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L'enlisement des armées occidentales: une mise en perspective 1/3

BRENNUS 4.0
Relations internationales
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En octobre 1964, alors que les conseillers du président Johnson réfléchissent aux modalités qui  conduisent  à  inexorablement  accroître l’effort de guerre au Vietnam, le sous-secrétaire d’État George Ball rédige un mémorandum qui s’achève par ces mots prophétiques : « Une fois sur le dos du tigre, nous ne sommes pas certains de choisir l’endroit où descendre »1.

Les opérations récentes menées par les forces armées occidentales, par l’Amérique et ses alliés, en Irak comme en Afghanistan, semblent frappées de la même malédiction : un début rapide, avec une démonstration de la puissance militaire et technologique qui se concrétise par des succès indéniables avant de se prolonger par une campagne de plus en plus longue, sans gain notable et avec à la clé un coût humain et matériel croissant, qui inquiète les décideurs politiques et donne aux influenceurs médiatiques l’opportunité de s’interroger sur la pertinence de l’engagement initial. 


Nathalie Guibert résume le processus à l’œuvre : « Il faut toujours des guerres courtes pour satisfaire une opinion versatile. Les Français soutiennent toujours les « opex » à leur lan- cement, puis les suivent en majorité sans enthousiasme du coin de l’œil dans une sorte d’indifférence fataliste (…). La presse titre toujours après quelques semaines : « Enlisement »2.

Il semble y avoir là matière à discussion : l’enlisement est une action qui voit un objet, un véhicule,  une  personne  s’arrêter  puis  s’enfoncer dans une matière molle. Dans l’histoire militaire, l’analogie avec la période qui débute à la fin de novembre 1914, au moment où les armées alliées et allemandes, épuisées par la « Course à la Mer » et incapables de déboucher, s’enterrent dans les tranchées pour plus de trois années. Désormais, et jusqu’au retour à la guerre de mouvement au printemps 1918, c’est la victoire de la glèbe. A priori, les conflits de la seconde moitié du XXe siècle ne correspondent  plus guère à ces modalités, mais mutatis mutandis, l’enlisement s’est changé en aporie stratégique : désormais, après une première phase rapide et marquée par des succès, les armées et d’abord les forces terrestres parviennent à remplir la première partie de leur mission puis s’épuisent à traquer un adversaire qui se volatilise mais emploie de nouveaux modes d’action asymétriques.

La victoire paraît élusive, comme paraît improbable un désengagement rapide, alors que les conditions minimales de sécurité et de stabilité ne sont pas réunies.

Aussi, dès le début de l’engagement américain en Afghanistan, fin 2001, puis au cours des mois qui suivent la deuxième guerre du Golfe et l’invasion de l’Irak en 2003, les termes de « mission creep » (extension involontaire de la mission) ou de « quagmire » (bourbier) apparaissent au côté d’interrogations plus larges sur la notion de victoire. Autrement dit, l’enlisement illustrerait autant « l’impuissance de la puissance » qui, selon les mots de Bertrand Badie!3,voit des États dont l’instrument régalien principal le monopole de la violence légitime se trouve incapable de répondre à ses missions, soit qu’elles soient hors de sa portée, ou plus fondamentalement, qu’elles ne répondent pas à son catalogue d’emploi.

 

Faisons pourtant fi de ce terme d’enlisement : il s’agit moins d’un concept militaire que d’une facilité qui souligne un senti- ment d’impatience de la part des commentateurs qui espèrent, attendent, soupirent devant l’absence de résultats mesurables et concrets. La problématique est donc bien actuelle et sous-entend une série de questions : au bout de combien de temps s’enlise-t-on ? Un mois, un an, dix ans ? Les États-Unis furent au Vietnam de 1955 à 19734 , et se trouvent en Afghanistan depuis la  fin  2001,  ce  qui  en fait  désormais la  plus longue guerre de leur histoire militaire… Qui juge de la validité d’une telle assertion ? Les militaires eux-mêmes ? Les décideurs politiques ? Les médias? Quelles solutions sont enfin proposées ? Et sont-elles efficaces ?

