Les contenus multilingues proposés sur le site sont issus d'une traduction automatique.
 

 
 
 
 
 
Français
English
Français
English
 
 
 
Afficher
 
 
 
 
 
Afficher
 
 

Autres sources

 
Saut de ligne
Saut de ligne

Les musées de l’armée de Terre : l’identité militaire en question

cahier de la pensée mili-Terre
L’Armée de Terre dans la société
Saut de ligne
Saut de ligne

Les musées de l’armée de Terre sont au cœur de questions d’identité au sein de la communauté militaire. Ils nous éclairent tout à la fois sur les besoins, les questionnements et l’évolution de cette communauté.


En France, les musées drainent derrière eux une image plutôt négative qui les présente comme des institutions figées, éloignées des grandes préoccupations de leur temps et le plus souvent réservées à une élite. Ils mériteraient pourtant une grande attention tant ils sont riches d’enseignements sur les sociétés ou les communautés humaines dont ils émanent. Mais ils demeurent d’une manière générale des institutions complexes et ambiguës. Leur complexité tient d’abord à leur grande variété: du «musée de beaux-arts au musée de sciences, de l’écomusée au musée d’histoire», leur typologie est incertaine et mouvante. Leur ambiguïté, ensuite, relève des liens subtils que le musée entretient avec des notions telles que le patrimoine ou le passé. Car loin d’en être seulement l’écrin ou la vitrine, le musée participe aussi à les construire, à les sélectionner et surtout à leur donner un sens.

 

C’est bien dans cette perspective qu’il s’agit ici d’appréhender le fait muséal militaire. En l’occurrence, le développement manifeste durant ces trente dernières années des musées de l’armée de Terre – jadis nommés musées de traditions ou communément musées d’armespose question par son caractère subit et insolite. Quels sont les raisons et le sens de cette «inflation muséale»[1]? Que révèlent en outre ces musées sur la communauté militaire elle-même?

 

Après avoir souligné l’évolution caractéristique des musées d’armes durant ces trente dernières années, seront décrit les principaux mécanismes à l’œuvre dans les musées de l’armée de Terre, puis les questionnements dont ils sont également porteurs sur la communauté militaire elle-même.

 

Une inflation muséale en forme de réveils identitaires

 

Tout d’abord, c’est dans le cadre de «réveils identitaires» propres à l’armée de Terre dans un contexte général marqué par une extension du champ culturel, que le fait muséal militaire se développe de manière significative à partir des années 1980.

 

Au cours de cette décennie, en effet, une dizaine de musées sont inaugurés dans l’armée de Terre. Trois autres seront ouverts au cours des années 1990[2]. Certes, ce développement ne marque pas la genèse de la pratique muséale militaire puisque certains musées ont alors déjà plusieurs dizaines d’années d’existence tandis que le musée de l’Armée se rapproche de son centenaire. Mais, à l’exception de ce dernier, la plupart de ces institutions s’apparentent à des «salles d’honneur» d’écoles d’armes au rayonnement exclusivement limité aux militaires, voire à des conservatoires accumulant les collections de matériels techniques (blindés, pièces d’artillerie) à des fins d’instruction. Quant au musée de l’Armée, s’il demeure un lieu de la mémoire militaire de la France, la définition qu’il se donne de lui-même en fait davantage «un musée de beaux-arts, d’art décoratif, (…) d’anthropologie, (…) et un dépôt d’archéologie» tourné vers «les heures tragiques (…) de l’histoire nationale»[3]. Tous ces exemples n’ont donc peu à voir avec les musées d’armes tels qu’ils existent aujourd’hui. La période en question voit donc bien une incontestable multiplication des musées militaires dont la plupart sont créés ex-nihilo, tandis que d’autres procèdent de la transformation des anciennes «salles d’honneur» ou conservatoires et de la rénovation de musées plus anciens. En 1996, l’armée de Terre compte 21 musées dits «musées de tradition», désormais placés sous la tutelle de la délégation au patrimoine culturel et historique de l’armée de Terre créée en 1993, qui en assure la cohérence générale. Au total, l’ampleur assez subite de ce développement tend à constituer une véritable rupture dans le fait muséal militaire: elle pose dès lors question tant elle est caractéristique de l’histoire récente de l’armée de Terre. Plusieurs pistes de réflexion peuvent aussi permettre d’expliquer ce phénomène.

