plusieurs enquêtes administrées sur les saint-cyriens dans les années 1990, Bernard Boene observait que parmi cette population d’élèves officiers – comme parmi celle des élèves de l’École militaire interarmes (EMIA) - «le désir de servir dans des subdivisions d’élite» (Légion, troupes de marine, troupes aéroportées, etc.) était majoritaire. Il notait l’«effet de halo» dont bénéficient une minorité d’élèves qui identifient exclusivement leur projet de carrière aux armes de mêlée et à des subdivisions d’armes prestigieuses[6]. «L’image de l’officier combattant et meneur d’homme» reste «profondément enraciné dans la communauté militaire et notamment dans l’armée de Terre» note, par ailleurs, Fabrice Hamelin, analysant les politiques de formation des officiers saint-cyriens sous la Cinquième République. Malgré la «tentation technocratique» et les avancées d’un modèle de formation académique dont le but est de légitimer la «réintégration d’une parti du corps des officiers parmi les groupes professionnels qui composent la haute fonction publique», il constate combien «le référentiel opérationnel» est resté prépondérant dans la formation initiale des officiers de l’armée de Terre[7]. On retrouve encore l’expression dominante de ce mythe du chef au combat dans un récent ouvrage, «Paroles d’officiers». Ses propos, notamment dans une opposition entre commandement et management, sont très orientés par une conception traditionnelle de l’officier dont le cœur du métier resterait «le commandement au combat»[8].

Pour comprendre la persistance de cet archétype guerrier dans un contexte culturel contemporain qui n’en favorise nullement l’expression, il est nécessaire, me semble-t-il, de porter le regard sur une moyenne période en considérant les impacts des «changements successifs et rapides qui ont modifié les conditions de l’existence militaire au cours des dernières décennies»[9]. Il faut d’abord prendre la mesure de l’aggiornamento brutal et rapide qui marquera l’armée de Terre à la fin des années 1970, puis celle des processus successifs qui, s’échelonnant jusqu’à la fin du siècle, réduiront son format, la professionnaliseront et la «civiliseront» en cherchant à rationaliser ses modes d’organisation et de gestion selon des critères techniques et économiques. Or, dans les secteurs traditionnels de l’armée de Terre, ces changements rapides et cumulés seront ressentis – à tort ou à raison, peu importe ici – comme des atteintes à la spécificité d’une vocation combattante. D’où un faisceau de réactions identitaires qui entretiendront, diffuseront, voire radicaliseront – notamment dans les écoles de cadres – les références à l’épique combattant, comme une mise en question des évolutions modernistes et gestionnaires de l’institution. Ce phénomène de protestation contre les percées de la modernité dans l’institution militaire sera par ailleurs nourri çà et là par des représentations décadentes des mouvements qui travaillent la société française dans cette fin de siècle. Ainsi des «Libres opinions» publiées par Armées d’aujourd’hui dont certaines expriment «la vision inquiétante d’un monde en décomposition», «crépusculaire» d’où disparaissent les «valeurs fondamentales de la fonction guerrière». Y transparaît une sorte de «militantisme éthique des militaires», appelés à la transmission et à la préservation des valeurs militaires[10]. À ces mouvements internes et externes qui agressent l’univers combattant, vient se greffer à partir des années 1980 le recours de plus en plus fréquent aux forces combattantes dans des opérations extérieures. Mais à contre emploi: le combattant castré sacrifié sur l’autel de la paix! Au cours du dernier quart de siècle, ce serait cette conjonction de facteurs qui, par réaction, aurait favorisé dans l’armée de Terre la persistance, voire le durcissement d’un môle culturel dominant, proclamant contre l’air du temps sa vocation séculaire.

Il faut ici emprunter à une anthropologie attentive aux dynamismes qui résultent de la confrontation de cultures traditionnelles à des processus de modernité: ce mouvement de réactions identitaires qui a travaillé l’armée de Terre ces dernières décennies est assimilable à un «traditionalisme». La tradition, c’est «ce qui va sans dire pour celui qui vit dans la tradition» observait Gabriel Gosselin. «Le traditionalisme proprement dit apparaît le jour où de l’intérieur de la tradition, est effectué un choix conscient en faveur de celle-ci» et, citant E. Weil, il ajoute: «L’émergence même du traditionalisme montre que la tradition s’est éloignée»[11].