L’enlisement naît de trois grands problèmes : une stratégie qui évolue au fil de la mission sans prendre en compte l’environnement diplomatique, politique ou socio-économique ; une réponse toujours limitée et tardive ; l’importance des perceptions et de la compréhension des enjeux.

 

La « fine ligne rouge » : l’engagement militaire au prisme des choix politiques et diplomatiques

Comprendre l’enlisement revient à s’interroger sur les raisons de l’engagement militaire : le décalage entre les objectifs définis par le pouvoir politique et leur réalisation donne l’impression (fautive) d’une absence de progrès. Il importe donc de se poser la question de l’état final recherché et de sa poursuite pour jauger de la réalisation des objectifs poursuivis.

Cas d’école, le Vietnam fournit l’exemple d’une escalade incontrôlable : commencée à bas bruit sous Kennedy, le but est alors de soutenir le régime de la République du Sud-Vietnam face à la guérilla viêt-cong. La stratégie est alors orchestrée par deux conseillers du président, le général Maxwell Taylor, ancien chef d’état-major de l’Army, qui avait plaidé pour une armée de Terre capable de mener des « guerres limitées », et Walt Rostow, un universitaire qui juge essentiel d’associer modernisation économique et usage de la force contre les éléments communistes introduits dans le pays5. Fondée sur les principes de la contre-insurrection, la stratégie semble efficace comme  en témoignent  les rapports  remis  à  McNamara,  le   secrétaire d’État à la Défense. Cependant, au cours de l’année 1963, les mauvaises nouvelles se multiplient : l’armée du Sud-Vietnam (ARVN) est étrillée lors de la bataille d’Ap Bac6, tandis que le gouvernement du président Diem fait face à une fronde sociale et religieuse qui conduit à le renverser au profit d’un groupe de généraux.

Malgré ces avertissements, les Américains restent confiants : McNamara recommande à la fin octobre un premier retrait des conseillers militaires et juge que tout sera bouclé à l’été 19657! Il lui faut une tournée sur zone, en décembre 1963, pour se rendre compte que la situation est en réalité catastrophique :

« La stratégie de contre-insurrection avait échoué : le Viêt-Cong attaquait sans relâche les “hameaux stratégiques” ; il en avait détruit la majeure partie et étendait son influence. L’allié sud-vietnamien se trouvait au bord de l’effondrement, sans direction politique stable, ni armée efficace »8.1964 voit donc un tournant s’opérer avec des mesures qui, prises  indépen- damment, répondent aux défis, mais qui ensemble, conduisent vers  une lente  mais  inexorable escalade.  Deux  événements l’expliquent : l’incident du Golfe du Tonkin, en août, donne au président Lyndon B. Johnson l’autorité pour prendre toutes les mesures nécessaires sans consulter le  Congrès (résolution du Golfe du Tonkin) ce qui présidentialise la guerre, tandis que la victoire du même Johnson aux élections de novembre renforce sa légitimité.

Dès lors, les Américains suivent trois directions complémentaires :

1) exercer une pression constante sur le gouvernement communiste de Hanoï pour le forcer à ne plus soutenir la gué- rilla viêt-cong au Sud du 17e parallèle et à accepter un proces- sus de paix,

2) encadrer, former et soutenir l’ARVN en lui don- nant les moyens militaires nécessaires pour à terme prendre sa sécurité et sa défense de façon autonome (« vietnamization »),