 

Tout d’abord, il est nécessaire de rappeler le contexte général de la société française, qui au début des années 1980 est traversé par un vaste mouvement de «manifestations d’identités ethniques, régionales ou locales»[4]. Invoquant des particularismes locaux et «des formes culturelles enfouies»[5], le phénomène prend l’accent de régionalismes diffus sur fond d’une exaltation d’un «tout-culturel» caractéristique de la décennie qui s’ouvre. Dans la même perspective, l’année 1980, déclarée «année du patrimoine» par le Conseil des ministres, consacre l’essor d’un «élargissement du champ patrimonial»[6]. À partir de 1981, la politique active du ministre Jack Lang confirme la tendance: des vestiges du passé jusque-là demeurés sans valeur sont désormais élevés au rang de patrimoine agricole, local, traditionnel, industriel ou régional, avant d’être exposés dans des musées du même nom.

 

Au même moment, dans l’armée de Terre, une dynamique de réformes culturelles et institutionnelles bat son plein. La sémantique du moment en résume alors assez bien l’état d’esprit, en phase avec les grandes évolutions socio-culturelles de l’après 1968: «l’armée, une entreprise comme une autre!». À l’époque en effet, explique André Thiéblemont, «les militaires vivent une sorte d’aggiornamento» engagé par l’institution dans un contexte sociétal de remise en cause de l’utilité de forces combattantes – dont la dissuasion nucléaire pose la question du maintien – le tout sur fond de «misérabilisme du service militaire»[7] et d’un antimilitarisme latent. Mais le mouvement «quelque peu radical»[8] de normalisation et d’ouverture qui est en conséquence engagé par l’armée de Terre produit dans les rangs le sentiment plus ou moins diffus d’une fonctionnarisation et d’une sorte de banalisation du métier de soldat dans une armée de Terre devenu un simple outil de défense désormais dépouillé de toute référence à des traditions.

 

Or, c’est précisément dans ce contexte général que s’observe dans les unités, «un mouvement d’expression identitaire»[9] dont l’essor des musées tend à constituer l’une des occurrences. Le phénomène recouvre en effet, au cours des décennies 1980 et 1990, des formes très diverses: production débridée d’insignes, développement des salles d’honneur, réappropriation des traditions de l’armée d’Afrique (68ème RAA, 1er RCA, 31ème RG…), création d’unités à l’identité marquée (1er régiment de tirailleurs), «popotes» exposant les souvenirs d’opérations. Les années 1990 confirment d’ailleurs cette tendance en permettant que soit réaffirmée une forme de «spécificité militaire» à la faveur de la professionnalisation et surtout des conflits du Golfe et l’ex-Yougoslavie qui permettent à l’armée de Terre de revenir à l’essence du métier. Et si, au début des années 1980, «parler de culture militaire est hors de propos (...)»[10], quinze ans plus tard il est désormais question d’une «culture (…) et d’un patrimoine de l’armée de Terre»[11].

Pourtant, sur ce dernier point, la chose était loin d’être acquise tant il est vrai qu’avant 1980 la notion de patrimoine ne désignait généralement que les seules œuvres d’art des collections publiques et les monuments[12]. Néanmoins, si le terme apparaît désormais, c’est dans le sens d’une culture unique, celle de l’armée de Terre, et c’est dans un emploi surtout moral – celui «d’apporter une éthique»[13] – que le terme est entendu. Selon André Thiéblemont, cette prise en compte dans le discours officiel se fait du reste tardivement. Et s’il est possible d’affirmer que le réveil des cultures d’armes est à l’origine de cette prise de conscience, ce n’est que plus tard encore que celles-ci sont évoquées dans le sens de leur normalisation, notamment par la publication en 2003 du livre vert «Esprit de corps, traditions et identités dans l’armée de Terre».

 

Le patrimoine, une question d’identité

 

À ce stade, s’il n’est pas possible d’affirmer formellement que ces manifestations identitaires soient à l’origine du développement des musées militaires, ceux-ci apparaissent néanmoins étroitement liés à la notion d’identité collective dont ces manifestations procèdent. Cette identité collective est en effet à entendre dans le sens que les sciences sociales lui attribuent, à savoir celle d’une intention sociale venant des groupes qui cherchent à revendiquer une place et à se faire reconnaître dans l'espace social[14]. En considérant l’armée de Terre comme un espace social à part entière, l’identité collective des armes manifesterait une forme de résistance aux pressions normalisatrices de l’institution précédemment évoquées. Enfin, cette identité s’articulerait «sur la base de la conscience de particularismes (…); il y a identité collective parce que les membres s'identifient à quelque chose de commun»[15].