Nombre d’indices montrent comment, depuis les années 1980, ont été redécouverts, réactivés et réaffirmés des signes, des états d’esprit, des pratiques, des comportements hérités d’un passé guerrier qui avaient été remisés au grenier de la maison combattante après la guerre d’Algérie: que l’on pense, par exemple, à la réinvention du 1er régiment de tirailleurs ou au réemploi de signes identitaires issus des régiments de l’armée d’Afrique[12]. Comment, par ailleurs, ne pas être frappé par cette antienne qui trame aujourd’hui le discours militaire contemporain et proclame la vocation de l’officier à «donner la mort» et à la «recevoir» [13], alors que jamais, sans doute, au cours de cette période, le militaire français a si peu combattu et que s’il a reçu la mort, il l’a bien peu donnée. Naguère, le combattant n’éprouvait nul besoin de gloser sur la mort, qu’elle soit donnée ou reçue: il se contentait de se battre et la tradition transmettait son épreuve.

Ces dernières décennies, aurait ainsi émergé dans l’armée de Terre un «traditionalisme fondamental» recherchant «la sauvegarde des valeurs, des agencements sociaux et culturels fortement cautionnés par le passé». On pourrait également évoquer dans certains cas un «pseudo traditionalisme», pour lequel la «tradition devient un instrument des stratégie» permettant «d’exprimer une revendication» ou de marquer «une dissidence à l’égard des responsables modernistes»[14]. C’est au travers de ce contexte culturel qu’il faut interpréter la persistance de cet imaginaire du chef au combat, comme une résistance à une modernité mettant en question une tradition combattante.

 

Quand la mission est délégitimée

Ce «traditionalisme fondamental» se lit aussi dans une sorte de mise en eucharistie de la mémoire et des reliques des combats sacrificiels qui symbolisent l’esprit de sacrifice et la sublimation de la mission. Telle est l’impression que l’on éprouve lorsque l’on compare les commémorations de Camerone d’hier et d’aujourd’hui: la cérémonie dépouillée, intimement sacrée des années 1950 à Sidi Bel Abbés est devenue à Aubagne une grand messe publique célébrée avec un faste quasi religieux[15]. L’impression est identique lorsque l’on considère la gestion symbolique de la main en bois du capitaine Danjou conservée dans une châsse ou les vestiges du sarcophage dans lequel furent placés les corps des chasseurs tombés au marabout de Sidi Brahim. Hier, ces objets de mémoire habitaient une simple salle d’honneur à Sidi Bel Abbès ou un musée artisanal des chasseurs à Vincennes. Aujourd’hui, à Aubagne ou au château de Vincennes, chacune de ces reliques est exposée dans sorte de sanctuaire: dans une crypte où l’atmosphère religieuse appelle au recueillement.

«Traditionalisme fondamental» encore dans le code du légionnaire établi à la fin des années 1980 et maintenant récité rituellement par les impétrants? Or, ce code n’est jamais que l’expression verbalisée et emphatique de comportements qui hier caractérisaient le style légion et dont la norme se transmettait par tradition: par l’exemplarité de chefs charismatiques, par des pratiques coutumières régissant la vie sociale, par des récits légendaires, etc.

«La mission est sacrée – énonce ce code –, tu l'exécutes jusqu'au bout et si besoin, en opérations, au péril de ta vie». Voilà l’esprit de sacrifice codifié ! Mais quelle est la signification de ces processus qui maintenant mettent en religion et codifient ce qui hier n’avait nul besoin d’être aussi publiquement clamé et proclamé? Tout laisse à penser que nous sommes devant des tentatives de sauvegarde d’états d’esprit et d’attitudes transmises par la tradition combattante dont les fondements seraient aujourd’hui «ébranlés»[16]par la régression des grands mythes nationaux, par les poussées d’un individualisme appelant des raisonnements utilitaires, mais aussi par des contextes d’engagements des forces terrestres, qui, dépourvus d’un enjeu national vital, rendent illégitimes de sacrifier des vies pour la mission.