3) dans l’intervalle, augmenter les effectifs et déployer des forces terrestres de plus en plus nombreuses pour garantir la protection de l’allié sud-vietnamien : « C’en était fini du simple conseil à l’armée sud-vietnamienne ; des bataillons américains allaient combattre : rechercher l’ennemi en exploitant les atouts de l’aéromobilité, le priver de couverture en répandant des défoliants, le fixer une fois le contact établi, puis le détruire en misant sur la puissance de feu conjuguée de l’artillerie et de l’aviation… Les États-Unis franchissaient une étape décisive, même si les troupes étaient soumises à des restrictions dans l’usage de la force : les combats ne se dérouleraient que sur le territoire du Sud-Viêt-Nam ; il n’était pas question d’envahir le Nord, ni d’attaquer les bases de la guérilla au Laos ou au Cam- bodge. (…) L’optimisme prévalait officiellement. Quand il pré- para le budget pour l’année suivante, en décembre 1965, Robert McNamara minora les coûts attendus de la guerre ; il lui affecta 10 milliards de dollars au lieu des 20 milliards nécessaires, comme si le conflit devait être limité, court et victorieux. »9

Trois ans plus tard, fin décembre 1967, dans un mémorandum au président, McNamara admet qu’aucun objectif n’a été atteint : « La guerre  au Vietnam poursuit  une dynamique propre [momentum of its own] qu’il faut stopper. Une augmen- tation importante des effectifs US déployés, des attaques au Nord, ou des actions au Laos et au Cambodge ne sont pas la réponse. L’ennemi peut les absorber ou les contrer, nous enlisant  encore plus [bogging us down further] et  risquant une escalade  encore plus sérieuse de la guerre10.Il achève  ses recommandations sur un terrible constat, voyant qu’aucune des options qu’il suggère n’a une  chance de « gagner la guerre militairement », ce qui l’amène à ne pouvoir « qu’éviter un embrasement général » et mettre en place un ensemble politico-militaro-diplomatico-pacificateur [a sound military- political/pacification-diplomatic package] qui fasse  bouger les lignes vers un succès dans les années à venir. On  ne  peut en espérer plus. »11

 

[1] George W. Ball, Memorendum : How Valid Are the Assump- tions Underlying Out Vietnam Policy ?, 5 octobre 1964, in « A Light That Failed », The Atlantic Monthly, juillet 1972, p. 33-49.

[2] Nathalie Guibert, Qui c’est le chef ?, Paris, Robert Laffont, 2018, p. 92.

[3] Bertrand Badie, L’impuissance de la puissance: Essai sur les nouvelles relations internationales, Paris, Fayard, 2004.

[4] Si la guerre n’a jamais été officiellement déclarée, on peut considérer qu’elle débute après le 1er novembre 1955 (formation du premier groupe de conseillers militaires améri- cains) jusqu’aux départ des troupes après les accords de Paris en 1973. La chute de Saigon, le 30 avril 1975 correspond à l’évacuation de l’ambassade US.

[5] Jean-Philippe Baulon, « Les trois guerres de Robert McNa- mara au Viêt-Nam (1961 – 1968) et les errements de la raison dans un conflit irrégulier », Stratégique, 2009/1, p. 425-444.

[6] La bataille d’Ap Bac dans la plaine du Mékong en janvier 1963 voit les forces de l’ARVN piétiner face à une position tenue par des forces Viêt-Cong retranchées qui infligent un sé- vère  camouflet  avant  de  décrocher  (David  M.  Toczek,  The Battle of Ap Bac, Vietnam. They Did Everything but Learn from It, Westport CT, Greenwood Press, 2001)

[7] Neil Sheehan (ed.), The Pentagon Papers. The Complete and Unabridged Series as Published by the New York Times, New York, Bantam Books, 1971, p. 210-213.

[8] Jean-Philippe Baulon, cité, p. 432. [9] Ibidem, p. 436.

[9] Ibidem, p. 436.

[10] Nous soulignons.

[11] Robert McNamara, Draft Memorandum From Secretary of Defense McNamara to President Johnson (“Future actions in Vietnam”), Washington, 19 mai  1967

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Titre : L'enlisement des armées occidentales: une mise en perspective 1/3
Auteur(s) : le chef de bataillon Guillaume Lasconjarias, du pôle études et prospective du CDEC
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