 

Or, c’est bien sur cette dernière dimension de l’identité collective – la nécessité d’avoir quelque chose de commun – que les musées militaires agissent probablement, notamment par la mise en valeur ou la constitution d’un patrimoine dont la matérialité donne une force particulière à la conscience collective et à l’identification de chacun à cette identité. Dans cette logique, le musée n’est plus seulement un outil d’exposition du patrimoine, mais un moyen de créer du patrimoine, de «patrimonialiser» des objets sans valeur apparente. En sélectionnant un objet pour sa valeur évocatrice, la mise au musée permet en effet de donner un sens choisi à cet objet, de lui faire porter un message. La valeur de l’objet de musée ou du patrimoine ne se fonde donc pas en un sens sur la valeur dont il serait de facto porteur. Cette valeur repose davantage sur le sens qui est attribué à ces objets à un moment précis, qui conduit dès lors à les considérer comme relevant du patrimoine et à les exposer dans un musée. Une motte de terre n’aura ainsi en elle-même aucune valeur. Mais s’il s’agit d’une motte de terre de Waterloo, sa valeur apparaîtra tout autre. Pourtant, cette valeur demeurera très variable voire radicalement différente si elle est exposée dans un musée d’un côté ou de l’autre de la Manche. Si le patrimoine apparaît donc de prime abord comme une notion sui generis en quelque sorte, il est en réalité une pratique culturelle dont l’histoire depuis l’Antiquité démontre les variations suivant les civilisations et les époques[16]. En ce sens, il apparaît comme une notion très relative et éminemment subjective. Surtout, en tant que pratique culturelle, le patrimoine renvoie aux représentations collectives, aux besoins sociopolitiques et culturels qui sous-tendent sa constitution à un moment donné de l’histoire d’une communauté ou d’un corps social.

 

La raison de ce phénomène tient probablement au fait que l’objet «se partage plus facilement qu’une idée intrinsèque»[17]. Surtout, dès lors qu’il est exposé dans un musée, «patrimonialisé», l’objet «provoque chez les spectateurs un phénomène d’identification et d’empathie»[18]. Sa matérialité devient une preuve tangible de l’idée qu’il porte, du sens qui lui est attribué et qu’il participe à rendre objectif au visiteur. La valeur endossée par l’objet paraît à ce point inséparable de l’objet lui-même que le processus de «patrimonialisation» qui a conduit à sa constitution s’efface devant cette même valeur. Le caractère patrimonial de l’objet de musée tend à être permanent, immuable. Le passage du temps, la valeur attribuée à l’événement dont l’objet est l’évocation, le culte même parfois qui peut se développer autour de lui, ne font du reste que renforcer le sacré dont il peut parfois être investi. Le cas de la main du capitaine Danjou exposée au musée de Légion étrangère est assez significatif de cette idée. La cérémonie à laquelle cet objet – pourtant simple prothèse en bois articulée – donne lieu le long de la voie sacrée, s’apparente en quelque sorte à un culte. L’analogie avec les processions de reliques de saints du christianisme voire avec celles que faisaient, selon la légende, les Athéniens de la barque de Thésée – héros national de l’Antiquité grecque – semble éloquente.

 

Au total, la dimension identitaire et quasi-mystique que le patrimoine peut ainsi recouvrir en fait un véritable «processus culturel constituant un sens, une mentalité»[19] pour une communauté donnée. Au-delà, il est permis de se demander si le patrimoine n’agit pas dans le sens de la formulation d’une destinée commune, voire au niveau collectif dans celui d’une eschatologie qui participerait à donner du sens à l’existence, à la mort et à la vie de la communauté qui le partage. Or, «parce qu’elle est susceptible d’être confrontée à la violence désintégratrice, la vitalité du corps militaire est peut-être plus dépendante de sa culture que celle d’autres groupes sociaux»[20]. Dès lors, le patrimoine et les pratiques qui s’y rattachent répondraient au besoin de culture et d’identité. Ils participeraient à formuler une histoire et une destinée communes, porteuses de sens pour les communautés militaires, à un moment de leur histoire où peut-être ce sens n’irait plus de soi. Envisagé comme «un lien privilégié entre passé, présent, avenir, [le patrimoine] devient [alors] un facteur de stabilisation»[21].