«Le caractère sacré de la mission est une notion qu’il faut oublier ici(...)» Voilà ce que pouvait écrire un commandant de bataillon dans son rapport de fin de mandat, en Bosnie il y a quinze ans, dans le contexte de l’interposition des casques bleus français sur Sarajevo[17]. Ce que posait implicitement cette réflexion, c’était déjà le problème de missions à ce point délégitimées par des conditions politiques, idéologiques et tactiques d’engagement que la symbolique du sacrifice n’avait plus aucune efficience. Là-bas, bien des chefs se sont alors trouvés nus, confronté à l’interrogation fondamentale de leur office: «Pour quoi devrais-je sacrifier la vie des miens?»

Que l’on songe au drame qu’un jeune officier a vécu à Sarajevo en mai 1995 durant la crise des otages. Chef d’un peloton, il avait reçu mission de contrôler l’utilisation de canons et de chars serbes regroupés sur une position serbe. Son poste était implanté, «incarcéré» sur cette position! [18] Aucun espace ne lui permettait de manœuvrer, le cas échéant: «J’estime que nous avons été mis dans une position indéfendable», déclara t-il plus tard. Le 26 mai dans l’après-midi, il fut capturé par surprise par les Serbes, frappé à plusieurs reprises et menacé de mort s’il ne déposait pas les armes. Il résista. Tirs de mortier et de roquettes sur son poste! En fin de soirée, à nouveau menacé de mort et de la destruction totale de sa position, il donna l’ordre à son peloton de rendre les armes. Plus tard, il reçut des ses hommes un poème, naïf mais émouvant:

                «Ce jour là, mon lieutenant, vous avez été grand

                Vous étiez prisonnier, et vous avez pourtant,

                Pris cette décision de tous nous voir en vie,

                En déposant les armes, face à cet ennemi (…)»

Devant l’inanité de sa mission, placé dans une position tactique d’impuissance, ce chef choisit la vie des siens plutôt qu’une mort probable. Aux yeux de ses hommes, il fut héros!

Comme en écho, voici les résultats d’une enquête administrée en 2002 sur les saint-cyriens en deux vagues: à l’entrée et à la sortie de l’École; à la différence des enquêtes sur les élèves officiers citées précédemment qui n’autorisaient aucune comparaison, celle-ci permettait de saisir les effets de trois ans passés à Saint-Cyr. Alex Alber, qui l’exploita, observe que les saint-cyriens sortants se distinguent des entrants «par un rapport plus nuancé aux dimensions sacrificielles du métier». «Une affirmation telle que "la mission prime la vie quelle que soient les circonstances" suscite chez eux une désapprobation plus marquée que chez les entrants (…). La vision (…) sacerdotale de l’office militaire, marquée (…) par la rhétorique sacrificielle, laisse la place à une vision beaucoup plus réaliste du métier, qui implique notamment le souci marqué de la rémunération, du respect des charges et horaires de service, et qui accueille avec beaucoup moins d’hostilité l’hypothèse d’une reconversion précoce». Et Alex Alber de conclure que ce «désenchantement» «permet, finalement, de produire de vrais professionnels à même de faire la différence entre une rhétorique essentiellement commémorative et la réalité du métier d’aujourd’hui»[19].

«Ne pas ramener de cercueils à la maison!» Telle serait aujourd’hui la hantise de grands et de petits chefs, tant le plus souvent les engagements de l’armée de Terre sont dépourvus d’enjeux politiques vitaux qui légitiment d’y sacrifier des vies. La puissance de la symbolique sacrificielle a ses limites. Elle s’efface devant le sentiment d’absurdité d’une mission, lorsque celle-ci apparaît comme un faux-semblant, lorsque les conditions politiques de l’engagement en font une tâche aux finalités obscures ou douteuses, lorsque la tactique n’articule pas l’exécution de cette mission avec l’objectif concret d’un échelon supérieur. Alors le chef se trouve nu, face aux regards de ses hommes. Si ce chef est un soldat chargé d’humanité et non un militaire en quête de hochets honorifiques, si la vie de ses hommes est en jeu, il n’aura qu’une pensée en tête: «Tous les ramener à la maison!» Sa victoire résidera dans la vie sauve de ceux qu’il commande.

