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✅ Les mots et la guerre. Autour du livre Le Soldat XXe-XXIe siècle

Revue militaire générale
Histoire & stratégie
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En janvier 2018, le général Lecointre dirige la publication d’un ouvrage simplement intitulé : soldat XXe - XXIe siècle 145 . Ce livre regroupe une série de contributions publiées initialement dans la revue Inflexions. La sortie du livre, aux éditions Gallimard, suit une tribune signée du même général et parue quelques jours avant dans Le Figaro146. Dans cette tribune, le nouveau chef d’état-major des armées appelait les officiers français, ceux qui avaient vocation à commander au plus haut niveau, à prendre la plume et à penser ce qu’ils étaient en train de faire, ce qu’ils étaient appelés à faire, et ce qu’ils étaient : des soldats au XXIe siècle.  Ce faisant, le général montre ainsi l’exemple, accompagné de quelques officiers ainsi que des universitaires.


En matière d’écriture, surtout quand il y a – considérant les enjeux – une certaine ambition, tout est symbolique et se trouve chargé de sens. La couverture de l’ouvrage est une photographie d’un soldat, fusil d’assaut en main, debout, de dos, entre deux blindés, regardant un grand incendie qui occupe tout le fond de l’image. Le brasier, dont on devine le combustible à sa base, s’élève et domine le soldat qui lui fait face ; le bord de la photographie coupe la cime des flammes. Il y a dans cette image, et c’est sa fonction, comme un résumé de l’entreprise et de sa difficulté. Le lecteur, qui devient aussi spectateur, n’a pas accès à ce feu, le soldat fait écran. C’est un résumé de l’ambition intellectuelle de la revue Inflexions. Comme le rappelle Emmanuelle Rioux, la revue est née du constat qu’avec la fin du service militaire, le lien entre la société civile et l’armée allait se distendre et qu’il fallait donc inventer de nouvelles médiations147. Au cœur d’un projet, il y a celui du sens, comme le rappelle encore Mme Rioux, et cette question ouvre le premier dossier148. Dans ce cadre, le grand feu que le soldat regarde, parce que c’est sa mission, devient de moins en moins accessible pour qui ne le regarde pas directement, et de moins en moins de personnes le regardent directement.

Ce qui va guider notre lecture, c’est la manière dont les différents auteurs, chacun avec sa perspective, vont articuler cette question de la production du sens et surtout de l’institution qui le produit et qui est, dans le cadre de l’armée en démocratie, toujours le politique. Il ne s’agit donc pas de rendre compte globalement d’un ouvrage très riche, aux textes variés et complexes, vingt-quatre en tout, regroupés en trois thèmes, « Du Soldat», « Au Combat », « Le Retour », mais d’offrir un parcours singulier, une lecture.

Autour de la question du sens, ce qui est placé au centre des analyses des auteurs est, en toute logique, l’institution productrice. Force est de constater à la lecture des différentes contributions que cette institution du sens est toujours ou presque, pour les auteurs, interne à la communauté militaire. Il y a des raisons à cela.

Le « dressage du corps », qui est au centre de l’entraînement militaire, régulièrement renouvelé mais transmis, constitue l’ethos militaire. C’est dans l’apprentissage de la subordination d’une personne à une autre, de son corps à ce qu’on définit comme sa volonté, que se creuse l’écart avec le monde civil et que s’inculque le culte de la bravoure, qui est avant tout un rapport à l’institution et à son corps comme le rappelle à la fois Pierre-Joseph Givre et Jean-Michel Bachelet149. Cependant, comme le général Bachelet le souligne, la bravoure reste profondément liée à une certaine conception de la société et de l’imbrication du monde militaire et des militaires dans la société toute entière150. Le général Bachelet mesure d’ailleurs parfaitement comment, à partir de grands moments construits, reconstruits, l’idéal-type de la bravoure s’élabore à l’échelle d’un corps réduit : Légion,  troupes de marine, chasseurs151. Ces analyses placent au cœur de leur réflexion et au seuil de l’ouvrage l’affirmation qu’être soldat suppose une transformation par l’intégration : on parle à juste titre d’incorporation de la discipline qui permet, en théorie du moins, une maîtrise du corps, dans le combat, pour le subordonner à la mission collective152. À la liturgie de la discipline qui transforme les corps répond, en miroir – précisément ce que l’iconographie de la couverture illustre -, un mystère du combat. Le combat occupe la partie centrale de l’ouvrage.