 

C’est probablement dans cette perspective qu’il faut replacer le fait muséal militaire et le développement dont il a été l’objet durant ces trente dernières années. Le patrimoine rassemblé dans les musées d’armes permet ainsi de renforcer une identité collective, de l’«historiciser» et par conséquent de lui donner une authenticité. En présentant ce qui est conçu comme le legs des générations passées, le patrimoine muséal fait de chacun un «héritier»[22], le délégataire d’un ensemble de biens, mais surtout d’un ensemble de valeurs et de pratiques propres. Enfin, parce qu’il est symboliquement la propriété d’une collectivité constituée en tant que personne morale, il est créateur entre ses membres de liens entre lesquels il scelle une destinée commune.

 

Le foisonnement de démarches qui dans l’armée de Terre visent à «patrimonialiser» le moindre souvenir, le moindre vestige du passé – du simple souvenir d’opération disposé à la popote de la compagnie à la vitrine de traditions, en passant par la «muséification» in situ d’un engin blindé à l’entrée du quartier – démontrent l’importance et la nécessité de pratiques patrimoniales pour le militaire. Et ces pratiques, à la faveur d’un contexte favorable propre à l’armée et général à la société, ne semblent avoir eu de cesse de se développer durant ces trente dernières années.

 

Pourtant, les mécanismes mis en œuvre par les musées militaires, les notions qui y sont évoquées soulignent aussi les nombreuses contradictions portées par l’armée elle-même tout autant que sur les relations qu’elle entretient avec les grandes tendances de son temps et avec la société. C’est sous la forme de pistes de réflexions que ces éléments sont ici abordés.

 

Musée et patrimoine, des images dissonantes de la réalité

 

Si le musée militaire est intimement lié aux cultures militaires[23] dont il rassemble pour chacune d’elles symboliquement le patrimoine, il manifeste aussi par sa matérialité les traits les plus saillants de ces cultures. Dans ce cadre, le musée semble agir dans un champ éminemment symbolique en formulant en quelque sorte une image signifiante de la réalité militaire plutôt qu’un reflet exact de cette même réalité. Ce processus de reproduction de la réalité est du reste au cœur des musées d’une manière générale[24]. Dans le cas de l’armée de Terre pourtant, l’analyse de ce mécanisme est à plus d’un titre très éclairant.

 

En premier lieu, en effet, les musées renvoient aux militaires eux-mêmes le sentiment d’appartenir à une communauté s’inscrivant dans une temporalité et un processus historiques, l’histoire de France et la construction de la nation. Dans ce cadre, le développement récent des musées semblerait postuler l’idée d’un besoin plus grand d’insertion du fait militaire dans l’histoire nationale et, pour la communauté militaire, la nécessité de mettre en exergue la légitimité de son existence à un moment où précisément cette légitimité serait moins évidente. Au-delà, l’emphase avec laquelle certains messages-clés – tels que «le patriotisme, (…), l’engagement individuel, le combat pour la liberté»[25] ou encore le sens du sacrifice et le culte du héros[26] – sont délivrés dans les musées de l’armée de Terre renvoie en un sens au recul apparent de ces notions dans l’espace public. Dans cette perspective, il serait possible d’affirmer que les musées de l’armée de Terre formuleraient dans le fond une image de la nation, de la France et de son histoire de facto en décalage avec les représentations qui en sont faites et formulées dans la société. Ce décalage serait d’autant plus fort que l’armée est en voie de «rétractation territoriale, sociale et culturelle»[27]. Dans une telle perspective, les musées s’apparenteraient à de véritables conservatoires de valeurs, d’une histoire et d’une vision de la nation et de la république finalement en dissonance avec le reste de la société. L’examen des programmes civiques scolaires du collège et du lycée[28] est assez explicite de ce point de vue, tant il montre un décalage notable entre la pédagogie mise en œuvre par l’éducation nationale et celle des musées de l’armée de Terre en matière de valeurs républicaines. Cette divergence est d’ailleurs en quelque sorte intrinsèque au patrimoine dans la mesure où la construction et la gestion du patrimoine sont fondées sur une interprétation de l’histoire qui cherche à lui donner un sens. En d’autres termes, le musée militaire réalise au fond une forme d’«appropriation de l’histoire»[29] par la communauté dont il émane précisément et qui devient héritière de cette histoire. Celle-ci se voit ainsi reconstruite ou envisagée sous certains de ses aspects à des fins culturelles et identitaires au risque d’apparaître en discordance avec d’autres visions historiographiques d’un même passé. Le musée des troupes de marine semble pouvoir donner une bonne illustration de cette idée dans la mesure où il évoque une partie récente de l’histoire nationale – l’époque coloniale – dont l’héritage et l’appropriation posent précisément encore problème. Les musées qui abordent du reste ce thème – à savoir le musée des arts et civilisations d'Afrique, d'Asie, d'Océanie et des Amériques, et celui de la cité de l’immigration, tous deux fondés à partir des collections de l’ancien musée des Colonies – le font à travers une approche qui témoigne là encore d’une volonté d’évoquer une même histoire sous des angles pour le moins différents.