Aujourd’hui, il ne suffit plus de proclamer que la mission est sacrée. Il ne suffit plus de sacraliser la mémoire de combats sacrificiels, sous peine de rester dans l’incantation. Il faut réactiver cette mémoire collective en construisant de nouveaux récits qui fassent sens pour les nouvelles générations de combattants. Il faut que l’action politique ressource l’action militaire en la réinvestissant de finalités nationales. Il faut enfin que les conditions idéologiques et politiques de l’emploi des armes soient légitimées par un intérêt supérieur.

À défaut, on s’acheminera à terme vers des forces combattantes régies par le droit contractuel et par le marché: celui de la rémunération financière, celui où s’évalue la réputation des chefs et des unités combattantes, celui de l’offre d’aventure. Ce seront effectivement de «vrais professionnels»: en quelque sorte un «mercenariat d’État» pour reprendre une expression provocatrice du Général Thomann (non publiée). Honneur et Fidélité se substituera à Honneur et Patrie. Le soldat nouveau mourra encore pour sauver un copain, pour défendre son unité, pour sauver son chef. Mais celui-ci ne sera plus mobilisé par une force symbolique qui, émanant de la puissance d’un intérêt national, le contraindra à exécuter sa mission au péril de la vie des siens. Choisissant de «tous les ramener à la maison», il contournera le risque mortel. Il adoptera des tactiques d’évitement et une logique sécuritaire. Il fera son job, sans plus, en évitant les accidents du travail.

 

 

[1] Cf. E. Morin, «Sociologie», Fayard, 1984, p. 159 et suiv.

[2] Cf. A. Thiéblemont, «Approche critique de la notion de culture militaire», dans F. Gresle (dir.) «Sociologie du milieu militaire», Paris, L’Harmattan, 2005, p.15-27.

[3] Cf. A. Thiéblemont, ibidem, p. 20 et suiv.

[4] Les écrits de soldats (carnets de route, mémoires, correspondances) rédigés durant la guerre de 14-18 ou immédiatement après fournissent maintes illustrations de l’officier respecté: «c’est celui qui franchit la ligne des avant-postes, qui va à pied (dans les marches), donne des ordres précis, ne perd ni la tête ni le chemin. C’est un meneur de troupe qui connaît ses hommes un par un». Cité par Jacques Meyer, «La vie quotidienne des soldats pendant la grande guerre», Hachette, 1966, p.281.

[5] Sur ce point, cf. E. Hobsbawn, «Inventer des traditions», dans «Usages de la tradition - Enquête n°2»: 1995, éditions Parenthèses, p. 171-189.

[6] Cf. Bernard Boene, Le recrutement direct des officiers des armes de l’armée de terre, «Les Champs de Mars» n°7, I/2000, p.109-125, p. 113, 114, 123.

[7] Fabrice Hamelin «Le combattant et le technocrate. La formation des officiers à l'aune du modèle des élites civiles», «Revue française de science politique» 3/2003 (Vol. 53), p. 435-463 – p. 443-445. La notion de «tentation technocratique» utilisée par l’auteur renvoie «à la valorisation d’une compétence technique (…) attestée par le passage par des écoles particulièrement sélectives et prestigieuses» et par là à l’accès à un statut social mettant ceux qui en sont issus «en situation de réclamer une place (…) dans le groupe des dirigeants de la société, en arguant d’une compétence professionnelle (…)  reconnue dans le travail politique». (p.436-437)

[8] J.C Barreau, amiral J. Dufourcq, F. Toulon, «Paroles d’officiers», Paris, Fayard, 2010, p.137.

[9] Ce qui suit est développé dans. A.Thiéblemont, «Réveils identitaires dans l’armée de Terre», Inflexions civils et militaires: pouvoir dire, La documentation française, juin septembre 2009, n°11, p. 73-85.

[10] Cf. M.A. Paveau, Paroles de militaires : les «Libres réflexions sur la défense» dans la revue Armées d'aujourd'hui, 1986-1996, Mots-Les langages du politique, 1997, vol. 51, p. 58-74, p. 65, 68. 