L’incorporation de la discipline, la subordination au groupe font de ce dernier l’instance de récompense - comme en témoigne l’ambivalence vis-à-vis des décorations affichées - racontée par Xavier Boniface et Hervé Pierre153. Cependant, une question s’impose à la lecture de l’ouvrage : le lien avec l’extérieur, avec la société qui commissionne l’armée et donc les soldats. On comprend que la réflexion sur ce lien ne soit pas évidente, car elle ouvre sur un terrain sensible154. Cependant, force est de constater que le soldat, dans le texte comme sur la couverture face au feu, est dépeint dans une grande solitude.

À ce titre, quand affleure l’extérieur et particulièrement le pouvoir, on touche toujours au sensible. L’importance de la question se retrouve dans l’ampleur des affects que ce contact suscite, comme si l’incorporation au monde militaire avait rendu l’extérieur plus impressionnant. Dans leur réflexion sur le rôle des décorations, la décision d’attribution est toujours une irruption de l’extérieur qui ressaisit une expérience collective mais restreinte et même secrète155. La douleur est une modalité essentielle de construction du rapport à l’extérieur,  dans le différentiel entre l’expérience parfois « innommable » et les mots que le monde civil est capable de poser sur l’expérience de guerre156. En arrière-plan, c’est la compréhension de ce qu’il en coûte de s’incorporer qui est vue comme une cause de souffrance et, au-delà, comme l’explication de ce qui place en porte-à-faux. Les contributeurs pointent d’ailleurs que lorsque l’expérience militaire est saisie par d’autres modalités de catégorisations du réel, il y a une tension. Ainsi, le droit vient ressaisir et décaler le rapport à l’autorité créé lors de l’incorporation. En effet, il existe une tension entre les catégories générales du cadre légal et celle créées de fait par l’expérience de la hiérarchie pour la guerre157. C’est pourquoi, penser la puissance et l’autorité - des représentations incorporées pour faire la guerre - conduit à penser les cas de désobéissance comme à la fois le signe d’une pathologie à l’échelle de l’institution – puisque l’armée ne peut pas ne pas être pensée hors de la fidélité à l’État – et comme participant, malgré tout, à leur manière, d’une éthique158. La démonstration qui est faite est qu’un même principe pousse d’un côté le général Zeller à prendre une part active dans un putsch et le général de Bollardière à demander à être relevé de son commandement pour ne pas cautionner les méthodes du général Massu à Alger car : « …sous ses ordres [ceux du général Massu], les enlèvements, la torture, les « disparitions » se multiplient»159. C’est peut-être tout l’intérêt d’une comparaison  psychologique  : la faculté à mettre sur le même plan des gestes pour les uns tout à fait illégaux et pour les autres parfaitement légaux. Par cette démarche, on peut faire apparaître à quel point être soldat ne peut se comprendre que sur le plan d’une éthique personnelle vécue comme opposable au monde extérieur, quel qu’il soit. L’intérêt de cette contribution, placée entre des réflexions sur la désobéissance et d’autres sur l’autorité, est de restituer une éthique, mais aussi, en reprenant l’imagerie de la couverture, une esthétique, du fait d’être soldat et, peut-être, plutôt officier, comme une démarche avant tout individuelle. L’armée apparaît alors, mais c’est un prisme déformant quant à sa nature, comme la rencontre de personnalités profondément éthiques et dont la dimension morale individuelle et collective fonde la capacité à affronter la violence du combat.

Autorité, celle du supérieur mais aussi celle de la mission, et désobéissance sont autant d’effleurements de cette question du pouvoir. L’armée est un instrument politique par nature du fait que, dans l’État moderne, elle est l’instrument premier de conservation du monopole de la violence légitime. Dans d’autres configurations politiques, le contrôle de la force confère le pouvoir, sauf à faire de l’exercice de la violence une fin en soi, mais la question des castes guerrières n’est pas celle qui nous concerne au premier chef160. L’armée est un instrument au service d’une politique, comme la guerre a pu être vue comme la poursuite de projets politiques. Penser le sens de la guerre et de la situation de soldat aujourd’hui en France, c’est donc nécessairement penser l’articulation du politique et de l’armée. Dans les contributions du volume, la question du politique est d’autant plus intéressante qu’elle est à la fois présente de fait mais absente en apparence.