 

Ensuite, le besoin de recourir au passé ressort également de certains usages proprement militaires, lesquels invoquent le patrimoine pour créer de l’identité. Les principes de filiation entre les unités et le processus par lequel est créé par exemple un nouveau régiment, sont assez exemplaires de cette idée. C’est en effet en réveillant l’identité, les traditions et le patrimoine d’un régiment dissous qu’un nouveau régiment tend aujourd’hui à voir le jour. L’un des cas emblématiques est notamment celui du 1er tirailleurs créé en 1994. En l’occurrence, la recréation de cette unité s’est accompagnée d’un procédé qui pourrait être qualifié de sortie du musée d’un patrimoine pour en faire selon le terme accepté «une tradition vivante». C’est bien ce qui fut mis en œuvre lors de la mise sur pied de la fameuse nouba de ce régiment. La remise en service d’un uniforme datant des années 1840, jusque-là exposé au musée de l’infanterie jusqu’à sa fermeture, pour vêtir les musiciens de ce régiment est en effet assez caractéristique d’une intention qui vise à invoquer le passé pour donner du sens au présent. Malgré les apparences, il est possible de se demander si le procédé relève vraiment d’une tradition puisque l’uniforme n’équipait déjà plus les dernières noubas existantes dans les années 1950 et que ces formations perdirent leur sens dès lors qu’elles ne furent plus armées par des tirailleurs nord-africains. Le terme de «tradition vivante» pourrait rendre compte ici de l’ambiguïté de telles pratiques. Celles-ci ne semblent en effet pas relever stricto sensu d’usages transmis au fil des générations, mais davantage de pratiques nouvelles qui, dans un contexte d’incertitude identitaire, exhument littéralement le passé pour manifester de manière explicite une identité qui, à certains égards, se manifeste là encore de façon très dissonante.

 

Enfin, cette dissonance pourrait transparaître dans la scénographie même des musées. C’est ainsi que par le biais de lieux solennels de recueillement, notamment les «cryptes» dont la plupart des musées sont dotées, que le discours muséal militaire exalte les vertus et les valeurs précédemment évoquées. Mais, si la «crypte» possède un sens pour les militaires généralement initiés au lieu (il existe ce genre d’espace dans de nombreux régiments), la compréhension que le visiteur non-militaire peut en avoir mériterait d’être réellement appréciée tant la pratique qu’elle constitue apparaît désormais hors du langage commun. L’étymologie du terme (du latin crypta, ce qui est caché) rappelle du reste le caractère religieux qui entoure le patrimoine, qu’il soit matériel ou ici en l’occurrence immatériel. Lieu dissimulé dans les substructions d’un bâtiment pour y disposer à l’abri du regard profane les sépultures de martyrs ou de saints, la crypte porte une dimension à la fois ésotérique et religieuse. En présentant de tels lieux au visiteur, le musée exprime là encore une discordance certaine entre la culture militaire et les représentations globales de la société. Il est même possible d’imaginer que les «cryptes» soient interprétées pour le non-initié, c’est-à-dire le visiteur du grand public, comme une forme de folklore militaire, en ce sens où la pratique qu’elles constituent est une tradition dont nul – à quelques exceptions près – n’a plus désormais la moindre expérience. Dans un telle perspective, le musée militaire n’apparaît plus seulement comme un musée qui expose des traditions militaires, il devient lui-même une tradition constituée dont le sens est tout autant à expliciter que celui des objets qu’il contient.

 

En définitive le fait muséal militaire, amène à ne plus considérer l’armée de Terre seulement comme une institution «verticalisée». Celle-ci apparaît au contraire à travers ses musées comme un ensemble de communautés humaines organiques dont ils révéleraient à la fois la vitalité, les besoins et, au-delà, les contradictions. En outre, si les musées de l’armée de Terre semblent dresser les contours d’une institution militaire suspendue entre son passé et son présent, ils prouvent– à l’image de l’antique Anchise qui, fuyant Troie en flammes pour une terre nouvelle, emporte avec lui les «pénates de la patrie» – que la conservation du passé est peut-être la condition préalable et indispensable pour envisager l’avenir

 

[1] Selon le Colonel (H) Thiéblemont André, «Réveils identitaires dans l’armée de Terre» dans Inflexions. Septembre 2009, n°11, p. 73 à 85. (Article reproduit dans le n° 19 des Cahiers du CESAT de mars 2010).