[11] G. Gosselin, Tradition et traditionalisme, Revue française de sociologie, XVI, 1975, p. 215-227, p. 219-220.

[12] Cf. sur ce point, A. Thiéblemont, «Réveil identitaire…»,  art. cit.

[13] Cf. notamment, JC. Barreau et alii,  op. cit, p. 130, 137.

[14] Ces concepts sont empruntés à G. Balandier, op.cit.,  p. 121.

[15] Cf. A. Thiéblemont, «Les paraîtres symboliques et rituels des militaires en public», dans A. Thiéblemont (dir.), Cultures et logiques militaires, p. 163-210, p.196-197, 200 et suiv.

[16] Cf. «L’exercice du métier des armes dans l’armée de Terre», Emat, janvier 1999, dans lequel son rédacteur, le Général Bachelet exprime le sentiment d’«ébranlement des repères et des références» de l’action militaire en raison des «profondes transformations qui affectent le contexte géostratégique, les équilibres économiques et financiers, les mentalités (…) et  l’armée française elle-même».

[17] Cité par A. Thiéblemont, «Expériences opérationnelles dans l’armée de Terre – Unités de combat en Bosnie (1992-1995)», (3 tomes), Les documents du Centre d’études en sciences sociales de la Défense, novembre 2001, tome 1, p. 78.

[18] En avril 1995 dans le secteur de Sarajevo, suite à des accords de cessez-le feu intervenus en février 1994, il existait plus de 40 positions françaises imbriquées dans les lignes de front ou implantées sur des positions serbes: des «otages potentiels»! En particulier, un ultimatum imposé par l’OTAN aux forces de la République serbe de Bosnie (Vrs): leurs armes lourdes devaient être retirées au delà d’une zone d’exclusion de 20 kilomètres autour de la ville. Prétextant maintes difficultés pour déplacer certains de leurs canons ou de leurs chars, les chefs de la Vrs obtinrent de la Force de protection des Nations Unies (Forpronu) la possibilité de regrouper certains de leurs armements sur leurs propres positions: ils y seraient placés «sous la garde» de la Forpronu ! Des postes de casques bleus furent alors implantés au milieu des positions bosno-serbes avec pour mission de «garantir la neutralisation» de ces armements: une mission impossible puisque ces postes étaient en réalité sous le contrôle des séparatistes serbes! Dans la journée du 26 mai 1995, au moins deux cents casques bleus dont une centaine de soldats français furent capturés ou encerclés par les Bosno-serbes. Cf. le détail de cet épisode et le drame vécu par cet officier dans A. Thiéblemont, ibidem,  tome 1, p. 63-68 et 74- 81.

[19] Alex Alber, «Une socialisation professionnelle par l’histoire: la formation morale des saint-cyriens et le martyrologue patriotique», Temporalités [En ligne], 6/7 | 2007.

 

 

Le Colonel (H) André Thiéblemont est breveté de l’EMSST, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et titulaire d’un DEA de sociologie. Il a quitté l’uniforme en 1985, après avoir servi à la légion étrangère, dans des régiments motorisés, au service d’information du Premier Ministre, puis au service d’information et de relations publiques des armées. Parallèlement, il a mené depuis les années 1970 des recherches articulant le quotidien du militaire et du combattant avec les dimensions politiques, idéologiques et culturelles de la vie des armées et de la société française. Ses travaux ont fait l’objet de nombreuses contributions à des revues françaises ou étrangères (Cahiers internationaux de sociologie, Ethnologie française, Pouvoir, Revue des deux mondes, Sciences humaines, Le Débat, Armed Forces and Society, etc.). Il a notamment publié «Cultures et logiques militaires» (Puf, 1999), «Expériences opérationnelles dans l’Armée de terre: unités de combat en Bosnie 1992-95», Paris, Les Documents du Centre d’études en sciences sociales de la Défense (C2SD), 2002 et «Le métier de sous-officier dans l’armée de Terre» (avec C. Pajon), Paris, Les Documents du C2SD, 2004.

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Titre : La culture de l’armée de Terre à l’épreuve de la modernité : l’imaginaire du chef et la sublimation de la mission
Auteur(s) : le Colonel (H) André THIÉBLEMONT
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