C’est sans doute l’absence de sens ressentie par les soldats qui, en grande partie, blesse par contre coup ; c’est du moins ce qu’on perçoit en arrière- plan de la présentation de cas de troubles de stress post-traumatique faite par Yann Andruétan quand il évoque les effets, une fois revenu au pays, de ce qu’il nomme « la mort rouge »161. Tuer n’est pas sans conséquences  ; cela l’a-t-il  jamais été ? C’est  d’ailleurs cette question que pose, d’une manière plus anthropologique, l’auteur en allant à la recherche dans les sociétés du passé de ce rapport à la mort volontaire162. De manière intéressante, il rappelle la formule « vivre et laisser mourir », célèbre  parce qu’associée à un titre de roman de Ian Fleming, à un film de Guy Hamilton et à une chanson de Paul Mc Cartney163. L’enjeu pour l’auteur est bien de penser l’articulation au soldat - qui est aussi un individu qui, en conscience, doit faire face seul à la nature même de son acte - et l’institution qui le mandate. En effet, c’est dans l’incapacité à se positionner clairement entre l’acte de tuer et l’institution qui l’a commandé que se trouve toute la difficulté pour l’esprit et la souffrance en résulte. Cette situation, qui est une forme de solitude, se trouve renforcée par l’éloignement en partie volontaire de nos sociétés vis-à-vis de la violence, et particulièrement de la violence reçue à la guerre, comme l’atteste la demande sociale et même politique pour une guerre sans morts, ou du moins sans morts visibles164. Yann Andruétan, ce faisant, met en évidence que c’est dans un jeu de langage, et donc de catégories, que se trouve la solution pour articuler l’action individuelle, la décharger le plus possible du poids de l’acte, et du collectif commanditaire de l’acte165. En inventant des catégories pour créer un acte ou encore en déshumanisant par des surnoms l’adversaire, on construit les conditions de possibilité d’un passage d’un groupe de guerriers à une armée moderne. Dans une perspective historique, on peut voir le passage à l’État moderne comme une extension de la condition militaire au-delà d’un petit groupe guerrier et, dans le même temps, la confrontation d’une plus grande part de la population avec le pouvoir de vie et de mort, et donc comme la nécessité sociale de nommer ce pouvoir pour s’y confronter collectivement.

Ainsi, incidemment, au détour de cet ouvrage dirigé par le général Lecointre, une question politique surgit de cet ensemble de récits et de réflexions sur le groupe chargé d’exercer la violence et la mort au nom de la société française : le rapport du politique à sa propre violence. En effet, la formule connue « vivre et laisser mourir » est au cœur de la lente élaboration de notre modèle politique, comme Michel Foucault l’a précisément mis en évidence dans le cours professé au Collège de France Il faut défendre la société166. Il ouvre sur la nécessité de replacer la guerre au centre d’une analyse qui s’est fixée pour objectif une histoire des idées de l’État167. Ce faisant, il montre comment le rapport à la mort est au cœur de la souveraineté  moderne :

« En un sens, dire que le souverain a droit de vie et de mort signifie, au fond, qu’il peut faire mourir et laisser vivre ; en tout cas, que la vie et la mort ne sont pas ces phénomènes naturels, immédiats, en quelque sorte originaires ou radicaux, qui tomberaient hors du champ du pouvoir politique. Quand on pousse un peu plus et, si vous voulez, jusqu’au paradoxe, cela veut dire au fond que, vis-à-vis  du pouvoir, le sujet n’est, de plein droit, ni vivant ni mort.  […] Le droit de vie et de mort ne s’exerce que d’une façon déséquilibrée, et toujours du côté de la mort. L’effet du souverain sur la vie ne s’exerce qu’à partir du moment où le souverain peut tuer. […] Et je crois que, justement, une des plus massives transformations du droit politique du XIXe siècle a consisté, je ne dis pas exactement à substituer, mais à compléter ce vieux droit de souveraineté – faire mourir ou laisser vivre – par un autre droit de souveraineté […]. Le nouveau droit de souveraineté, c’est donc celui de faire mourir ou de laisser vivre. Et puis, c’est ce nouveau droit qui s’installe  : le droit de faire vivre et de laisser mourir. »168

Pour conclure, peut-être nous faut-il revenir à l’illustration de la couverture. Légèrement au-dessus du soldat, en arrière-plan, à mi-chemin entre lui et le brasier, un miroir. En toute logique, on devrait y voir le photographe, mais, de manière similaire au miroir peint par Diego de Velasquez dans Las Meninas169, le miroir ne renvoie pas à celui qui regarde l’image, comme un mécanisme de la représentation picturale classique170. Le miroir, celui d’un rétroviseur de VAB, ne renvoie qu’à l’intérieur du véhicule et au monde militaire, et pas à celui du spectateur. Il semble qu’à ce miroir, bien visible mais qui ne reflète rien du monde du spectateur, s’applique précisément cette affirmation : « Car la fonction de ce reflet est d’attirer à l’intérieur du tableau ce qui lui est intiment étranger »171. Comme dans Les Menines, par ce dispositif, ce qui se joue est l’autonomie de la scène dépeinte. Pour Michel Foucault, dans le tableau de Velasquez, il se joue la mise en scène de l’autonomie du pouvoir qui n’a plus besoin d’être représenté directement mais qui, pourtant, organise par son absence toute la scène :