[2] Musées des troupes de marine (1981), du train (1981), de la colombophilie (1981), de l’ALAT (1983), des parachutistes (1983), de la symbolique militaire (1985), des enfants de troupes (1985), des sous-officiers (1986), des troupes de montagne (1988), des spahis (1988), du commissariat (1993), du matériel (1997), des transmissions (1999). (source: Quid, Robert Laffont, 1995).

[3] «Le musée de l’armée a cent ans» dans L’Écho du Dôme, hors-série, octobre 2005, p. 24.

[4] Thiéblemont André, op. cit., p. 75.

[5] Idem.

[6] Leniaud Jean-Michel. «Les archipels du passé». Paris, Fayard, 2002, p. 304.

[7] Thiéblemont André, op. cit., p. 74

[8] Idem.

[9] Parmi les indices les plus probants de ce mouvement, André Thiéblemont mentionne le développement de la symbolique militaire et de la création d’insignes, qui devient durant ces années «totalement incontrôlable», ou encore le port plus décomplexé de l’uniforme.

[10] «Le premier protocole d’accord défense-culture signé en 1983 (…) dans une exposition d’art contemporain.. (…) ne traitait [alors] que d’une culture unique, celle des arts et des lettres», dans Thiéblemont André, op.cit., p. 81.

[11] Général Cousine, «Armée de Terre et patrimoine» dans Terre Magazine, n°205, novembre 1995, p. 15.

[12] Selon Leniaud Jean-Michel, op. cit., chap. XII.

[13] Général Cousine, idem.

[14] Wittorski Richard. «La notion d’identité collective». Paris, L’Harmattan, 2008, p. 1.

[15] Freund Julien. «Petit essai de phénoménologie sociologique sur l'identité collective». Paris, Beauchard, 1979, p. 74.

[16] Lire sur le sujet Leniaud Jean-Michel, op. cit.

[17] Joly Marie-Hélène, idem.

[18] Idem.

[19] Barrère Christian. Les trois temps du patrimoine. Laboratoire Regards, Université de Reims Champagne Ardenne

[20] Thiéblemont André (dir.). Cultures et logiques militaires, Paris, PUF, 1999, p. 3.

[21] Yekpon G. Th. Le partage du patrimoine culturel national et les perspectives de participation des structures éducatives. 1995, Mémoire d’études, Université Senghor d'Egypte, p. 10.

[22] Voir sur le sujet Alain Finkielkraut, L’identité malheureuse dans lequel l’auteur défend notamment l’idée qu’ « il n’y a pas d’identité sans héritiers ».

[23] Voir sur le sujet «Cultures militaires, culture du militaire» dans Inflexions, n°11, juin 2009, la Documentation Française.

[24] D’après Bernard Deloche in «Mythologie du musée: de l'uchronie à l'utopie». Paris, Le Cavalier Bleu, 2010, p.28.

[25] Rapport du Lieutenant-colonel Champeaux au haut conseil des musées de France pour l’habilitation «musée de France» au musée des troupes de marine.

[26] Voir notamment sur le sujet: «Que sont les héros devenus?» dans Inflexions, n°16, avril 2011, la Documentation Française.

[27] Thiéblemont André (dir.). «Cultures et logiques militaires», Paris, PUF, 1999, p. 191.

[28] Disponibles sur: http://eduscol.education.fr/pid23208/histoire-geographie-education-civique-ecjs.html

[29] Barrère Christian. Les trois temps du patrimoine. Laboratoire Regards, Univ. de Reims Champagne Ardennes, p. 13.

 

Officier des troupes de marine, lauréat du concours du diplôme technique en 2012, le Chef de bataillon PHILIP de LABORIE suit sur le cycle 2013-2014 un master de muséologie à l’École du Louvre, après avoir déjà obtenu un master 1 d’histoire.

Séparateur
Titre : Les musées de l’armée de Terre : l’identité militaire en question
Auteur(s) : le Chef de bataillon Bertrand PHILIP de LABORIE
Séparateur


Armée