« Peut-être y a-t-il, dans ce tableau de Velasquez, comme la représentation de la représentation classique, et la définition de l’espace qu’elle ouvre. Elle entreprend en effet de s’y représenter en tous des éléments, avec ses images, les regards auxquels elle s’offre, les visages qu’elle rend visibles, les gestes qui la font naître. Mais là, dans cette disparition qu’elle recueille et étale tout ensemble, un vide essentiel est impérieusement  indiqué de toutes parts : la disparition nécessaire de ce qui l’a fondé – de celui à qui elle ressemble et de celui aux yeux de qui elle n’est que ressemblance. Ce sujet même - qui est le même – a été élidé. Et libre enfin de ce rapport qui l’enchaînait, la représentation peut se donner comme pire représentation. »172 se joue, peut-être, dans ce livre, un moment dans l’histoire de la présentation de l’armée, et particulièrement de l’armée de Terre : une recherche de ce qui la fonde en même temps que de ce qui l’organise et, comme le soldat, de ce qui la fait tenir debout près du feu.

 

 

145 Le soldat. XXe-XXIe  siècle, François Lecointre (dir.), Paris, Gallimard, 2018.

146 François Lecointre, « Oser écrire pour renouveler la pensée de l’action militaire  », Le Figaro, 17 janvier 2018

147 Le soldat, op. cit., p. 16.

148 Ibid., p. 15.

149 Ibid., p. 33 et p. 44.

150 Ibid., p. 47.

151 Ibid., p. 42-43, on retrouve dans le texte du colonel Givre une analyse similaire, p. 31.

152 Ibid., p. 62.

153 Ibid., p. 310 et p. 312.

154 La complexité du lien entre le monde de la réflexion sur la guerre, et au besoin sa critique, et le monde de la guerre, c’est-à-dire des armées au sens propre, commence à attirer de plus en plus l’attention des observateurs, comme l’atteste un article, par ailleurs discutable, mais signifiant en soi, paru dans la revue papier du site Mediapart, Alexandre Jubelin, « Qui pense la guerre ?  La France en retard d’une bataille », Le Crieur, 20 février 2018.

155 Le soldat, op. cit., p. 311.

156 Ibid., p. 360-361.

157 Ibid., p. 123 et 133 et 380.

158 Ibid., p. 101.

159 Ibid., p. 113.

160 La question des castes guerrières nous paraît exotique.

161 Ibid., p. 326.

162 Ibid., p.

163 La chanson de Paul McCartney and the Wings est composée par lui et Linda McCartney en 1972 pour la bande-son du film de Guy Hamilton sorti en salles en 1973 et portant le même titre  ; le film  reprend le titre  d’un roman de Ian Fleming paru en 1954, Ian Fleming, Live and let die, Londres, Jonathan  Cape, 1954.

164 La thématique de la guerre sans morts n’est plus tout à fait nouvelle aujourd’hui. Elle est venue avec la révolution dans les affaires militaires  et le renouvellement d’une guerre aux États-Unis où l’horizon d’un confrontation directe et terrestre avec l’URSS se brouillait pour se transformer en la perspective d’une guerre aéronavale et à distance. La première guerre d’Irak aura été la tentative de réalisation de ce fantasme politico-guerrier occidental.

165 Le soldat, op. cit., p. 341 et p. 343.

166 Michel Foucault, Il faut défendre la société, Cours au Collège de France 1976, Mauro Bertrand et Alessandro Fontana (éd.), Paris, Gallimard-Seuil, 1997, p. 193-235.

167 « Il faut donc essayer de terminer, de boucler un peu ce que n’ai dit cette année. J’avais essayé un petit peu de poser le problème de la guerre, envisagée comme grille d’intelligibilité des processus historiques. (…) Et j’ai essayé, la dernière fois, de vous montrer comment la notion même de guerre avait été finalement éliminée de l’analyse historique par le principe d’universalité nationale »., ibid., p. 213.

168 Ibid., p. 214.

169 Diego de Velasquez, Las Meninas, Musée du Prado, Madrid.

170 On peut penser par exemple au miroir dans le tableau de Jean Van Eyck, Les époux Arnolfini,

171 Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966 (2016), p. 30.

172 Ibid., p. 31.

 

David Dominé-Cohn est historien médiéviste de formation (Sorbonne Université et EHESS). Après plusieurs années comme attaché temporaire d'enseignement et de recherche dans l’académie de Créteil, il est maintenant en poste dans un collège REP (Réseau d'éducation prioritaire). Il a participépendant 4 ans au jury du CAPES externe d’Histoire et géographie.

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Titre : ✅ Les mots et la guerre. Autour du livre Le Soldat XXe-XXIe siècle
Auteur(s) : Monsieur David Dominé-Cohn
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